TUMULUS
Ecrit par Ludovic Coué.
TEMPS ANCIENS
Péninsule de KRAON, dans le village étrusque fortifié. Une veillée funèbre se tient autour d’un grand feu. Le grand roi est mort ce matin.
Les dignitaires sont inquiets. Outre la déstabilisation que ne manquera pas d’entraîner l’annonce de la mort du souverain, pour la conquête de sa succession; ils craignent davantage les peuples voisins que seule la force et la volonté du défunt monarque avaient su contenir durant de si longues années. Une ère de paix apparente, laissant penser aux plus jeunes que la guerre ne pouvait pas survenir ou les concerner un jour.
Les plus anciens, parmi les dignitaires, eux, savent très bien qu’il n’en est rien.
La paix n’a jamais été qu’une illusion aux yeux du plus grand nombre. Entretenue à grands renforts de diplomatie souvent, mais aussi d’expéditions cruelles, au cours desquelles aucun survivant parmi les ennemis ne pouvait raconter quoi que ce soit. Seuls leurs cadavres nauséabonds et leurs demeures encore fumantes témoignaient à leur manière avec quelle sauvagerie les étrusques avaient punis ceux qui avaient osé braver leur loi.
A part les enfants qui devenaient étrusques de fait, de force ; hommes, femmes et vieillards avaient tous subi la même violence. Occis puis dénudés, décapités, éventrés et entassés à l’entrée de leur village… C’était la signature étrusque. Seul le bétail n’était pas tué; il était récupéré.
Le roi avait été un grand roi, le plus grand de mémoire d’homme; il avait su s’imposer très jeune et avait construit un empire. Un grand empire qu’il avait maintenu d’une main ferme. Son secret tenait dans le fait qu’il avait su s’entourer d’hommes de grande qualité. A la fois intelligents et dévoués, ils s’étaient tous associés au rêve d’un grand empire. Le rêve de leur roi était devenu le leur.
Cependant, les ennemis toujours plus nombreux chaque année, constituaient une menace sérieuse et devenaient de plus en plus retors, rusés, difficiles à cerner, à contrer. Seul le roi parvenait par des stratagèmes inouïs, des alliances inattendues à protéger l’empire; souvent secondé par son magicien, Marvid. Cet homme respecté par tous car puissant par sa magie.
Autour du feu ce soir, l’ambiance est solennelle. Les dignitaires préparent les obsèques du roi. On parle de cérémonial, de coutumes quand le magicien prend la parole :<<Notre roi était un grand roi, le plus grand ! Tous acquiescent respectueusement. Des temps troublés arrivent ! La mort du roi annonce le déclin ! Les barbares viendront piller l’empire … Détruire tout ce que nous avons construit. C’est difficile à imaginer, mais cela sera. Je le sais. Par contre, ce qui ne sera pas, c’est la profanation de la sépulture de notre roi ! Ils peuvent bien mettre à bas tous nos murs, nos édifices, nous imposer leurs coutumes barbares, mais ça, jamais !:>>
L’émotion gagne le groupe. La simple idée que l’on puisse porter atteinte à la dépouille du roi répugne tout le monde. Un bas brouhaha s’instaure.
Le magicien se lève, agrippé à son bâton :<< Silence ! Nous procèderons à deux cérémonies. La première concernera le roi, notre roi. Nous allons lui faire bâtir une tombe digne de lui, une tombe particulière, conforme aux usages, mais différente. Différente pour qu’elle ne soit pas visible et qu’elle résiste au temps.
Puis une seconde pour le peuple, officielle celle-là.
Raghnar, le premier conseiller du roi se lève à son tour : << Grand Marvid ! Comment comptes-tu t’y prendre ?
_ Nous allons construire sa tombe non loin du rivage, là ou la terre se bombe naturellement sous l’effet du vent. Cela fera une dune de plus. Mais pour que l’illusion soit parfaite, il est nécessaire que la tombe soit de très grande taille. Plus elle sera grande et moins les barbares ne la trouveront. Une fois construite, nous la couvrirons de terre puis de sable, nous y planterons de l’herbe et des arbres; ainsi elle fera à jamais partie du paysage.
_ Et comment nous y prendrons-nous pour construire un tel édifice sans que nul ne s’en aperçoive ? Et qui la construira ?
_ Au bout de la terre, il y a une portion déserte. Nul ne nous y verra. Et si par malheur l’un des nôtres venait à s’y promener, il n’en reviendrait pas.
Quant à ceux qui vont construire l’édifice, nous avons suffisamment d’esclaves pour mener cette tâche à bien dans de brefs délais. Nous les traiterons bien, ils mangeront copieusement et boiront du vin. Ainsi, ils seront heureux de construire la tombe et mettront du cœur à l’ouvrage. Mais bien sûr, une fois la tombe construite, Ils périront tous. Ainsi seulement le secret sera bien gardé.
J’ai même une petite idée qui m’est venue pour le cas improbable où par le plus grand des hasards, un jour, quelqu’un viendrait à entrer dans la tombe du roi.
_ Qu’est-ce donc ?
_ Il y a un temps pour tout. Vous le saurez une fois la tombe construite et notre roi dans sa dernière demeure. Voici pour chacun d’entre vous les ordres à exécuter dès ce soir pour que notre tâche soit terminée à temps:>>
Le magicien sort de son sac en peau des rouleaux de cuir et les distribue à chaque dignitaire qui acquiesce en prenant son rouleau.
Le groupe s’éparpille sans bruit. Seul le magicien reste à contempler le feu ravivé par le vent qui crépite violemment. :<<Ô mon roi, mon très grand roi, tu dormiras en paix pour l’éternité. Nul ne troublera ton sommeil. Et si par malheur il arrivait qu’un intrus parvienne près de ta couche royale, il serait une malédiction. Il deviendrait l’instrument de la fin de son propre peuple. Je t’en fais serment.
Marvid le magicien, entouré de tous les dignitaires contemple l’œuvre achevée, recouverte de terre et de sable
Une toute petite entrée indique qu’il ne s’agit pas là d’une dune comme les autres. Les esclaves ont tous été passés par le fil de l’épée et jetés à la mer.
Le corps du défunt roi est maintenant amené solennellement près du tumulus. Les dignitaires, en silence le soulèvent et le conduisent dans sa dernière demeure.
Eclairé par des torches disposées le long du mur, un long corridor, bas de plafond, mène à la crypte. De nombreux objets : Armes, char, armures, vaisselle en or, bijoux, vêtements ainsi que des jattes sont déjà posés sur de magnifiques tapis.
A droite, une alvéole a été creusée; c’est à cet endroit que reposera le roi.
Les dignitaires l’y déposent en douceur, avec un grand respect. En silence.
Marvid, le magicien s’affaire seul, à l’écart: Il sort d’un sac en peau un gant métallique, en or, incrusté de pierres précieuses. Un véritable chef-d’œuvre d’orfèvrerie. A la surprise générale, Il dépose délicatement le précieux gant sur la poitrine du défunt monarque et prend la parole : << Voici l’ultime protection du tombeau du roi !
Si un jour un homme entre ici, ce sera par cupidité, à n’en point douter. Son regard sera attiré par ce gant, assurément. Alors il le prendra et ne pourra s’empêcher de le porter lui-même. Et alors, après que sa main se sera glissée en douceur le long du tissu finement travaillé, son index ira se piquer tout droit sur l’aiguillon qui se situe à cette extrémité. En même temps, il pressera la petite vessie que j’ai spécialement traitée et graissée pour qu’elle traverse le temps sans dommage; et le poison particulier qu’elle contient ira se répandre dans son corps et enfin, rapidement, l’intrus deviendra une réelle calamité pour son propre peuple, il se transformera en un monstre incapable de raisonner et de raconter quoi que ce soit.
Non seulement il nuira à son peuple, mais son peuple le détruira. Maintenant, sortons et scellons la tombe du roi.
La tombe refermée, la dernière pierre mise en place et le tout recouvert de terre puis de sable, les dignitaires se mettent à évoquer les temps à venir.
Marvid s’éloigne un instant pour prendre une outre sur sa monture et rejoint le groupe en brandissant l’objet :<< Du vin pour sceller à jamais la tombe de notre roi ! Tous acquiescent car les travaux leur ont donné soif. Et l’outre passe de main en main pour revenir à Marvid qui se sert une bonne rasade et laisse échapper : <<Pour toi ô mon roi. >>
Les obsèques officielles sont un moment évoquées, puis le groupe repart en direction du village fortifié.
En chemin, Raghnar se rapproche du magicien, la mine sombre et lui parle bas : << Dis-moi Marvid, nous sommes les seuls à connaître l’emplacement réel de la tombe du roi. Mais as-tu pensé que l’un d’entre nous pourrait un jour, dans quelques années, en fonction des événements trahir le secret ? Soit par intérêt ou encore sous la torture ?
_ Oui, Raghnar, et cela ne sera pas.
_ Comment peux-tu être aussi sûr de nous tous ?
_ Mon vin était-il bon ?
_ … Eh bien, oui, il était bon. Qu’est-ce que ton vin vient faire là-dedans ?
Marvid lui lance un sourire malicieux et triste à la fois.
_ Ne me dis pas que…
_ Embrasse bien fort tes enfants ce soir car aucun de nous ne verra le soleil se lever demain matin. Notre destin est désormais scellé. Nous nous endormirons tous d’un sommeil si profond que nous ne nous réveillerons jamais. Ainsi le secret sera-t-il bien gardé.
LA PALUE
15 août, cette année, en Bretagne, Finistère, presqu’île de Crozon, plage de la Palue.
Sophie et Pierre, deux jeunes gens, amoureux l’un de l’autre, originaires de la région parisienne, sont venus en moto passer une semaine de vacances en Bretagne sur la presqu’île de Crozon.
Elle, une grande brune, mince aux cheveux longs et brillants, la peau un peu mat; lui de taille moyenne, d’allure sportive à la peau très blanche.
Le camping sauvage étant interdit sur la côte, ils se sont donc d’abord installés au camping sur la route qui mène à la pointe de Dinan et, découvrant la beauté du site, ont décidé tous les deux que pour leur dernière nuit ils camperaient dans les dunes de la magnifique plage de la Palue; apportant ainsi un peu d’intimité et une touche de romantisme à leurs vacances.
Ils ont planté leur canadienne en fin d’après-midi, discrètement, dans un creux entre deux dunes, face à la mer.
Auparavant, dans la matinée, ils sont allés faire quelques courses au supermarché à l’entrée de Crozon pour acheter une bonne bouteille de Saint-émilion ainsi qu’une autre de champagne, puis des moules et des araignées sur le petit marché de la place, face à l’église, pour fêter ainsi la fin des vacances.
Des vacances placées sous le signe de l’amour et de la liberté dans un cadre naturel qui leur a aussitôt fait oublier la capitale et ses tracas. Un autre monde, une autre vie, tout au bout de la terre.
Toute la semaine, ils ont découvert la presqu’île; ses particularités; ses vestiges du passé, même lointain et ont pu apprécier les différentes spécialités bretonnes dans les crêperies et restaurants locaux. De même, ils ont beaucoup aimé l’ambiance des ports de Morgat, en s’arrêtant boire un verre « aux mouettes », chez Pierrot et Camaret avec son incroyable enfilade de bars et sa chapelle de Rocamadour si pittoresque.
