AU-DELA
Sous un ciel orange, les vaguelettes viennent jouer doucement sur le sable fin et blanc, bruissant comme des petits rires d’enfants et se retirent aussitôt en de longs soupirs discrets. Le sable blanc accueille et diffuse la lumière du soleil ainsi que sa chaleur.
Un homme repose sur la plage à demi émergé, inconscient; les cheveux mouillés et plaqués sur son front et son cou.
Il respire et maintenant, ses doigts tressaillent un moment avant qu’il n’ouvre les yeux, les paupières gonflées comme après une trop longue nuit de sommeil.
Un peu plus haut sur la plage, assis sur un rocher, un homme au torse nu, vêtu d’un jean usé et coupé au-dessus du genou, à la chevelure abondante et quelque peu hirsute observe paisiblement le réveil du nouveau venu.
L’homme étendu sur le sable, toujours dans l’eau jusqu’à la ceinture, se tourne pour se retrouver allongé sur le dos. Sa vision n’est pas très nette, il cligne alors des yeux pour l’améliorer et des larmes coulent le long de ses joues. Quand tout redevient net, le naufragé s’étonne de contempler un ciel orange sans nuage. Il fait chaud et apparemment, aucun vent ne souffle. Il sent les vaguelettes courir le long de ses jambes et il finit par se redresser pour s’asseoir sur le sable. Un océan paisible s’offre à sa vue et emplit l’espace jusqu’à l’horizon. L’eau semble être à la même température que le sable et l’air; c’est plaisant et confortable. Ça lui rappelle ses vacances à… Zut ! Il ne s’en souvient plus. Que fait-il ici ? Il lui semble que son dernier souvenir remonte au moment où il roulait sur l’autoroute de Normandie.
_ Alors ? On est réveillé ?
L’homme assis dans l’eau se retourne et découvre celui qui est assis sur le rocher, et qui arbore un large sourire. Il trouve qu’il a une drôle d’allure : la cinquantaine environ, plutôt musclé, trapu, le torse velu et cette chevelure ! « Bonjour… Pouvez-vous me dire ce que je fais ici ? A moitié dans l’eau avec du sable plein la bouche ?
_ Tu es sur le sable parce que je t’ai sorti de l’eau et ça fait un bon moment que tu trempes…
_ J’aurais fait naufrage ?
_ Sais pas. A toi de me le dire. Comment t’appelles-tu ?
_ Je m’appelle… Merde ! Je ne sais plus comment je m’appelle !
_ C’est sans doute le choc. Ça va te revenir plus tard. Sors de la flotte et viens te sécher sur le rocher. Allez, bouge-toi Henri !
_ Henri ?
_ Faut bien que tu aies un prénom. J’ai décidé de t’appeler Henri. Je trouve que ça te va bien. On le changera quand tu te rappelleras qui tu es, si ce n’est pas le bon. »
L’homme sort de l’eau et rejoint son interlocuteur sur le rocher. Il s’assoit près de lui. « Monsieur aurait très bien pu faire l’affaire…
_ Ah ah ah ! Monsieur ? Dis donc ! Ce sera Henri. Sois donc un peu plus cool sinon, la vie va être pénible.
_ Bon… Va pour Henri… Et vous ? Comment vous appelez-vous ?
_ Jacob. Détends-toi et arrête de me servir du vous.
_ OK Jacob. Tu peux me dire où on est ?
_ Sur une île.
_ Une île ? Laquelle ?
_ D’après toi, j’ai la tête d’un agent du tourisme ?
_ Comment es-tu arrivé ici ?
_ Comme toi j’imagine…
_ Tu ne t’en souviens pas ?
_ Aucune importance. Tu as faim ? Il y a pas mal de fruits ici.
_ Non. Pas faim. Pas pour l’instant… Je ne me rappelle de rien ! Je n’ai aucun souvenir d’avoir embarqué sur un bateau. Le seul souvenir qui me revient, c’est quand je conduisais.
_ Laisse faire le temps. Plus tu chercheras et plus tes souvenirs s’évanouiront.
_ Tu es là depuis combien de temps ?
_ Une éternité… Si cela a un sens.
_ Bigre ! Rien que ça ! Dis donc, il fait drôlement bon ici. On doit être près de l’équateur. Non ?
_ Peut-être…
_ Mais ce ciel orange… C’est assez étrange.
_ On s’y habitue.
_ C’est assez curieux, mais j’ai l’impression d’être en super forme… Léger… Mes articulations ne me font plus souffrir du tout; je crois que je pourrais même courir.
