LE BANC D’ANNA

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LE BANC D’ANNA

 

 

 

C’est bien à l’abri, protégée de l’air du temps et des regards curieux, en toute discrétion, qu’Anna s’appliquait assidûment et depuis un bon moment à caresser ses amis dans le sens du poil : ce triangle intime qui lui apportait tant, hétéroclite au risque d’y trouver plus que ce qu’elle cherchait ; elle qui se voulait autonome et sans dépendance. Elle était à chaque fois à deux doigts de se perdre, de lâcher prise, et de plonger dans l’inconnu de façon plus approfondie. Cela lui demandait de la discipline, des efforts et elle en bavait en silence. Il lui arrivait de se contracter de plus en plus souvent, lorsqu’un protagoniste venait effleurer un sujet sensible ; elle se fermait alors brusquement et restait interdite en attendant que le calme revienne.

La majeure partie du temps, quand la météo l’autorisait, Anna sortait de la maison, descendait les quelques marches du perron et s’installait sur le banc en pierre dans le jardin. Elle découvrait alors ses amis, toujours fidèles au rendez-vous. Invariablement, elle commençait par tâter le terrain en douceur, curieuse et peu sûre d’elle en caressant le fol espoir de pouvoir franchir un cap tout en sachant pertinemment qu’elle ne se l’autoriserait pas car elle n’aimait pas sa voix et se refusait à toute vocalise qui aurait pu compromettre sa quiétude alors qu’elle était offerte et fragile, telle une abeille, elle butinait tout en délicatesse le bouton encapuchonné de la rose à peine éclose et débordant de nectar dans son si joli jardin secret parfaitement entretenu.

Il lui arrivait aussi certains jours de prendre de la distance avec sa relation triangulaire amicale si plaisante et précieuse pour s’aventurer auprès d’un inconnu qui, mystérieusement, parfois l’attirait et semblait lui aussi être une source d’intérêt, bien qu’obscur et peu enclin à l’ouverture. Elle les comparait au Yin et au Yang : différents mais indissociables pour elle.

Elle tâtonnait résolument, redécouvrait les arcanes du jeu, inventait de nouvelles règles et se les imposait avec bonheur et délice. Il lui prenait quelquefois l’envie d’user d’accessoires et bien souvent, le fruit de ses longues recherches la satisfaisait au-delà de ses espérances. Elle nageait dans son cercle avec un bonheur incomparable.

Elle avait donc pris l’habitude de rencontrer ses amis sur son banc, au milieu de son jardin, libérée de certaines contraintes et elle entamait ainsi son entretien en évitant toute friction, agissant dans la dentelle. Puis elle écartait les limites de son champ d’action en se débarrassant des pans satinés des convenances et des conventions, ce qui lui procurait un grand sentiment de liberté et avait le don de lui faire rapidement perdre la tête dans une grande félicité.

Anna considérait le vent et le soleil comme des bienfaits car ils lui permettaient de s’adonner entièrement sans voile à ces rencontres intenses, derrière le massif fleuri qui la cachait aux yeux du monde ; elle et ses amis. Anna les fréquentait ainsi assidument durant tout l’été.

Quand plus tard, fin septembre, le temps devenait maussade, gris, froid et pluvieux, ses relations avec ses amis se faisaient plus rares et les rencontres duraient moins longtemps, même si elles gagnaient en intensité en raison du rapide durcissement des positions en raison du vent et de la fraîcheur de l’air. Il lui arrivait bien de les inviter à l’intérieur de sa maison, mais le cœur n’y était pas. Cela manquait d’entrain, de joie, de piment. Question d’ambiance probablement. L’impression d’étouffer, d’être engoncée, de ne plus être libre. Elle était  coincée derrière les vitres à travers lesquelles l’image du banc à peine visible se déformait à cause de la pluie qui cinglait sur les carreaux. Et sa respiration recouvrait alors de buée la désormais froide surface transparente.

Un matin d’hiver, Anna avait eu l’idée d’inviter ses amis à la rejoindre dans les transports en commun. Elle avait alors testé le bus qu’elle savait tanguer dans les virages et freiner un peu brutalement dans de grandes vibrations. Elle était venue sans aucun superflu ; et c’est dans son trois-quarts imperméable et ses bottes en cuir qu’elle avait parcouru un grand nombre de kilomètres à travers la ville, plaquée contre la barre métallique. C’était plaisant, certes, mais sans plus. Ses amis n’avaient que peu goûté la rencontre dans ces circonstances. Anna avait fini par convenir qu’il lui faudrait attendre le retour des beaux jours pour à nouveau profiter pleinement de ses amis qu’elle entreprendrait sans cachoterie sous le franc soleil d’été, sur son banc.