Cette semaine les a encore rapprochés l’un de l’autre; cela fait deux ans qu’ils se fréquentent, se donnent des rendez-vous, pratiquent des activités ensemble. Cette année, au mois de février, ils ont décidé de vivre sous le même toit et d’officialiser leur décision en prévenant leur famille respective; sans pour autant parler de mariage ou de dérivés plus modernes. Non, à la colle tout simplement et laisser faire le temps sans entrer dans aucune statistique, n’en déplaise aux obsessionnels. Et plus tard, qui sait ?
Si cuire les moules a été chose simple, les crabes par contre ont posé problème car quand on part en vacances à moto, on ne peut pas s’encombrer d’un tas de vaisselle en plus du matériel de camping et des vêtements de rechange. Aussi, dans la plus grande des deux casseroles, les crabes ont dû passer chacun leur tour, comme à confesse sur le petit réchaud à gaz. Sophie s’est amusée de la réaction des araignées qui replient systématiquement leurs pattes quand on leur touche l’abdomen. Pierre a trouvé qu’elles étaient bien pudiques pour des bestioles qui se promènent à poil toute l’année.
Le repas s’est déroulé dans la joie, arrosé du saint-émilion qui, bien que servi dans des gobelets en plastique était délicieux. Le champagne a accompagné le coucher de soleil, les amoureux ont levé leur verre à leur bonheur grandissant en se souhaitant mutuellement le meilleur.
Sophie, à cause du vin, avait les joues et le bout du nez un peu rouge et les yeux brillants.
Le matériel nettoyé et rangé, la tente fermée avec pour seul éclairage la lumière pâle et blanche de la lune pleine ce soir ; à genoux l’un en face de l’autre, les deux amoureux se sont lentement déshabillés en silence, ne se quittant pas du regard, se caressant tendrement, posant leurs lèvres délicatement sur l’autre, chacun leur tour, sans un bruit.
Puis Pierre a enlacé Sophie, la pressant fermement contre lui de son bras gauche, lui caressant la nuque de sa main droite un instant, fouissant de ses doigts dans l’épaisse chevelure pour ensuite descendre rapidement le long de son dos, lui pétrir les fesses et finir par masser délicatement son intimité en un mouvement lent, doux et régulier, du bout des doigts.
Sophie, la tête enfouie dans le creux de l’épaule de son amant s’est laissée parcourir, vibrant à ses délicieuses initiatives, et caressant doucement de sa main gauche en un lent va et vient l’entrejambe de Pierre.
Pierre a fouillé dans la poche arrière de son jean roulé en boule au fond de la canadienne et en a sorti un préservatif. Sophie l’a gentiment pris des doigts de Pierre et l’a négligemment jeté derrière elle :<< On peut peut-être s’en passer maintenant, tu ne crois pas ?
_ Si, bien sûr. J’attends ça depuis un sacré bout de temps, tu sais.
Sophie a souri et s’est allongée sur le dos, attirant Pierre en elle.
La nuit est maintenant tombée depuis longtemps, la lune ronde et blafarde se reflète sur l’océan et une légère brise anime ça et là les chardons qui poussent sur la dune.
Une ombre noire, imposante et hirsute scrute de ses yeux jaunes et avides la côte en contrebas, à travers les branches basses des arbustes. Elle distingue la petite tente posée entre deux dunes, renifle l’air en levant le museau et retrousse alors ses babines, découvrant ainsi d’énormes crocs luisants et émet un grondement bas et caverneux, puis disparaît d’un bond.
Les deux amants chuchotent des mots tendres, allongés l’un près de l’autre, face à face, détendus et heureux:<< Pierre, mon chéri, crois-tu que nous serons toujours aussi heureux ?
_ Je pense que cela ne dépend que de nous, seulement de… CHUT !
_ Quoi ?
_ J’ai entendu quelque chose, écoute… :>> Pierre se redresse sur un coude et scrute l’obscurité en tournant la tête dans tous les sens, les poils des bras hérissés.
_ Je n’entends rien, ce doit être le vent, sans doute.
_ Oui, ce doit être le vent. Mais j’ai la curieuse impression qu’on nous observe.
_ Tu te fais des idées. Nous sommes seuls sur cette plage, au milieu des dunes, nous ne…:>> Sophie vient d’ouvrir de grands yeux emplis de stupéfaction, elle fixe la paroi de la canadienne juste derrière Pierre qui lui fait face et qui s’étonne de son expression de surprise. : Eh bien quoi ? Continue ta phrase !
_ D… Derrière toi, j’ai vu passer une ombre épouvantable !:>>
Pierre se lève d’un bond, enfile son caleçon, avance à quatre pattes jusqu’à l’ouverture de la petite tente, ouvre doucement la fermeture éclair en la soulevant jusqu’en haut, écarte les pans de la toile et entreprend de sortir quand il disparaît soudain comme brutalement happé, sans un cri, dans un grondement bas et un craquement sinistre.
Sophie, prise de panique a remonté son duvet jusque sous son nez dans un geste de protection aussi puéril qu’inutile et, tétanisée, elle suit des yeux, à travers la toile, l’ombre de son amant qui oscille lentement, mollement, suspendue à une autre ombre bien plus imposante, hirsute qui se tient debout de l’autre côté de la toile, à un mètre ou deux.
Puis dans un bruit mat, le corps de Pierre tombe au sol. Sophie ne voit plus que l’ombre de l’abominable créature, de profil, rejeter la tête en arrière et alors un long hurlement puissant déchire le silence de la nuit.
L’ombre de la créature semble lui faire face et avance lentement. Une énorme tête charbonnée effrayante et hérissée entre dans la tente, des yeux jaunes la fixent alors droit dans les siens; la truffe ensanglantée la renifle un moment et un long grondement bas s’échappe entre les dents longues et acérées, dégoulinantes de sang. Puis la tête sort de la tente, se transformant immédiatement en ombre.
Sophie, paralysée assiste au terrifiant spectacle d’ombre chinoise de la bête qui se jette maintenant sur le corps inerte de son malheureux amant pour s’en repaître avec avidité, animant par moments les bras ou les jambes de mouvements désordonnés et amples. Des bruits de succion, des craquements sinistres accompagnant la frénésie de la bête.
C’est peut-être cela, plus qu’autre chose, qui a brisé la raison de Sophie; c’est en entendant ces bruits qu’elle a brutalement réellement pris conscience de ce qui se perpétrait devant elle, juste de l’autre côté de la toile de tente. Elle s’est alors recroquevillée et s’est mise à se balancer d’avant en arrière en geignant tout bas, comme si elle psalmodiait un mantra.
C’est ainsi qu’elle sera retrouvée le lendemain, au cours de la matinée, par deux promeneurs.
LA DECOUVERTE
16 août, plage de la Palue, 10H00 du matin.
Le couple de quadragénaires, accompagné d’un caniche noir, tenu en laisse avance, main dans la main. Dans la lumière du soleil déjà haut, la rosée matinale persiste encore à orner la végétation rase de minuscules perles étincelantes. L’impression est agréable, ils sont seuls à s’aventurer dans cette étendue magnifique, comme s’ils étaient les premiers à explorer une contrée inconnue. Seul leur caniche ne semble pas goûter le même plaisir, tirant sans arrêt sur sa laisse, couinant, pleurant, freinant souvent de ses quatre pattes.
<<Bon sang ! Mais qu’est-ce qu’il a aujourd’hui ? Tu parles d’un pénible !
_ On dirait qu’il a peur d’avancer; il s’imagine peut-être que tu vas le mettre à l’eau.
_ Je ne l’ai jamais mis à l’eau ! Allez ! Avance ! Mais avance ! Rage l’homme en tirant avec force sur la laisse.
_ Arrête ! La pauvre bête, tu es en train de le traîner sur le dos. Regarde, il tremble de tout son corps. >>
En effet, le caniche tremble comme une feuille morte, comme s’il était transi de froid, il écarquille tellement les yeux qu’on lui voit le blanc des globes. Le chien pousse un gémissement malheureux d’abord, puis une plainte insistante montant rapidement dans les aigus.
L’homme s’accroupit face à son chien qui s’est assis, les oreilles basses et écartées.
Le caniche, tout tremblant lève lentement sa patte avant gauche en direction de son maître qui décide alors de le prendre dans ses bras. << Eh bien mon pauvre, de quoi as-tu peur ? Hein ?>>.
Dans les bras de son maître, le caniche se blottit contre le torse de l’homme, lui enfouissant son museau sous l’aisselle.
<<Tu parles d’une terreur, ce chien ! Il a peur de la plage maintenant.
_ Ne dis pas ça, voyons. Il vient souvent ici et d’habitude, il court partout. C’est bien la première fois qu’il réagit comme ça. Il doit y avoir une bonne raison.
_ Quelle raison ? Tu crois qu’il pressent un tremblement de terre ? Ou un autre truc du genre ?
_ Je n’en sais rien, mais je suis sûre qu’il ne se comporte par comme ça pour rien.
_ O.K. Continuons notre promenade, je vais le porter. Pfff ! Si ce n’est pas malheureux. Un chien de luxe ! Voilà ce que c’est.
Le long du petit chemin côtier qui longe la plage, au détour d’une dune, les promeneurs découvrent la canadienne entrouverte auprès de laquelle une moto repose sur sa béquille.
_ Tiens ! Regarde ! Ils ne s’emmerdent pas ceux-là !
_ Ils ne font tout de même pas grand mal.
_ Non, c’est sûr, mais s’ils se font prendre, ils vont la sentir passer… Je vais gentiment les prévenir avant que quelqu’un ne les dénonce.
_ Je ne sais pas si tu fais bien…
_ Allons, il ne faut quand même pas se méfier de tout le monde à ce point là. >>
L’homme, son chien dans les bras, quitte le sentier pour s’approcher de la petite tente. En arrivant, il perçoit comme une douce litanie, qui semble provenir de l’intérieur de la canadienne. Il avance lentement:<< Hé ho ! Il y a quelqu’un ?
Je viens juste vous prévenir que…>>
Tout en marchant, l’homme a regardé par terre, l’œil attiré par ce qu’il a d’abord pris pour un chiffon, et il s’est rendu compte que l’herbe autour de lui était maculée de rouge, tout comme le chiffon qui, en fait se révèle être un caleçon, lui aussi empesé de rouge et déchiré. Divers débris étranges et blanchâtres jonchent le sol. Ses baskets, au contact de l’herbe, changent elles aussi de couleur pour virer maintenant au rouge sale.
L’homme se penche en avant et passe la tête à l’intérieur de la canadienne entrouverte et découvre une jeune femme assise au fond de la tente, serrant contre elle son duvet, tout en se balançant d’avant en arrière, les yeux grands ouverts, un rictus épouvantable déforme son visage et elle semble chantonner à voix basse, le regard dans le vague. C’est comme si elle ne le voyait pas.
L’homme ressort perplexe et aperçoit quelque chose de blanc, rond et brillant par terre qui lui fait d’abord penser à un oignon blanc, comme ceux que l’on trouve dans les bocaux de cornichons. Du bout de sa chaussure, il écarte les herbes qui le recouvrent un peu, repousse délicatement l’objet qui l’intrigue. Il met un moment à comprendre ce qui se trouve au bout de son pied, là dans l’herbe et quand l’objet se retourne sous l’impulsion du bout de sa basket, il se met à pousser un hurlement d’horreur puis il détale, son chien toujours dans les bras en direction de sa femme.