_ La chaleur probablement…
_ Non. Il y a autre chose… J’ai l’impression d’avoir vingt ans… ou dix ans ! Cela fait bien longtemps que je n’avais pas ressenti une telle énergie ! ça doit remonter à l’époque où j’étais gosse; quand je courais partout sans effort.
_ Arrête de te rajeunir; je n’ai pas envie de jouer à la nounou…
_ ??? Très drôle… Je ne sais pas ce que je fais ici, ni comment j’y suis arrivé, mais je sens que je vais m’y plaire ! Je crois que je pourrais y passer le reste de ma vie.
_ Comme tu y vas ! N’as-tu pas des parents à qui tu vas manquer ? Une femme ? Des enfants ?
_ Sais pas… Crois pas… Aucune idée ! Zut ! J’ai perdu ma montre ! »
_ Les montres ne servent à rien ici; elles sont inutiles. Allez viens, suis-moi, je vais te montrer ce qu’il y a au-dessus de la plage. Là où je vis et tu pourras manger un peu. »
Jacob et Henri se lèvent, empruntent un petit chemin de sable qui serpente entre les herbes et les arbustes fleuris et traversent ainsi les dunes pour arriver devant une grotte creusée dans le grès.
En arrivant devant l’entrée de la grotte, Henri se fige quand il découvre les pétroglyphes qui ornent la voûte blanche. « Ces signes gravés, je les connais… Oh mon Dieu ! Je les ai déjà vus, j’en suis sûr…
_ Oh ! Ça ? Et que signifient-ils ?
_ Je n’en sais absolument rien, mais je sais que je les ai déjà vus. Les revoir me provoque une étrange émotion. Je ne sais si c’est de la joie ou de la tristesse; les deux peut-être ? C’est toi qui les as gravés ?
_ Non. Ils étaient déjà là quand je suis arrivé. Tiens, goûte à ce fruit; ça t’aidera à retrouver la mémoire.
_ C’est quoi comme fruit ? Je n’en ai jamais vu de pareil… Il est appétissant.
_ Juste un fruit. C’est très bon et très sucré. Ça te fera du bien. Mange-le doucement et tes souvenirs reviendront. Un peu… Petit à petit…
_ Si tu le dis ! »
Henri croque dans le fruit rouge et orange et il ferme les yeux quand le jus sucré et très parfumé envahit sa bouche et coule sur sa langue. » Humm ! Que c’est bon! Un vrai nectar ce fruit !
_ Je te l’avais dit.
Devant l’entrée de la grotte, une petite cour circulaire au sol pavé de grès offre un espace clair et dégagé. Au bord de cette cour repose un fauteuil en pierre devant lequel se trouve un siège sans dossier, plus bas, plus petit.
Jacob prend place dans le fauteuil et invite Henri à s’assoir sur le siège devant lui. « Assieds-toi Henri. Nous devons parler.
_ Houlà ! Te voilà bien solennel d’un coup. De quoi allons-nous parler ?
_ De toi.
_ De moi ? Ça va être rapide alors puisque je ne me souviens de rien.
_ Tu vas te souvenir… »
Jacob avance sa main droite et la pose sur le crâne d’Henri.
Henri ferme aussitôt les yeux et semble sombrer dans un sommeil profond. « Henri, rappelle-toi de ta vie. Depuis ta naissance jusqu’à cet accident de voiture sur l’autoroute qui t’a amené ici. Tu sais maintenant que ce n’est pas la première fois que tu viens ici. Cela fait un total de mille deux cent cinquante trois visites. Les signes gravés t’ont préparé à cet entretien, comme à chaque fois. Rappelle-toi tes vies précédentes. Souviens-toi de ton tout et de ton évolution. Es-tu prêt ? »
Les yeux toujours fermés, Henri acquiesce en un hochement de tête. » Bien. Tes souvenirs remontent à la surface maintenant. Tu n’es pas mort dans cet accident. Tu as sombré dans le coma. Tes proches te pleurent et prient ardemment pour que tu te réveilles. Nous allons décider si tu regagnes ton enveloppe charnelle ou si au contraire, tu retournes à la maison-mère pour y rejoindre ton entité première, ton tout. Ouvre les yeux.
Henri ouvre les yeux et sourit. « Jacob ! Cela fait si longtemps… Je suis heureux de te revoir.
_ Moi aussi Henri. C’est toujours un plaisir. Hâtons-nous un peu car le temps n’a pas la même dimension ici que sur la Terre et tes proches souffrent en attendant. Quel est ton bilan ? As-tu déjà satisfait à tes attentes dans cette vie-là ? As-tu réussi à accomplir les épreuves que tu t’étais fixées ?
