CANNON

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CANNON

 

 

 

« Cours… Cours ! La mort n’aime pas attendre… »

 

 

 

 

Ville de Milo, Maine, US. Août 2019.

 

 

En général, les salles d’interrogatoire se ressemblent toutes. Tristes et sans fenêtre, peintes dans des tons gris et simplement garnies d’un miroir sans tain, d’une table et trois chaises métalliques.

 

A Milo, dans le Maine, celle dans laquelle se trouve Jason Thomas ne déroge pas. Tout y est gris, triste. Il sait que ce n’est pas dû au hasard et qu’ici, tout est fait pour vous donner un avant-goût de l’incarcération ; vous casser le moral, vous conditionner, vous inciter à la confession dans l’espoir d’un sort plus favorable.

Jason est un type qui affiche la cinquantaine sportive. Il n’est pas menotté car il est là en tant que témoin. Les policiers lui ont offert un café brûlant qu’il n’a pas pu boire tellement il est mauvais.

 

Cela fait déjà deux heures qu’il est seul, assis devant ce miroir sans teint, conscient qu’il y a sûrement du monde de l’autre côté de la vitre et que la caméra perchée dans l’angle, près du plafond sur sa gauche, enregistre tous ses faits et gestes et les transmet sur un écran dans un bureau éloigné où un agent le surveille.

Jason ne bouge pas. Il est fatigué, sale, repoussant sans doute ; et il pue. Il tapote régulièrement  du bout de ses doigts crasseux la surface de la table métallique et fait tout son possible pour montrer quelques signes d’inquiétude. Tenir coûte que coûte…

 

 

Dans les box du bureau de police de Milo, c’est l’effervescence et les agents s’activent, en relation radio et téléphonique avec les détectives restés sur le terrain, dans la forêt, en montagne. Les cinq corps ont été enveloppés dans les sacs mortuaires et entassés dans l’ambulance et tous les enquêteurs s’activent à trouver des indices, prendre des clichés et tentent de comprendre comment sont morts tous ces jeunes. La plupart des corps sont mutilés ; à l’un d’entre eux, il manque un bras. Les deux jeunes filles ont subi des mutilations au niveau de leur sexe. Les enquêteurs ont décrit une scène d’horreur.

 

 

James Hanlon, le chef du bureau de police est soucieux. Le maire est sur son dos ; il veut des résultats rapides et il l’appelle régulièrement pour savoir où en est l’enquête. Les élections ne sont plus très loin… Sans oublier la presse en quête de sordide qui s’est jetée sur l’affaire en laissant entendre que cela traîne un peu trop en longueur. Ces gens-là veulent du sensationnel, et ils le veulent tout de suite car l’audimat en dépend. Bangor a appelé pour proposer son renfort, mais James a décliné poliment. S’il commençait à accepter de l’aide de Bangor, son image de chef ternirait rapidement aux yeux de ses subordonnés.

Hanlon refait le point avec ses collègues dans la petite salle de réunion:  » Jason Thomas a stoppé un camionneur sur la route à sept heures ce matin, il s’est servi du portable du routier pour appeler les secours. Quand les agents sont arrivés, il les a guidés vers le campement où se trouvaient les corps et il leur a confiés une carte mémoire qui contient la vidéo du déroulement des crimes enregistrés par sa caméra GoPro. Il prétend avoir tenté d’empêcher les meurtres sans y arriver. Tout aurait débuté par un pari entre jeunes étudiants: celui de survivre en groupe dans la nature sans aucun moyen moderne. Conneries ! »

 

James a succédé depuis peu à Aaron Smith, au poste de chef du bureau de police de Milo. Son ancien patron a pris sa retraite et s’en est allé, le cœur léger, couler des jours heureux dans les Everglades, en Californie. James a toujours eu Aaron comme chef et, même s’il était pressé de le remplacer, aujourd’hui il lui manque. Aaron était de la vieille école ; avec ses méthodes qu’il jugeait parfois dépassées et qui l’agaçaient ; mais il avait des résultats et il connaissait l’âme des gens. Il l’avait souvent surpris par son sens du discernement et son intuition déroutante: Aaron « sentait » les gens, il les écoutait, les regardait et savait s’ils disaient la vérité ou s’ils cachaient quelque chose. Lui, il n’a pas ce don. Il doit amasser les éléments, trouver les indices, les preuves et travailler comme un forçat pour se faire une opinion. Et ce type, Jason Thomas… Il ne sait pas quoi en penser. Il lui fait l’effet d’une anguille.

 

 

James quitte son bureau pour rejoindre le labo où la vidéo est étudiée. « Alors Arthur ? Il y a quoi là-dessus ?

– On y voit le départ de Milo. L’installation du camp, des scènes de leur quotidien, et puis… Les meurtres… Tous les meurtres.

– Et le dernier ? Il est mort comment ?

– Suicide. Il s’est pendu.