<<Horrible ! C’est horriiible ! Il faut appeler la police ! Crie-t-il à pleins poumons.
La femme, alarmée voit son mari revenir en courant, pâle comme un mort, le menton tremblant. <<Qu’est-ce que tu as vu ? Qu’est-ce qui se passe ?
_ Un œil ! Il y a un œil par terre ! Et du sang ! Du sang partout ! Quelqu’un a été tué ! Il faut appeler du secours ! Donne moi ton portable ! Grouille ! Mais grouille, bon sang !
C’est la gendarmerie de Crozon qui est intervenue la première sur les lieux, afin d’établir les constatations d’usage; cependant, devant la particularité de la situation, il a fallu demander des renforts pour retrouver le corps d’où provient l’œil.
L’adjudant chef Nicolas a pris les choses en main: Un périmètre a été matérialisé par des rubans colorés montés sur des piquets – Un médecin local a été réquisitionné pour prendre en charge la jeune fille et l’homme qui les a alertés car il semble être au bord de la crise de nerfs. La jeune fille a été immédiatement évacuée par hélicoptère sur Brest et, après avoir été vue aux urgences, a été hospitalisée dans un service de neurologie en première intention. Le médecin de garde n’a pu constater qu’un état de catatonie sans aucune lésion physique apparente – Le commissariat principal de police de Brest a été prévenu et deux inspecteurs vont être dépêchés sur zone.
Le gendarme Keffelec, adjoint de l’adjudant chef Nicolas prend des photos du site, en insistant sur les débris organiques éparpillés près de la canadienne. Il semble remarquer quelque chose, se penche et appelle son supérieur.
_ Oui ? Vous avez quelque chose ?
_ Je ne sais pas. Regardez, là, dans le sang, on dirait comme une empreinte animale. Une empreinte très large.
_ Hum, oui, peut-être. Il va falloir s’assurer que personne n’entrera dans le périmètre. Bon sang ! Qu’est-ce qui a bien pu faire ça ? Et où peut bien se trouver le corps ? On ne peut même pas suivre les traces de sang, elles s’arrêtent à trois mètres d’ici.
_ La victime s’est entièrement vidée de son sang ici, là où elle a été probablement tuée.
_ Oui. Une vraie boucherie. Si comme vous le supposez, c’est un animal qui a fait ça, de quel animal peut-il s’agir ?
_ Un animal dont la mâchoire est suffisamment puissante pour broyer la tête d’un homme au point d’en éjecter un oeil et d’éparpiller sa cervelle. Il doit aussi être suffisamment fort pour emporter le corps d’un type d’un mètre soixante-dix, d’après la carte d’identité que nous avons trouvé dans le jean au fond la tente.
_ Mouais … Ne nous emballons pas. Pour l’instant, on ne sait pas qui est mort, ni comment il a été tué. On peut supposer qu’il s’agit d’un homme à cause du caleçon. On peut aussi croire qu’il s’agit du type à qui appartenait la carte d’identité à cause de la couleur de l’œil. Mais tant qu’on aura pas retrouvé le corps, on n’en sera pas certains. La seule personne qui sait exactement ce qui s’est passé, c’est la fille; mais j’ai un mauvais pressentiment en ce qui la concerne, j’ai bien peur qu’elle ne soit pas prête de sortir de là où elle s’est enfermée.
A Crozon, à part les commerces et quelques entreprises artisanales de construction, le marché de l’emploi n’est pas très rayonnant; aussi, bon nombre de jeunes gens ont comme choix ou bien de quitter la presqu’île pour trouver un emploi ailleurs ou bien de se contenter du chômage ou du RMI.
Eric Simon, lui, a réussi à se faire embaucher dans le supermarché à l’entrée du bourg. Ce n’est pas vraiment ce qu’il attendait, après des études littéraires, mais comme nombre de ses camarades, l’idée de quitter la presqu’île pour vivre sur le « continent » lui faisait un peu peur. Alors, quand l’emploi de magasinier lui a été proposé, d’abord en qualité de saisonnier, puis pour l’année sous forme de contrat à durée indéterminée, il l’a accepté sans hésiter, conscient qu’il s’agissait là d’une aubaine qui allait lui procurer un niveau de vie acceptable au milieu de ses amis pour la plupart moins bien lotis.
Au début de l’été, Eric avait commandé par correspondance un détecteur de métaux et avait entrepris de ratisser les plages en quête de découvertes diverses et variées, trouvant parfois quelques bijoux enfouis dans le sable, ainsi que des peignes métalliques, mais le plus souvent, il s’agissait de détritus laissés par des gens sans scrupule. Armé d’un grand sac en toile de jute et d’une pelle pliante, il ramassait tout, détritus comme le reste, participant ainsi à l’entretien de son environnement.
Il y a une semaine, il avait décidé de passer son détecteur sur la plage de la Palue, tout près de chez lui.
Tôt le matin, vers six heures, alors que la plage est encore déserte, sous une bruine bien Bretonne, alors que cela faisait un bon moment que son appareil rasait le sable sans rien détecter, Eric a eu l’œil attiré par un mouvement sur sa droite, un peu plus haut sur la dune.
Un chevreuil était sorti de sa cachette et se promenait tranquillement dans les dunes en traversant les arbustes; sans doute la tranquillité de l’endroit l’avait-elle enhardi dans sa quête de nourriture.
Eric était resté un moment là à contempler le bel animal au pelage fauve, puis, quand la bête avait disparu derrière un aubépinier touffu, il avait décidé de le suivre discrètement.
En prenant bien soin de ne pas faire de bruit et en s’assurant qu’il se trouvait bien positionné par rapport au vent, Eric était parvenu au pied de la grande dune et à se rapprocher de l’animal sans que celui-ci ne se doute de sa présence; et quand le cervidé avait entrepris de contourner la dune; avec malice, Eric avait décidé de grimper à quatre pattes, son détecteur en bandoulière, au sommet de celle-ci afin de pouvoir voir sans être vu.
Au milieu de son ascension, le détecteur qui était resté en fonction s’était mis soudain à sonner bruyamment, faisant fuir le chevreuil dans un galop pressé et un froissement de branchages, parfaitement audibles.
Eric s’était alors assis sur le sable, sous la bruine, les cheveux collés sur le front, et contemplait la plage magnifique, même sous la pluie.
Au bout d’un moment, par curiosité, à l’aide de sa pelle pliante,il avait creusé un peu là où l’appareil avait indiqué une présence métallique, s’attendant à trouver un vieux bidon ou bien une canette hors d’âge, ou encore une bombe aérosol rongée par la rouille. Mais rien, absolument rien. Creusant plus profond, il avait eu la surprise de découvrir des pierres bien alignées les unes contre les autres.
Comprenant qu’il avait affaire à un tombeau des temps anciens, Eric avait décidé d’entreprendre des fouilles plus sérieuses et de le faire à la nuit tombée, afin de n’attirer l’attention de personne.
Durant quatre jours, il avait creusé autour, cherchant un endroit plus propice pour lui permettre d’entrer à l’intérieur de l’édifice sans l’abîmer.
La veille, il avait remarqué une pierre de bonne taille, face à la mer, qui semblait pouvoir être mobilisée sans qu’aucune autre ne tombe.
A l’aide d’une grande barre à mine, il avait réussi à la faire remuer un peu, après d’intenses efforts et d’essais infructueux.
Lors d’une pause, il avait remarqué le couple de campeurs qui s’était installé non loin de là, des motards qui ne demandaient rien à personne.
Il avait trouvé touchant que ce couple se soit retiré près de la mer, loin des habitations et des contraintes de la société. Cela lui rappelait l’époque où lui et ses copains allumaient des feux le soir en bordure de cette plage et faisaient cuire des saucisses et buvaient quelques bières sous le ciel étoilé, sans que personne n’y trouve rien à dire. C’était l’époque où les écolos n’existaient pour ainsi dire pas et les plages n’étaient pas bordées de barbelés. On pouvait y courir sans risquer de s’empaler sur ces saletés rouillées. Afin de protéger la nature, ces gens-là la contrarient en freinant le mouvement des dunes à grands renforts de palissades en bois et barbelés, empêchant pour un temps un mouvement qui, lui est naturel.
Eric se demandait si par hasard, ces gens là, se sentant investis d’une mission sacrée, n’étaient pas plutôt à la recherche d’une reconnaissance, d’un pouvoir qu’ils n’avaient pu gagner ailleurs ? Celui d’imposer leur volonté au plus grand nombre. Est-ce que l’envie de figer un paysage, un site, afin qu’il ne change pas, contre vents et marées, en pure perte, ne serait pas un symptôme névrotique ? La preuve d’une inadaptation au mouvement perpétuel de la vie ? Un pleur sur une enfance révolue ? Une angoisse face à l’annonce d’une mort programmée, de plus en plus proche ?
Enfin, c’est une mode ridicule qui passera comme les autres; le vent et la mer gagneront à l’usure, forcément. Et les vrais combats écologiques, comme ceux de la préservation des forêts équatoriales, de l’empêchement des marées noires, de l’extinction des espèces entre autres ne seront pas menés avec autant d’opiniâtreté.
A l’aide de sa lampe frontale, Eric était parvenu à se diriger dans la galerie sans problème jusqu’à la pièce principale, découvrant des objets divers, brillants, et sur sa droite un squelette sur lequel reposait un magnifique gant doré.
Il était resté un moment immobile, étonné par l’importance de sa découverte. Puis il décida d’examiner tout cela en prenant bien soin de remettre à sa place exacte tout objet déplacé, prenant un long moment pour bien observer la position de chaque pièce avant d’y toucher. Il y avait là des armes, des coffres, des étendards, des bois de cerfs et même ce qui ressemblerait à un chariot.
Au bout d’un moment, son attention finit par se reposer sur le gant. Il était magnifique, incrusté de pierres précieuses, cela semblait être la pièce la plus intéressante du site. Il avait très envie de l’attraper, cependant, le fait que l’objet repose sur la poitrine d’un défunt le répugnait. D’autre part, il craignait qu’en touchant au gant, le squelette ne tombe en poussière.
Enfin, avec d’infinies précautions, il saisit le gant, délicatement. A la lueur de la lampe frontale, le crâne semblait arborer un mauvais sourire.
Le gant était lourd, sans doute en or massif. Il l’examina longuement, constatant que l’intérieur était doublé d’un cuir encore en bon état. Eric secoua un moment le gant, au cas où il abriterait quelque bestiole; puis décida d’y glisser sa main, doucement.
Quand son index s’enfonça au bout du doigt, la piqûre fut immédiate mais pas très douloureuse. Eric pensa que le gant avait un défaut et entreprit de l’ôter. Au moment où sa main libre pressa l’extrémité du gant pour l’enlever, une douleur fulgurante irradia dans toute sa main d’abord, puis le bras et gagna l’ensemble de son corps pour exploser dans son crâne, lui faisant perdre instantanément connaissance.
CHEZ LE MEDECIN
Il est dix-huit heures trente, Eric Simon se gare sur la place du marché de Crozon, sort péniblement de sa voiture et se dirige vers le cabinet médical pour son rendez-vous avec son médecin, le docteur Perrot. Rendez-vous qu’il a pris un quart d’heure plus tôt par téléphone.