_ Presque. Cependant, il me manque encore quelques expériences pour progresser. Je sens l’espoir et le chagrin de ceux qui souhaitent mon retour; c’est une force puissante.
_ C’est de l’amour, Henri. Tu es bien conscient que ton accident a eu de graves conséquences sur ton enveloppe charnelle; si tu y retournes, ce sera très compliqué et douloureux. Est-ce compatible avec les expériences qu’il te reste à mener ?
_ Je crois, oui. Ce sera difficile, mais pas impossible. Quels sont les dégâts ?
_ Tu n’auras plus l’usage de tes jambes et ton visage ne sera plus le même. Tu souffriras beaucoup et longtemps.
_ Je comprends. Je préfère terminer cette vie dans la difficulté plutôt que d’en recommencer une autre. Je souhaite progresser.
_ Le choix t’appartient.
_ Merci Jacob. Je te suis une nouvelle fois reconnaissant.
_ Puisses-tu accomplir dans cette expérience ce que tu as souhaité.
_ On redescend à la plage ?
_ Oui. Il est temps.
Les deux êtres redescendent par le petit chemin sablonneux qui court à travers les dunes. Henri entre dans l’eau, se retourne, sourit à l’intention de Jacob. » Au revoir Jacob. »
Jacob lève une main : » A bientôt Henri. »
Henri avance doucement dans l’eau, laissant glisser ses doigts sur la surface liquide. Il s’enfonce progressivement, perd rapidement pied et disparaît.
Dans le service de réanimation du CHU, Un homme se débat en hurlant sur son lit. Les moniteurs crachent leurs bips rapprochés et des infirmières accourent pour injecter une dose de morphine au tourmenté.
« Mon chéri, Tu vas mieux ? Souffres-tu toujours autant ?
_ Je souffre beaucoup moins, Amour. C’est supportable grâce à la pompe à morphine.
_ Sais-tu que tu es un véritable miraculé ? Après un tel accident, personne ne croyait que tu te réveillerais; les médecins étaient très pessimistes. Alors, nous avons tous prié pour toi et tu es revenu.
_ Oui… Je suis revenu…
_ Te rappelles-tu où tu étais durant ces six mois de coma ? Certains disent qu’ils voyaient et entendaient tout autour d’eux.
_ Non, pas du tout. Je ne garde aucun souvenir. Pas le moindre.
_ Si tu avais pu voir durant ton coma, tu aurais pu constater à quel point les gens qui tiennent à toi ont été nombreux à venir te voir à l’hôpital. Tu sais, à un moment, la veille de ton réveil, tu as crié « Jacob ! » Je ne connais aucun Jacob. Qui est-ce ?
_ Je ne me souviens de rien; à part peut-être d’une plage; mais c’est très confus. Ça n’a aucun sens. Un rêve probablement.
_ Les médecins disent que tu vas vite récupérer.
_ Oui… Mais ils m’ont prévenu que je n’aurai plus l’usage de mes jambes; la moelle est sectionnée. Je vais devoir changer de mode de transport… Et je vais aussi devoir repasser sur le billard pour la chirurgie reconstructrice de mon visage… Je ressemble à Quasimodo en plus moche !
_ Ne dis pas ça. Tu es abîmé mais ça va s’arranger.
_ Humm… J’ai besoin de morphine… La douleur est comme une vague qui vient et qui repart très loin comme par un jour de grande marée. La morphine la chasse un temps, mais elle revient toujours; même chassée au loin au point de disparaître, elle revient aussi forte et vindicative, reconquérant son territoire avec détermination… Je crois que je vais dormir un peu ma chérie… Désolé…
Henri actionne la pompe à morphine et commence à s’endormir. Il ferme les yeux et sa respiration ralentit. Au moment où il s’endort, il prononce en soupirant : « Jacob… ».
Sous un ciel orange, les vaguelettes viennent jouer doucement sur le sable fin et blanc, bruissant comme des petits rires d’enfants et se retirent aussitôt en de longs soupirs discrets. Le sable blanc accueille et diffuse la lumière du soleil ainsi que sa chaleur.
Jacob s’arrête un instant en sortant de sa grotte. Il effleure les pétroglyphes de la voûte et ces derniers s’illuminent d’une lumière dorée au contact de ses doigts.
Il redescend lentement à travers les dunes jusqu’au rivage. Un corps de femme flotte sur l’eau.
Jacob la sort de l’eau avec précaution et la dépose sur le sable puis, comme à son habitude, retourne s’asseoir sur son rocher. Il contemple le corps à demi émergé et sourit.