_ Bonsoir docteur.
_ Bonjour Simon. Entrez, asseyez-vous. Vous savez, d’habitude je ne consulte pas si tard. C’est un peu embêtant, ma secrétaire est déjà partie, je me retrouve seul et je dois bien avouer que je n’y entends pas grand-chose dans son domaine. Pourquoi n’avez-vous pas pu venir plus tôt ?
_ Merci. Je n’étais pas en état de venir; j’ai eu du mal à venir jusqu’ici et je crois qu’il est urgent que vous m’examiniez.
Le jeune homme, âgé de vingt-cinq ans entre dans le cabinet de consultation de son médecin traitant. Une pièce bien éclairée, sobrement décorée sur un mur d’un tableau représentant un marché Antillais richement fourni en épices diverses et colorées et de deux ficus visiblement en pleine forme, posés de part et d’autre de la grande baie vitrée.
Un bureau énorme en bois sombre impose sa masse dans le coin opposé à la baie vitrée; devant le bureau deux chaises visiteurs rembourrées et derrière un fauteuil en cuir noir de style « Président ». Au sol, une épaisse moquette dans les tons sable.
_ Alors, qu’est-ce qui vous amène à consulter ?
_ Eh bien, pour tout vous dire, je ne sais pas trop… Je me sens bizarre.
_ Tâchez de m’expliquer un peu ça, donnez-moi des détails précis.
_ Depuis hier, je suis épuisé, j’ai mal partout, c’est comme si j’avais fait de la musculation, je me sens fiévreux, j’ai complètement perdu l’appétit, la nourriture me dégoûte et puis…
_ Oui ?
_ Je crois bien que je suis devenu somnambule.
_ Ah bon ? Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
_ Hier soir, je crois bien que je me suis couché comme d’habitude et… Et ce matin, je me suis réveillé dans mon jardin… A poil et malade. Heureusement que personne ne m’a vu.
_ Bien, ôtez votre chemisette, je vais vous ausculter. Allez vous asseoir sur la table, j’arrive.
Armé de son stéthoscope et de son tensiomètre, le médecin commence son examen :<< La tension est un peu basse, mais pas trop. Vous ne semblez pas avoir perdu de poids; par contre, vous êtes bien trop tendu, vos muscles sont noués, on dirait du bois. Vous n’avez rien fait de spécial ces derniers temps, comme des travaux par exemple ? Tenez, coincez ce thermomètre sous votre bras, là, voilà.
_ Non, rien de particulier, à part que j’ai un peu creusé…
_ Non, ce n’est pas ça qui vous met dans cet état là… Au fait, vous habitez bien à la Palue ? Vous êtes au courant de ce qui s’y est passé cette nuit ? Il paraît que c’est horrible ! Moi qui pensais qu’ici, rien de tel ne pourrait jamais arriver…
Le médecin se saisit d’un abaisse langue en plastique rose: << Ouvrez la bouche et faites Ah !
_ Non, je ne suis pas au courant. Aaah.
_ Hou la la ! Vous avez les gencives tout irritées ! Ca ne vous fait pas mal ?
_ D’après vous, pourquoi je viens vous voir ?
_ … Oui, ça m’a échappé. Tiens ! Qu’est-ce que c’est que ça ? On dirait que vous avez un morceau d’os de coincé contre une molaire… Alors, cette nuit, un campeur semble avoir été tué puis dévoré sur la plage de la Palue; rien que ça. C’est dingue, non ?
_ Impossible, ça ne peut pas être un os, je suis végétarien. Je devais avoir seize ans la dernière fois que j’ai mangé de la viande.
_ Pourtant… Attendez, je vais prendre une pince et vous l’enlever. Ca vous soulagera et on en aura le cœur net…Là ! Vous voyez ? C’est bien une esquille osseuse que nous avons là ! >>
Le médecin observe un moment le petit morceau d’os et s’étonne de constater qu’il ne s’agit pas d’un os cuit; puis il s’en débarrasse négligemment en le jetant dans la poubelle.
<<Docteur, je ne vois pas comment cet os a bien pu se ficher dans ma bouche. Comme je vous l’ai dit, je suis végétarien. A moins que cette nuit…
_ Ce n’est pas moi qui peux vous renseigner à ce sujet. Voyons la température, trente-neuf degrés et cinq dixièmes, ce qui vous fait un bon quarante ! Pas étonnant que vous ressentiez des courbatures ! Vous avez une fièvre de cheval. Nous allons d’abord faire une prise de sang pour en savoir un peu plus, d’accord ? Et nous allons nous employer à faire tomber cette fièvre. Je vais vous faire la ponction maintenant et je déposerai les tubes au laboratoire demain matin.
_ Entendu… Eric attrape soudain le bras du médecin : <<Excusez-moi, mais ça ne va pas du tout d’un coup, j’ai très froid et envie de vomir…>>
A peine a-t-il eu le temps de prononcer ces paroles qu’il se redresse d’un bond et vomit violement tout ce que son estomac contenait, sur la moquette. Une sueur abondante vient perler à son front :<< Docteur ! Je ne vois plus rien ! Je vais m’éva…>> Son corps se raidit brutalement et retombe lourdement sur la table d’examen, les mâchoires se contractent en faisant grincer les dents, une tache brune vient poindre tout autour de sa braguette, les yeux se révulsent.
Le médecin affolé, se jette sur son patient, prend son pouls, écoute le cœur à l’aide de son stéthoscope : Rien ! <<Nom de Dieu ! >> Il court dans la pièce contiguë: un réduit où il range quelques instruments et ses injectables; et attrape en hâte une ampoule d’adrénaline, ainsi qu’une seringue et une aiguille; prépare son injection et revient dans la pièce principale. En passant, il s’empare d’une toupie en bois afin de pouvoir ouvrir la bouche de son patient et éviter qu’il n’avale sa langue.
Le patient n’est plus sur la table d’examen. Décontenancé, le médecin se dirige alors vers la porte du cabinet quand il entend dans son dos un grondement bas et puissant.
Il avale sa salive avec difficulté et se retourne lentement.
Il a à peine le temps d’entrevoir la paire d’yeux jaunes et d’ouvrir la bouche pour crier que sa tête est aussitôt arrachée de son corps et tombe lourdement sur la moquette épaisse.
Quand Eric ouvre les yeux, il fait déjà nuit. Il est allongé sur la moquette. Un profond malaise l’étreint; une douleur vive lui vrille le cerveau et tous ses muscles sont douloureux.
A tâtons, il réussit à allumer la lampe de bureau en tendant le bras jusqu’à l’interrupteur; mouvement qui accentue la douleur dans sa boîte crânienne. Il se rassoit en s’adossant au pied du bureau, les yeux fermés. Quelque chose le gène dans son dos. Une sueur intense et froide coule le long de tout son corps.
Il finit par s’habituer à la lumière de la lampe et ouvre enfin les yeux.
Ses tempes le font atrocement souffrir et de violentes nausées lui font craindre de perdre à nouveau conscience:<<Qu’est-ce qui m’arrive ? Où suis-je ?>> En relevant un peu la tête, Eric reconnaît le cabinet médical:<<Docteur? Docteeeur ? Où êtes-vous ? Je ne vais pas bien du tout !>>
La masse qui le gêne dans son dos l’oblige à se déplacer un peu en s’allongeant doucement sur son côté droit. De sa main gauche il tâtonne pour s’enquérir de la nature de l’objet en question. Le contact de ses doigts sur des cheveux, puis des yeux et de l’arête du nez lui révèle l’horrible réalité et lui arrache un cri d’effroi.
Eric, en se traînant péniblement, s’écarte le plus possible de cette tête qui repose sur la moquette, contre le pied du bureau et vient s’adosser contre le mur, assis, les jambes écartées.
Sa vue s’est maintenant rétablie complètement et la vision qui s’offre à lui est plus que son estomac ne peut supporter. En un long jet, une masse liquide, épaisse et brunâtre vient se répandre sur la moquette, entre ses jambes allongées.
Le corps décapité du médecin, semblant désarticulé gît de l’autre côté de la pièce, les lambeaux de vêtements qui restent encore dessus sont empesés de sang; la cage thoracique de la victime est ouverte et creuse, comme vidée. Il manque une jambe.
La tête qui fixe obstinément le plafond semble intacte.
Eric entre deux spasmes, frissonnant et baignant dans une sueur malsaine réalise qu’il est peut être l’auteur de cette horreur, comme celle de la plage. <<Je suis devenu fou ! Schizophrène ! J’ai deux personnalités ? Bon Dieu Qu’est-ce qui m’arrive ? Qu’est-ce que j’ai fait ? … Le gant, le tumulus ! La piqûre ! J’ai dû attraper une saloperie là-dedans… Comment arrêter ça ?
Péniblement, Eric se soulève, tremblant et repère le téléphone sur le bureau :<<Les gendarmes, je dois les prévenir pour qu’ils m’empêchent de recommencer>>.
Eric, à moitié allongé sur le bureau compose avec difficulté le 17 et rapidement entend une voix qui l’informe qu’en dehors des heures ouvrables, une permanence est assurée par la brigade de Châteaulin, et que son appel va être automatiquement transféré; un petit déclic, une nouvelle sonnerie et un gendarme décroche :<< Brigade de Château…
_ Ici c’est Eric Simon, à Crozon…Au cabinet médical du docteur Perrot !
_ Oui, que puis-je…
_ Laissez-moi parler car j’ai beaucoup de difficulté à rester conscient et écoutez-moi, c’est urgent ! J’ai besoin d’aide. Je vous appelle au sujet du meurtre de la Palue… Mon dieu ! Je crois que c’est moi qui ai tué le campeur… Je ne me souviens de rien, mais…
_ Allons ! Qu’est-ce qui vous pousse à croire une chose pareille mon cher monsieur ?
_ Sentant la colère monter en lui, Eric s’efforce de garder son calme. Je… Je suis dans le cabinet du docteur PERROT. Il m’a examiné et j’ai perdu connaissance… Et maintenant… Maintenant il est mort ! Il a les tripes à l’air, sa tête est sous son bureau et il lui manque une jambe… Et moi, je me suis réveillé en pataugeant dans son sang ! J’ai dégueulé ce que je crois être ce qui lui manque ! Voilà ce qui me pousse à croire que je suis responsable de cette mort atroce ! Vous voulez d’autres détails ? Ce matin, je me suis réveillé à poil dans mon jardin à la Palue et le médecin a trouvé un morceau d’os dans ma gencive, alors que je suis végétarien ! Cela vous suffit ? Ou vous souhaitez attendre que d’autres innocents se fassent trucider pour réagir ?
_ Hum, oui. Très bien, j’ai bien pris note de votre appel et je vais en parler à mes supérieurs et on verra ce qu’ils vont décider.
_ Pauvre con !
En raccrochant le combiné avec violence, Eric a tenté de se redresser et une myriade de petits points lumineux sont venus danser joyeusement devant ses yeux, accompagnés d’une douleur épouvantable, croissante puis le noir et l’oubli l’ont anéanti d’un coup.
A Châteaulin, le jeune gendarme auxiliaire de garde semble indécis, pris entre la peur d’être ridicule auprès de ses chefs en les alertant pour un appel passé par un dingue et celle de passer à côté de quelque chose d’important, de grave. Il réfléchit un long moment sans pouvoir se décider, sentant la panique le gagner; puis au bout d’une heure, n’en pouvant plus, décide d’aller réveiller son supérieur.
Quand le téléphone du docteur Perrot sonne au milieu du silence, une masse sombre, énorme se redresse d’un bond, deux yeux jaunes se fixent sur l’appareil et un long grondement puissant et caverneux emplit la pièce, recouvrant la sonnerie de l’appareil.
LES GENDARMES
Quand l’estafette de gendarmerie s’est discrètement garée au pied du petit immeuble, les deux gendarmes qui en sont sortis ont grimpé l’escalier jusqu’au premier étage en affectant une attitude sereine, lente. Certains de s’être déplacés plus pour le principe que pour toute autre raison. Durant le trajet allant de Châteaulin à Crozon, ils ont sérieusement égratigné la compétence de leur jeune collègue et pas mal fustigé leur chef pour les avoir réveillés et envoyés à Crozon pour ce qui devrait probablement s’avérer n’être qu’une blague de mauvais goût.
Arrivés au premier étage, en découvrant la porte au fond du couloir entrouverte, les deux gendarmes se regardent et portent d’instinct la main à la ceinture, sur leur arme de service. Puis, en silence, s’avancent avec précaution jusqu’à la porte du cabinet. Une odeur acre et puissante leur hérisse les poils.
L’arme au poing, le premier, un genou au sol scrute la pièce silencieuse et sombre; il lève sa main libre et fait un signe à son collègue qui est derrière lui. Celui-ci actionne alors la minuterie du couloir; la lumière inonde immédiatement le cabinet médical. Le deux gendarmes se propulsent à l’intérieur en visant de leur arme dans toutes les directions.
Constatant que personne ne se trouve dans le local, ils éclairent la pièce et évaluent la situation : La moquette est très souillée par endroits, de sang séché et de divers débris blanchâtres. A côté d’un mur une masse brune malodorante, ressemble à du vomi. De curieuses empreintes, comme celles laissées par un animal constellent le revêtement du sol.
Pas de corps. En silence, toujours, l’un des deux gendarmes fait un signe en désignant la porte entrouverte de la deuxième pièce.
Avec souplesse, les deux hommes armés, prêts à tirer, les nerfs à fleur de peau, s’approchent de la porte.
Le premier se plaque le dos contre le mur, son arme à hauteur de visage, tandis que le second se place en face de la porte et braque son arme à bout de bras en direction de la pièce qu’ils entreprennent de visiter.
Du bout du pied, le premier ouvre la porte.
L’ouverture de la porte a laissé entrer la lumière de la pièce principale dans le réduit et quand le gendarme saisit ce qui se trouve à même le sol, il est pris d’un spasme violent et laisse échapper son dîner sur ses chaussures.
Son collègue, s’écarte du mur et découvre avec horreur les restes mutilés, dévorés du médecin d’où pendent ses intestins. La tête de la malheureuse victime semble avoir été broyée et vidée de sa cervelle. L’odeur qui se dégage de la pièce est forte, entêtante, écoeurante.
Par la radio, sur un canal protégé, les deux gendarmes ont appelé leur brigade et demandé du renfort ainsi qu’un médecin légiste.
Les deux inspecteurs de Brest, arrivés sur les lieux restent perplexes. Les étranges empreintes sur la moquette laissent à penser qu’une bête, une grosse, s’est déplacée dans cette pièce, mais l’appel téléphonique indique aussi qu’un homme se tenait ici en présence du cadavre. Comment peut-on réduire ainsi le corps d’un homme ?
L’un des inspecteurs s’approche des deux gendarmes qui ont découvert le cadavre:<< Nous devons savoir exactement ce qu’a dit le gars au téléphone, nous avons besoin de la déposition de votre collègue, le plus rapidement possible. Que savez-vous de lui ?
_ De qui ? Du collègue ou du gars qui a appelé ?
_ Devine !
_ … Eh bien qu’il s’agit d’un dénommé… Le gendarme cramoisi, sort un calepin de sa poche… Eric Simon qui réside près de la plage de la Palue. Apparemment, un type plutôt jeune. On pourrait en savoir plus auprès des collègues de Crozon.
_ Ouais au fait, on a pu joindre Nicolas ? Il arrive ?
Un gendarme du fond de la pièce lève la main : Je l’ai eu au téléphone ! Il arrive tout de suite !
Des photos sont prises, des relevés d’empreintes digitales sont réalisés sur l’appareil téléphonique et toutes les surfaces offertes.
Le médecin légiste effectue des prélèvements et mesure les morsures sur le cadavre. Quelques poils ont été trouvés. Le labo pourra sans doute fournir de précieuses indications.
La secrétaire du médecin a été appelée et invitée à se présenter immédiatement au cabinet. Dès son arrivée, questionnée au sujet de la présence tardive du médecin à son cabinet, elle a répondu que le docteur avait en effet reçu un appel en fin d’après-midi et qu’il avait noté le rendez-vous dans son agenda et que les gendarmes devraient sans doute trouver la fiche du consultant sur le bureau du praticien. Quand elle a appris le décès du médecin, elle s’est effondrée tout doucement en larmes sur la chaise qui se trouvait à côté d’elle.
Nicolas entre dans le cabinet médical, salue ses collègues et la secrétaire, prend connaissance de la situation et se dirige vers les deux inspecteurs :<< Bonsoir. C’est Perrot ?
_ C’est plus que probable. Du moins ce qu’il en reste. Une vraie boucherie. Cela nous en fait deux en vingt-quatre heures. Ici au moins, on a le corps, ça va nous faciliter la tâche. On vous a parlé de Simon ?
_ Oui, tout à l’heure au téléphone; j’ai fait un détour à la brigade en venant ici et tout ce que j’ai trouvé sur lui se résume à un P.V. pour stationnement gênant et une fumette entre copains il y a quatre ans. C’est un jeune qui travaille au supermarché. Un célibataire sans histoire.
_ C’est tout ?
_ Oui. Vous savez, ici, il n’y a pas de grand banditisme. Les délits les plus graves sont surtout dus à l’alcool au volant. Les gens d’ici sont pour la plupart assez calmes et le gros des statistiques se situe en période estivale, les touristes de tous horizons qui se lâchent pendant leurs vacances.
_ D’après la brigade de Châteaulin, ce type s’accuse des meurtres et prétend ne pas se rappeler ce qui se passe à ces moments-là. Vous croyez ça possible ? Un dédoublement de personnalité chez ce Simon ?
_ Allez savoir !
_ Mouais… Et où a bien pu passer le reste du médecin ? Son cœur, son foie, son cerveau et une de ses jambes ? Un homme seul peut faire une chose pareille ?
On a récupéré le vomi, une grande quantité, pour le labo; histoire de savoir ce qu’il y a dedans. Notre criminel est peut-être cannibale.
_ On ne peut jamais être sûr de rien, je suis bien placé pour le savoir, mais quand même, quelque chose cloche là-dedans, pour Simon.
_ Quoi donc ?
_ Voilà un jeune type qui est né ici, qui a un boulot, des potes; il n’a jamais fait parler de lui, et du jour au lendemain, il se met à assassiner à tour de bras en mutilant ses victimes ? J’ai du mal à le croire. En plus il a appelé la gendarmerie pour demander de l’aide. C’est vraiment bizarre.
_ Tout est bizarre depuis le début de cette affaire. Si seulement la gosse de la canadienne pouvait nous raconter ce qu’elle a vu…
_ Tiens, à son sujet, j’ai eu du nouveau aujourd’hui, Ils lui ont fait des examens sanguins et elle serait enceinte. Depuis peu.
_ Ah bon ? Et alors ?
_ Et alors, ça expliquerait peut-être pourquoi elle a été épargnée.
_ Comment ça ?
_ Certains chasseurs répugnent à tuer une femelle pleine; peut-être avons-nous affaire à un prédateur doté d’un certain code de la chasse.
_ Vous croyez à la thèse d’un animal ?
_ Je n’en sais rien, mais quand je vois ces empreintes sur la moquette identiques à celles relevées sur la plage et les dégâts sur la victime, je m’interroge. Au fait, savez-vous si le toubib avait un chien du genre Terre neuve ?
_ Non, pas de clebs, on a demandé à sa secrétaire.
_ Bien, en attendant, dès demain matin, nous rendrons visite à la famille de ce
Simon ainsi qu’à ses amis, histoire de cerner davantage le personnage.
_ De mon côté, je tâcherai de savoir s’il a fait son service militaire, avec un peu de chance, on pourra obtenir l’avis du psy lors de l’incorporation. Vous êtes logés où, vous et votre collègue ?
_ A l’hôtel moderne, près de la poste.
_ O.K; Je passe vous prendre demain matin vers six heures ? Ça vous va ?
_ O.K. A six heures demain matin. Et merci d’être passé aussi vite.
L’équipe termine les constatations et le corps, enveloppé dans un sac mortuaire noir est évacué discrètement en ambulance tandis que les scellés sont posés sur la porte du cabinet.
La secrétaire est raccompagnée chez elle par deux gendarmes et un véhicule de la brigade. Il lui est demandé de garder secret ce qu’elle a vu et entendu ce soir, pour les besoins de l’enquête.
TENTATIVE
Eric se réveille brutalement dans la pénombre, nu, glacé et l’esprit vide. Le froid le fait trembler, une odeur écoeurante de moisi, d’humidité baigne l’endroit où il se trouve. Son mal de tête semble avoir diminué, par contre il ressent de terribles nausées et tous ses muscles le font terriblement souffrir comme des courbatures; du genre de celles que l’on ressent quand on est pris par une grippe épouvantable. Il réalise que c’est cela qui l’a réveillé, son ventre aussi lui fait mal, comme s’il était dilaté, trop rempli. Un spasme violent lui fait rejeter tout son contenu qui atterrit par terre dans un grand bruit mat et liquide.
Deux autres épisodes de même nature se produisent rapidement.
A genoux, la tête basse, appuyé sur ses mains à même le sol, il patiente, attendant que les spasmes cessent, un filet de bave pendant mollement de ses lèvres.
Au bout d’un moment qu’il ne saurait évaluer, car trop perdu dans des pensées sans grande cohérence et la lutte qu’il mène contre la douleur et les spasmes, il se relève pour s’accroupir immédiatement car il sent venir les prodromes de l’évanouissement.
Il trouve une paroi rugueuse à laquelle prendre appui et se relève par étapes en prenant soin de garder la tête baissée.
Une fois debout, les tempes battantes, il scrute l’obscurité et constate qu’il se trouve dans un petit blockhaus de la deuxième guerre mondiale. Il entreprend d’en sortir avec précaution car il est pieds nus et ces vestiges du passé ont souvent leur sol jonché de détritus coupants comme des tessons de verre laissés là par des gens peu scrupuleux.
Dehors, la lune éclaire un peu les environs, à travers les nuages. Eric reconnaît la petite route qui mène au bourg de Crozon. A environ deux ou trois kilomètres du bourg, sur la route de la pointe de Dinan.
_ Qu’est-ce que je fais ici ? A poil ? Son esprit confus se souvient vaguement du médecin, … des gendarmes ? Qu’est-ce que les gendarmes viennent faire là-dedans ?
Tout en marchant sur la route, en direction du bourg, penché en avant, les bras croisés contre son torse et les mains coincées sous ses aisselles afin de conserver un peu de chaleur, Eric essaie de se souvenir, conscient que quelque chose de grave s’est passé, mais qu’il ne réussit pas à se remémorer. Puis la lumière se fait d’un coup :<<Ooh non ! Mon Dieu ! Les campeurs, le médecin ! La gendarmerie ! Je dois aller à la gendarmerie.
Il est certainement bien tard car aucun véhicule ne passe alors qu’Eric parcourt la route qui mène au bourg. Et ce n’est pas plus mal, pense-t-il, car il aurait l’air fin, surpris à poil au bord de la route !
Il arrive devant la gendarmerie. Epuisé mais soulagé, il aperçoit de la lumière à l’intérieur. Il sonne et un jeune gendarme auxiliaire vient lui ouvrir, les yeux ronds, tout surpris de découvrir quelqu’un tout nu à l’entrée.
_ Qui êtes-vous et qu’est-ce que vous faites tout nu dehors ?
Eric esquisse un sourire fatigué : Je n’en sais pas plus que vous ! Par contre, ce que je sais c’est qu’il faut me mettre en cellule et prévenir vos supérieurs, je m’appelle Eric Simon et c’est moi qui ai appelé vos collègues de Châteaulin, tout à l’heure.
_ En… Entrez, les cellules sont au fond, je vais chercher le chef.
Eric s’est enfermé lui-même dans une cellule, a donné la clef au gendarme auxiliaire et a trouvé un peu de réconfort sous forme de chaleur dans une couverture. Il s’est à peine allongé sur le banc que ses paupières se sont fermées, et il s’est laissé glisser avec volupté dans l’oubli de l’horreur et de la souffrance et l’abandon.
Nicolas est arrivé en trombe, bientôt rejoint par les deux inspecteurs de police.
Malheureusement, Simon commençait déjà à sombrer. Il a cependant pu fixer Nicolas droit dans les yeux et la seule chose que ses lèvres engourdies ont pu articuler s’est limité à : …Danger…Dans le tumulus, le gant… et il leur a été impossible de le réveiller car il venait de plonger dans un coma profond.
Un médecin a été appelé en urgence et a seulement pu constater que Simon était inconscient et que bien qu’il ne présentait aucune blessure apparente, il ne réagissait pas aux différents stimuli tentés. Il a ensuite effectué un prélèvement sanguin en remplissant plusieurs tubes et posé une perfusion comme garde veine à toutes fins utiles.
Etant donnée la gravité de la situation et l’importance de Simon pour l’enquête, les inspecteurs ont décidé de l’évacuer immédiatement, en ambulance sur Brest, à la cavale blanche. Un gendarme armé escorte le médecin malgré les protestations des ambulanciers.
En suivant du regard l’ambulance s’éloigner dans la nuit, Nicolas reste songeur, le menton dans la main.
L’inspecteur avec qui il avait parlé plus tôt chez le défunt médecin vient à sa rencontre : Etonnant qu’il soit venu, non ? S’il a commis ces meurtres, c’est incompréhensible.
_ Oui, et peut-être inquiétant.
_ A quoi pensez-vous ?
_ A cette histoire de tumulus et de gant. Et s’il veut à tout prix se faire enfermer, c’est qu’il se sent peut-être victime de quelque chose qu’il ne peut pas contrôler, qu’il ne comprend pas.
_ Et alors ?
_ Alors je me demande si on a bien fait de le laisser partir dans cette ambulance; je ne sais pas si c’est bien prudent.
_ On n’avait pas le choix et, ficelé comme il l’est au brancard, il ne risque pas de faire du tort à quiconque. Je crois qu’on peut tous aller se coucher et dormir tranquillement.
_ Espérons, espérons
_ Vous n’êtes pas d’une nature optimiste vous, hein ?
Nicolas s’assoit derrière son bureau, sur son fauteuil à roulettes, pose les pieds sur le bord du bureau, les jambes croisées et se roule une cigarette. <<Depuis que je suis en poste ici, et cela va bientôt faire quinze ans, il ne s’est jamais rien passé de bien grave. Alors quand en vingt-quatre heures, deux personnes sont tuées et pour ainsi dire dévorées, je ne peux m’empêcher de penser qu’il s’agit peut-être là d’un début…
Dans l’ambulance qui sort de Crozon, dans la nuit, un Jumpy qui semble neuf, Simon, recouvert d’une couverture bleue, sanglé sur son brancard en trois endroits, relié à un scope qui retransmet son pouls ainsi que son tracé cardiaque, semble dormir paisiblement. Sous la perfusion en plastique accrochée au plafond du véhicule sanitaire, qui pendule sous l’effet des déplacements du Jumpy, sa mine semble blafarde, sans doute à cause de la lumière pâle diffusée par le plafonnier. A sa gauche, le médecin l’ausculte à l’aide de son stéthoscope, dressant un bilan clinique de son patient et notant ses constantes sur une planchette où le temps est réparti en quarts d’heure.
Le jeune gendarme, assis au fond du véhicule, les bras croisés, observe les moindres faits et gestes du médecin : <<Il va comment ?
_ Il semble aller bien et son rythme cardiaque est bon, sa respiration régulière, on n’a pas besoin de lui donner de l’oxygène, l’appareil indique que saturation en oxygène est à quatre-vingt-dix-neuf pour cent, c’est tout bon. Sa température est normale.
Même son taux de sucre est correct.
_ Alors, pourquoi ne peut-on pas le réveiller ?
_ Je n’en sais rien, il est peut-être trop fatigué ou alors il a une substance dans l’organisme qui l’a mis dans cet état; il va falloir faire vite pour atteindre l’hôpital et son labo et attendre au mieux qu’il récupère.
_ Ouais, j’espère qu’il va dormir durant tout le trajet et rester bien tranquille. J’ai vu ce qui est arrivé aux deux victimes et je ne sais pas si c’est lui le responsable de ce carnage; mais dans le doute, autant rester prudents. Qu’il prenne bien tout son temps pour récupérer. Vous devriez vous éloigner un peu de lui. Vous êtes trop près.
_ Vous savez, je suis médecin, pas magicien. Je ne peux pas m’occuper de lui à distance. Et puis, sanglé ainsi, il ne risque pas de pouvoir faire quoi que ce soit.
_ Ca ne fait rien, restez vigilant. On ne sait jamais.
Le gendarme sort un recueil de mots fléchés de sa serviette en cuir, sa marotte et entreprend de remplir consciencieusement les grilles du livret qu’il emporte partout, relevant la tête de temps à autre pour s’assurer que tout va bien.
L’ambulance passe TAL AR GROAS et se dirige vers le pont de TERENEZ.
La route est belle, confortable et le véhicule semble glisser en silence dans la nuit.
Le gendarme sursaute et maugrée intérieurement : Merde ! Je me suis endormi. En regardant par la vitre, il aperçoit le dernier virage qui amorce la descente vers le pont de TERENEZ. Ouf ! Je n’ai somnolé que pendant cinq minutes.
Il réalise que l’appareil médical sonne; c’est ce qui a du le réveiller. Son attention se porte alors sur le médecin qui est immobile, penché au-dessus de son patient. Hé ! Doc. ! Il y a un problème ?
Le médecin ne répond pas.
Le gendarme se lève et s’approche du praticien, toujours immobile. <<Il ne va pas bien ? Vous avez besoin d’…
Le gendarme n’a pas le temps de terminer sa question que le médecin se jette sur lui, de dos. Le crâne du praticien vient écraser sa cloison nasale dans un craquement sinistre. Il voit trente-six chandelles et tombe lourdement en arrière, la tête la première sur le plancher métallique du véhicule, le médecin toujours sur lui. Avant de perdre connaissance, il a le temps d’entendre trois claquements secs et très sonores, distincts mais très rapprochés : Clac, clac, clac ! Puis un grondement terrifiant et d’apercevoir du coin de l’œil une patte noire, velue et griffue se poser lourdement près de lui, et enfin un fracas terrible et l’air frais courir sur son front avant que l’obscurité n’envahisse rapidement et inexorablement son champ visuel.
Les inspecteurs de police et les gendarmes ont été alertés par le central des ambulanciers qu’il y avait eu un problème avec l’ambulance; au pont de TERENEZ, en bas de la côte. Le patient a disparu, le médecin est dans un état critique, inconscient et le gendarme souffre probablement d’un traumatisme crânien avec perte de connaissance. Les portières de l’arrière de l’ambulance ont été littéralement arrachées. Les deux ambulanciers se sont occupés d’eux et filent actuellement sur Brest à grande vitesse, car les chances de salut des deux hommes tiennent dans la victoire dans une course contre la montre.
Le chauffeur a juste aperçu une ombre immense dans son rétroviseur avant que les portes arrière ne soient arrachées dans un grand bruit. Il s’est arrêté en catastrophe et avec son collègue, a porté secours aux deux personnes qui se trouvaient encore dans l’ambulance.
Toute la nuit, jusqu’au petit matin, les gendarmes et les policiers, renforcés par les pompiers de toutes les communes avoisinantes et les militaires de QUELERN, aidés de chiens surexcités ont ratissé dans toutes les directions les environs du pont de TERENEZ sur plusieurs kilomètres, en vain. Aucune trace de Simon ou d’une bête quelconque.
Le soleil s’est levé.Dans le bourg de Crozon et les ragots vont déjà bon train. La mort du campeur et celle du médecin ont fait l’effet d’une traînée de poudre et dans les bistrots, autour des verres de vin blanc qui brillent dans la lumière matinale, on commence à parler d’une malédiction, de l’Ankou, même qui viendrait faucher les malheureux à bord de sa charrette infernale.
L’affaire fait bien sûr la une des périodiques régionaux, du coup, bon nombre de vacanciers qui séjournent dans la région, affluent sur la presqu’île, attirés par le crime. Ce qui n’est pas pour déplaire aux commerçants.
Pas mal de touristes en mal de sensations se rendent sur la plage de la Palue où le périmètre défini par les gendarmes est resté en place, symbolisé par un ruban bicolore, orange et blanc, maintenu par des piquets; le tout entourant la petite canadienne à côté de laquelle est restée garée la moto. Les gens se pressent autour en respectant un silence quasi religieux, mais s’autorisant tout de même à prendre quelques clichés, un petit sourire gêné au coin des lèvres.
La presse s’est installée elle aussi; et les interviews ne sont pas rares aussi bien dans le bourg de Crozon qu’à Morgat ou à Camaret.
La famille de Simon a été inquiétée par quelques journalistes avides de sensationnel qui ont mitraillé de leurs appareils, à peine la porte de la maison familiale entrouverte.
Du coup, les Simon en sont réduits à vivre les volets fermés.
De même, l’employeur de Simon a eu droit aux investigations des journalistes, se contentant de déclarer, irrité, qu’il n’était au courant de rien et qu’il ne croyait pas que Simon soit responsable de quoi que ce soit dans ce drame.
DECOUVERTE
L’adjudant Nicolas fulmine dans son bureau, devant sa tasse à café :<<Mais qui a donné le nom de Simon aux journalistes ? Qui a fait ça ?
Son adjoint, Queffelec, lève le nez de la presse du jour :<< Je crois bien que c’est la secrétaire du médecin, si j’en crois cet article où elle relate ce qu’elle a vécu hier soir. On a droit à une superbe photo d’elle en robe de chambre et bigoudis. Ce qu’elle est tarte !
_ Quelle andouille celle-là ! On lui a pourtant bien dit de la fermer !
_ Oui, mais devant les journalistes, les caméras et les micros, qui ont su flatter son côté narcissique, elle n’a pas pu résister. C’est un comportement tout bonnement hystérique et chez une femme, ça n’est pas très étonnant.
Nicolas reste pensif un instant : Vous pourriez répéter ça devant votre épouse ?
_ Dieu m’en garde ! Déclare-t-il en levant les bras. Je dirais que ça ne concerne que les vieilles filles comme la secrétaire.
_ Je n’arrive pas à croire que Simon soit l’auteur de ces meurtres. Je ne sais pas ce qui lui arrive, mais j’ai la certitude qu’il est aussi victime que les autres malheureux dans cette affaire.
_ Peut-être, mais lui, il est vivant et ça tombe comme des mouches autour de lui. Vous savez, c’est peut-être un dingue ! Il arrive que des gens tout à fait normaux en apparence deviennent dingues du jour au lendemain et se mettent à trucider à tour de bras.
_ Oui, mais ces gens-là ne demandent jamais l’aide de la gendarmerie que je sache.
_ Là, vous marquez un point.
_ Non, il n’est pas dingue. Il y a autre chose… Il a parlé d’un gant dans un tumulus. Ces édifices doivent bien être répertoriés quelque part; tâchez de vous renseigner auprès de la mairie. Purée ! Quelle nuit ! J’en ai plein les bottes. Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer dans cette foutue ambulance ? Et où a disparu Simon ? C’est à n’y rien comprendre ! Nicolas s’étire dans son fauteuil puis se presse les globes oculaires du bout du pouce et de l’index. J’en étais presque sûr hier soir que ça tournerait mal. Tiens, rappelez l’hôpital, je veux avoir des nouvelles de notre gars et du toubib. Depuis qu’il a repris connaissance, il n’arrête pas de parler d’un monstre velu avec des griffes. Quant au toubib, j’espère qu’il s’en sortira… Le larynx broyé ! Quelle merde ! Il faut à tout prix retrouver Simon avant qu’il n’y ait d’autres victimes et il faut qu’on comprenne ce qui se passe.
_ J’ai appelé il y a à peine une heure.
_ Eh bien vous les rappelez et si ça les défrise vous me les passez.
_ O.K. L’adjoint s’exécute volontiers et compose le numéro de l’hôpital. Allo, la cavale ? Ici la brigade de Crozon. Oui? Ah bon ! Très bien, je prends note … Oui. Merci… Au revoir. Queffelec raccroche et se tourne vers son supérieur : Le collègue est dans la chambre n° 321 en chirurgie, j’ai son numéro de téléphone, on peut l’appeler. Le toubib est toujours inconscient, en réanimation, sous assistance respiratoire.
_ Bien, au moins sont-ils vivants tous les deux. Passez moi l’appareil, merci.
Nicolas compose le numéro inscrit sur la feuille que lui a tendue son subordonné et enclenche le mode mains libres de l’appareil.
_ Allo.
_ Chef ?
_ Oui, c’est moi. Comment allez-vous ?
_ Eh bien j’ai le nez cassé et je ressemble à un raton laveur et ça me fait un mal de chien. A part ça tout va bien. Ca aurait pu être pire. Contrairement à ce que les toubibs craignaient, je n’ai rien au crâne, à part une grosse bosse.
_ Nous sommes contents que ce ne soit pas plus grave que ça.
_ Chef, il faut que je vous dise ce que j’ai vu.
_ Je vous écoute.
_ Simon… Il se transforme quand il est inconscient… Il se change en monstre, une bête énorme !
_ Vous êtes sûr de ce que vous avancez ?
_ Je l’ai vu chef ! Il a des pattes énormes et une force terrible ! Il a arraché les portes de l’ambulance ! Vous savez très bien que je ne suis pas dingue et que je ne raconterais pas ce genre de chose si ça n’était pas vrai.
_ Hum bien. Vous me mettez tout ça par écrit; des collègues vont passer vous voir aujourd’hui. Avez-vous besoin de quelque chose ?
_ Non, je vous remercie. Ma femme va m’apporter mes affaires dans la matinée.
_ O.K. On se rappelle plus tard. Reposez-vous.
_ Merci chef… Chef ? Et le toubib ?
_ Il est vivant. On s’occupe de lui. A bientôt.
En coupant la ligne, Nicolas prend un air contrarié. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dingue ?
_ Il a l’air sûr de lui.
Le téléphone sonne. Nicolas décroche. Oui ? Je vous écoute… Quoi ? Vous pouvez me répéter ça ? … Envoyez- moi ça par fax. Merci.
_ Qu’est-ce qui se passe ?
_ L’échantillon du sang de Simon a été analysé et des éléments inconnus y ont été trouvés. Les spécialistes ne savent pas ce que c’est. Ils ont contacté pas mal d’autres laboratoires dans le monde par le net pour tenter de trouver de l’aide. Ils nous faxent les comptes rendus.
_ Il aurait donc quelque chose en lui qui le transformerait en bête ?
_ C’est dingue non? Et on dirait que les transformations sont de plus en plus fréquentes et durent de plus en plus longtemps.
Le fax sonne et des pages sortent paresseusement de l’appareil. Nicolas s’en empare et affiche une moue dubitative. <<Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? On n’y comprend rien. Il n’y a que des données et quelques images; c’est quoi ? Des cellules ? Elles sont nombreuses. Ça doit être ce que les laborantins n’arrivent pas à identifier. >>
Nicolas tend les feuilles à son collègue qui en prend connaissance avec grand intérêt. Et tombe d’accord sur le fait que ces données s’adressent plutôt à des spécialistes.
Une dernière feuille émerge timidement de la fente du fax. Nicolas en prend connaissance.
<< Hum ! D’après le labo, ces cellules seraient l’équivalent de globules rouges et globules blancs, mais d’un genre particulier et elles sont en train de prendre la place des cellules originales, lentement mais de manière exponentielle.
Une analyse ADN est en cours.
Hé ! Ecoutez un peu ça ! Ils souhaitent obtenir d’autres échantillons pour pousser les recherches plus avant.
_ C’est une blague ?
_ Non, je ne crois pas. Ils disent aussi qu’ils ont réussi à isoler une substance chimique qui ne devrait pas se trouver dans des tissus humains; il s’agirait d’un curieux mélange de molécules qui, en principe ne se combine pas naturellement. Et que d’après eux la substance est altérée, ce qui pourrait induire que la pathologie du patient progresse lentement. Par contre, comme la substance est inconnue, ils ont le regret de nous informer qu’aucun antidote n’existe à ce jour.
Eh bien, nous voilà bien avancés maintenant!
_ Ce serait donc une drogue qui serait à l’origine de tout ça ?
_ J’en ai bien peur.
_ Simon se drogue ?
_ Je ne crois pas. Son patron discute souvent avec lui et n’a jamais rien remarqué. Jamais de retard, jamais de demande d’avance sur la paie. Je suis sûr que ce type est clean. Ca doit être accidentel. Simon s’est trouvé au contact de cette substance par accident.
_ Dans un tumulus ?
_ ??? Pourquoi pas ! C’est tout ce que nous avons pour l’instant. Allez prendre une douche et filez à la mairie. Je veux tous les emplacements de ces tombeaux en fin de matinée sur mon bureau.
DENOUEMENT
Nuit. Il fait nuit noire. Froid, il fait froid aussi bien que ce soit supportable et tout est silencieux. Quoique… Il lui semble entendre le bruit de la mer qui doit venir de loin. Simon ouvre les yeux et prend connaissance de sa situation. Il est allongé sur le sol. Un sol qui semble pavé. Par contre, il ne souffre pas; ni de la tête ni d’ailleurs. Il pourrait même penser être en forme.
Il se redresse et tente de s’asseoir mais n’y arrive pas bien. a tâtons, il explore ce qui l’entoure. Il se redresse à nouveau et à quatre pattes, ce qui lui semble le mieux adapté, entreprend avec d’infinies précautions l’exploration de l’endroit. Il devine curieusement des formes tout autour qui lui rappellent quelque chose.
Une cloison devant lui, constituée de pierres assemblées en un mur droit et froid, une cavité sur la droite semble s’ouvrir devant ses mains. Dans cette cavité, une forme blanche attire son regard. Quand sa paume se referme sur un crâne glacé et poussiéreux, Simon sait exactement où il se trouve.
Bordel ! Pense-t-il. Me revoilà dans le tumulus.
Sa vision semble s’améliorer malgré l’absence totale de source lumineuse. De curieuses odeurs jusqu’alors inconnues le font renifler et le bruit qu’il fait à ce moment là ne lui plaît pas du tout. Il essaie d’appeler à l’aide mais au lieu d’articuler des mots, un grognement puissant emplit la cavité souterraine.
Ses mains montent à son visage pour se frotter les yeux et ce qu’elles rencontrent à leur contact le plonge dans une horreur sans nom; de même que ce que la peau de son visage a ressenti au contact de ses mains ou plutôt de ses griffes longues et acérées au bout de larges pattes velues.
La panique monte d’un coup comme un tsunami mortel, inattendu car généré par un puissant séisme lointain et malgré tout passé inaperçu.
Je me transforme ! Mon corps s’est transformé ! Quelle horreur. Une onde de dégoût le submerge; et alors qu’il pense pleurer, un long hurlement sort de sa gorge alors qu’il vient, sans s’en rendre compte d’allonger le cou et lever le menton vers le plafond au milieu de cette crypte oubliée des hommes et de leur histoire.
19 Heures viennent de s’afficher sur la pendulette électronique du chef Nicolas; laquelle trône en bonne place sur son bureau d’un style tout à fait administratif : économique et laid.
Des cartes sont disposées sur la majeure partie de la surface de ce meuble et une plus grande représentant Crozon et ses alentours est punaisée au mur.
Nicolas se passe la main dans les cheveux. De l’autre, il tient un mug rempli de café noir et fumant sur lequel un Homer Simpson semble faire des claquettes, une bière à la main.<< Eh bien, c’est raté ! Laisse-t-il échapper à l’intention de son adjoint qui scrute la carte murale. Tous les tumulus répertoriés ont été visités et pas un ne semble avoir été ouvert ni même fréquenté.
_ Il n’y a peut-être pas forcément de rapport entre la situation et les tumulus ? Peut-être délirait-il ?
_ Non, je suis sûr que non. Il a fait de gros efforts pour nous dire ça. C’est important.
_ Alors il doit y avoir d’autres tumulus non répertoriés. Je ne vois que ça.
_ Ouais, et il en aura trouvé un. Bon sang ! Où chercher ? C’est tellement vaste !
_ L’adjoint claque dans ses doigts. Si je peux me permettre ?
_ Mais je vous en prie ! Toutes les idées sont les bienvenues. Asseyez-vous et racontez-moi ça.
_ Je vais plutôt rester debout à cause de la carte sur le mur.
_ Soit.
_ Bien. Voici l’endroit du premier crime à la Palue. Crime resté sans cadavre jusqu’à présent. Et juste à côté, ici, la maison de Simon. Plus loin, au bourg, le cabinet médical, lieu du deuxième meurtre avec cadavre.
_ Oui, et alors ?
_ C’est peut-être un peu tiré par les cheveux, mais voilà mon idée; elle tient aux cadavres, ou plutôt à l’absence du cadavre en cet endroit à la plage.
_ Poursuivez, j’ai comme un pressentiment de vérité évidente !
_ Merci. Pourquoi n’y a-t-il pas de cadavre à cet endroit ?
_ Mystère et boule de gomme ! Il l’a mangé ?
_ Je crois que c’est exactement ça ! Tout du moins en intention.
_ ??? Poursuivez.
_ Notre tueur ou la bête a dû le cacher pour le finir tranquillement dans un endroit sûr où elle ne serait pas dérangée et où elle aurait tout le loisir de revenir.
_ Un endroit comme un tumulus qui serait assez proche du lieu du crime pour qu’on puisse y traîner un homme du bout de ses mâchoires ? Un endroit situé entre la maison de Simon et la tente de camping ?
_ Ben oui, et s’il a laissé celui du médecin c’est qu’il se trouvait trop loin de sa tanière pour l’emporter. Ca se tient, n’est-ce pas ? Et cela restreint pas mal le champ d’investigation, non ?
_ Vous voyez cette lumière dans mes yeux ? Là ? C’est de l’admiration ! Pensez à me le rappeler le jour de votre notation. Allez ! On rappelle tout le monde et on passe toutes les dunes au peigne fin. Et je veux des chiens ! Plein de chiens ! Ce seront eux les premiers à trouver notre animal et sa tanière.
Simon ou ce qu’il en reste, regarde d’un œil triste ce gant qui repose par terre. Sa vision est étonnamment puissante dans l’obscurité totale. Ses pensées sont tristes : Une simple piqûre et sa vie a basculé pour passer d’un stade d’homme moyen à celui d’animal d’épouvante qui a déjà tué au moins deux personnes.
Par moments, il sent bien qu’il lui semble rapetisser à l’intérieur de ce corps étrange et puissant. S’amoindrir au bénéfice de qui ? Sûrement de la bête qui a pris sa place à chaque fois qu’il y a eu des morts.
Elle n’a pas encore le dessus, mais Simon sent bien que la partie est perdue d’avance. Que le match est truqué et que l’adversaire a le temps pour lui.
Que vais-je bien pouvoir faire maintenant que je suis dans cet état ? Pourquoi les gendarmes ne m’ont-ils pas gardé ? Que s’est-il encore passé là-bas ? Je les ai peut-être tous tués. Et ça ne va aller qu’en s’empirant. Maintenant que mon corps s’est transformé, il ne manque plus grand-chose pour que je devienne totalement un animal. Dans combien de temps ? Six heures ? Peut-être moins.
J’ai peut-être encore le temps, en me dépêchant de prouver ma bonne foi, mon innocence. Mon Dieu, donnez-moi la force et le temps d’y arriver.
Les gendarmes aidés des militaires de Quelern, qui sont accompagnés de chiens de l’armée, tous des malinois au museau charbonné. Ces chiens semblent tous excités par cette expédition nocturne dans les dunes.
Si Nicolas apprécie l’aide des militaires, il n’en est cependant pas moins contrarié par le fait qu’ils soient en armes, le fusil d’assaut en bandoulière. Il a bien tenté de faire part de sa désapprobation à ce sujet auprès du préfet mais n’a pas été entendu.
Tous se sont rejoints et s’alignent pour couvrir le plus de terrain possible à la fois.
Partant du bord de mer pour s’enfoncer dans les dunes et les broussailles.
Les chiens qui au début montraient un enthousiasme exubérant, semblent rapidement sentir quelque chose d’anormal et, au lieu de s’exciter et foncer droit sur une piste odoriférante en aboyant, Ils se mettent à geindre et se pelotonnent aux pieds de leurs maîtres, les oreilles basses et la queue ramassée.
Les militaires ont beau les encourager et les houspiller, rien n’y fait. Les chiens se laissent traîner au bout de leur laisse.
Un capitaine vient à la rencontre de Nicolas : C’est incroyable cette histoire ! C’est bien la première fois que je vois ça. Ces chiens sont des terreurs et ils meurent de trouille! Vous y comprenez quelque chose ?
_ Oui. Ils ont peur parce qu’ils sont assez intelligents pour savoir à qui ou à quoi ils ont affaire. Ils le sentent et ils en ont peur. Vos chiens ne nous serviront à rien en fin de compte. Dommage.
_ Et vous, vous savez à quoi on a affaire ? Vous n’avez pas peur ?
_ Je sais à peu près, oui. Et oui, moi aussi j’ai peur; mais comme je suis un homme et un gendarme en plus, j’ai une certaine idée de mon devoir et je sais que si nous n’y allons pas, la situation empirera. Pour tout le monde.
_ Euh, je vais faire attacher les chiens et nous allons nous mettre en formation. Faites gaffe à vous.
_ Merci. Faites en sorte que vos hommes ne tirent qu’à mon signal. Nicolas fouille dans la poche de son blouson et tire sur une cordelette blanche en nylon qu’il suspend à hauteur du visage du capitaine. Mon sifflet ! Faites passer le mot.
Simon se lève et attrape délicatement le gant dans sa gueule et d’un pas lourd, se dirige vers la sortie du tumulus quand ses deux oreilles se redressent brusquement. Il entend distinctement des couinements et aussitôt sent plusieurs odeurs, différentes signatures olfactives parmi lesquelles deux ne lui sont pas inconnues.
Une lueur d’espoir vient de naître en lui. Il accélère le pas et entame le boyau qui mène à l’extérieur, croisant au passage les restes du campeur.
Il sait déjà où se trouvent les deux odeurs qu’il sait appartenir aux gendarmes. Et décide en franchissant la sortie du tumulus de se diriger droit sur eux afin de déposer à leurs pieds cet épouvantable gant qui l’a ainsi transformé.
Il progresse rapidement quand une autre odeur libérée par des claquements secs vient mettre tous ses sens en alerte. Il n’arrive pas à réprimer un grondement sourd.
Il doit se dépêcher car la partie est sur le point de se terminer.
Il ne se fait aucune illusion quant à l’issue de ce qui se trame ce soir.
Sa seule bataille possible se résume à sa mort. Bien évidemment. S’il se fait tuer, il aura réussi à tuer la bête avant qu’elle ne prenne le contrôle total et ce sera sa victoire et celle de personne d’autre. Il va donc falloir qu’il meure. Mais pas n’importe comment. Il se le doit d’abord à lui-même, en mémoire à ce qu’il était; à ses parents et amis pour qu’ils sachent qu’il était innocent et pour les gendarmes afin qu’ils comprennent.
Il a une vision assez précise du dispositif qui se rapproche de lui. Par les odeurs et aussi par les bruits. Il s’efforce de rester concentré sur les deux signatures olfactives des deux gendarmes qui semblent marcher côte à côte, un peu plus loin sur sa droite.
Il traverse, le gant toujours dans sa gueule, un cours d’eau ainsi qu’un épais bosquet d’aubépiniers. Il voit maintenant les deux gendarmes qui s’approchent à une vingtaine de mètres à présent.
Il recommande son âme à Dieu et sort lentement de l’ombre broussailleuse pour apparaître à découvert. Il sent aussitôt une réaction parmi les hommes tout autour, leurs odeurs changent aussitôt et il entend leur rythme cardiaque s’accélérer brutalement. Mais ce n’est pas ça qui l’inquiète d’un coup. C’est son propre rythme qui semble s’emballer et l’impression que l’autre met plein gaz pour prendre les commandes à sa place.
Il avance lentement la tête basse, tenant toujours le gant doré dans sa gueule.
Il perçoit nettement les yeux des gendarmes maintenant. Il devrait y arriver.
Le plus petit des deux s’arrête un instant et le fixe droit dans ses pupilles.
Alors il s’arrête lui aussi et s’assoit. Le gant dans la gueule et levant une patte de devant comme pour l’appeler à l’aide.
_ Nom de Dieu ! Regardez ! C’est encore Simon là-dedans ! Il nous fait signe. Entraînant son adjoint par la manche, Nicolas accélère le pas et fonce droit sur le terrible animal qui maintenant semble faire le beau. Un gros objet brillant dans la gueule.
Simon est maintenant sûr de réussir. Les gendarmes arrivent rapidement et ils ne sont plus qu’à une dizaine de mètres de lui.
Il en éprouverait presque de la joie quand un épouvantable choc doublé d’une terrible brûlure au flanc gauche le secoue. Puis vient le coup de tonnerre, celui du coup de feu amplifié dans ses oreilles devenues si sensibles. Il sent immédiatement ses poumons se remplir graduellement de sang et sa respiration devenir inefficace. Alors, déjà essoufflé, il se relève et avance la tête baissée vers les deux hommes qui accourent maintenant en hurlant de ne pas tirer. La deuxième balle lui a explosé l’omoplate gauche et il est tombé lourdement. Il est tombé sans lâcher le gant. La douleur atroce est peut-être à ce moment ce qui le tient en vie, plus encore que la volonté.
Devant ses yeux, une paire de chaussures basses fermées par des lacets fins et usés et qui ne sentent pas vraiment le cirage. Il lève un peu la tête et plante son regard dans celui de Nicolas.
_ Simon… Je suis désolé, je n’ai pas voulu ça…
La gueule massive et charbonnée abandonne le gant en or qui roule sur le sol et la patte valide de l’animal le pousse doucement contre les pieds du gendarme.
Simon sent sa vie lui échapper en même temps qu’il se vide de son sang. Mais c’est une libération car en même temps que lui, la bête meurt aussi. Et elle doit enrager de s’être fait avoir ainsi, si près du but. C’est en savourant sa victoire si chèrement payée qu’est mort Simon.
Tous les militaires se sont rapprochés de lui alors qu’il agonisait et qu’il se vidait de son sang.
Et au fur et à mesure que son sang se déversait dans le sable des dunes, ses poils tombaient, sa colonne vertébrale se redressait, ses griffes se rétractaient ses membres se transformaient; ainsi reprenait-il forme humaine. Ainsi mourait la bête.
DE PROFUNDIS
Dans la belle église de Crozon, au magnifique retable et à la superbe chaire en bois noir surmontée d’un ange terrassant le dragon de son épée resplendissante de clarté, Simon a reçu les sacrements auxquels il avait droit peut-être plus qu’un autre. Lors de cette cérémonie, beaucoup ont pleuré. Sa famille, bien sûr ainsi que ses proches et ses amis.
Et sur le parking, dans une Citroën ZX grise, un homme pleurait lui aussi. Un gendarme navré et impuissant.
Les laboratoires n’ont pas réussi à reconstituer la substance découverte dans le sang de Simon; c’est sûrement mieux ainsi.
Le gant est à Paris dans une salle obscure, dans les sous sols d’un musée. C’est sans importance.
Personne n’a jamais retrouvé le fameux tumulus qu’avait mentionné Simon. A part peut-être un certain gendarme qui aurait compris grâce au contenu de ce tombeau et parce qu’il avait toujours cru en l’innocence de Simon, ce qui s’était réellement passé à travers les millénaires et le rôle final du gant en question. Ainsi aurait-il pu retranscrire cette terrible histoire.
Bertrand Nicolas
FIN