– Passez la vidéo…

 

 

Aaron Smith est assis en sandalettes, short et chemisette à fleurs sous son parasol, confortablement installé sur son transat, au beau milieu de sa terrasse, à l’abri du soleil déjà bien haut. Il transpire beaucoup et sa chemisette est trempée dans le dos. Sur la table basse, un broc de citronnade agrémentée de glaçons est à portée de main et, régulièrement, il se sert un verre de cette boisson rafraîchissante et bienvenue. Aaron est un petit bonhomme brun, rondouillard et moustachu au regard perçant. Deux ans avant de prendre sa retraite, il a divorcé, ne supportant plus le caractère acariâtre de sa femme. Il a fait des efforts pour conserver un lien avec ses deux enfants: Mary et Rudy qui mènent une vie qu’il n’apprécie guère et qui l’inquiète.

Lorsque l’heure de la retraite a sonné, il aurait pu rester dans le Maine, mais son ex ne cessait de l’importuner, le couvrant de reproches, réclamant de l’argent, toujours plus d’argent alors qu’elle avait touché sa part équitable de leurs biens. Elle le harcelait criant, pleurant au téléphone ou bien sur le pas de sa porte.

Ce qu’il souhaitait désormais, c’était la sérénité et du repos après toutes ces années à dormir si peu, à ne pas pouvoir s’adonner aux loisirs, à supporter la mesquinerie et la bêtise de sa femme. Alors il a pris le taureau par les cornes et a mis sa maison en vente ; et il a décidé de descendre dans le Sud, au soleil. Il s’imaginait qu’il aurait là une vie de rêve: la pêche, le farniente, de nouveaux amis… En fait, il est seul et ne fait pas grand-chose. Il aurait pu traîner dans les bars et picoler pour se désinhiber et faire des rencontres, mais ça, c’était aller à l’encontre de ses principes et de sa morale. Il n’avait jamais picolé ni abusé de personne ; et franchement, les femmes qui boivent dans les bars le soir et finissent la soirée avec le premier type qui leur paie un verre, ce n’est pas du tout ce qui l’attire.

 

Il est absorbé par ses mots croisés au moment où son portable sonne. Il consulte l’écran digital de son appareil et maugrée avant de laisser tomber son recueil de grilles et de décrocher: « James ? Je te manque déjà ?

– Chef… Euh, Aaron. Désolé de te déranger…

– Tu peux ! J’étais en plein coït avec une jeune asiatique roulée comme une déesse ! Un tempérament de feu ! Elle m’a rendu mes vingt ans…

– Pardon ?

– Mais non ! Je plaisante… Je faisais mes mots croisés sur ma terrasse, à l’abri de ce fichu soleil ! Qu’est-ce qui m’a pris de descendre dans le Sud ? Bon… qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

– J’aurais besoin d’avoir ton avis au sujet de quelque chose de particulier qui vient de se produire. Mon instinct me dit que les preuves mentent et que la vérité est enfouie sous des faux-semblants.

– Ça ne t’a quand même pas échappé que je suis en retraite ?

– Aaron… Si je t’appelle, c’est que j’ai vraiment besoin de toi. Accepterais-tu de visionner une vidéo ? Je peux t’accorder un droit de connexion à notre serveur. Tout ce que je te demande, c’est de la regarder et de me dire ce que tu en penses. C’est tout. Personnellement, je la trouve très suspecte.

– Si je n’ai pas besoin de retourner dans le Maine, je veux bien t’aider. Envoie-moi les éléments par mail et dès que je les reçois, je me connecte pour accéder à la vidéo. Ça a un rapport avec les meurtres des jeunes dans la montagne ?

– Oui. Merci Aaron.

– Je te rappelle dès que possible.

– Au fait, elle s’appelle comment?

– Qui ça ?

–  Ton asiatique…

– T’es con. »

Dans la salle d’interrogatoire, Jason commence à s’impatienter. Cela fait plus de deux heures qu’il est seul et, bien qu’il soit conscient que tout est fait pour le déstabiliser et que l’affaire demande du temps aux policiers, il aimerait bien quitter cet endroit le plus tôt possible. Il a tellement à faire… Et toute cette crasse… Il n’a jamais été aussi sale de toute sa vie, même quand il était gosse.

 

 

La porte s’ouvre et James entre dans la pièce, accompagné par Meredith Arquette, son adjointe. James est en civil et sa collègue en uniforme.

James s’assoit en face de Jason et esquisse un semblant de sourire à son intention.

– J’ai bien cru que vous m’aviez oublié et que j’allais passer la nuit sur cette chaise… Quand pourrai-je partir ? J’aimerais me doucher et me changer ; on doit me sentir à des kilomètres…

– Monsieur Thomas… Vous partirez quand ce sera possible. Il nous faut un peu de temps, vous comprenez ? Racontez-moi tout ce qui s’est passé depuis le début ; vous voulez bien faire ça ?

– Encore ? J’ai déjà tout raconté aux enquêteurs… Ils ont tout noté et enregistré.

– Oui, mais je veux vous entendre. Et plus vite ce sera fait, plus vite vous retournerez chez vous. »

 

Jason se passe la main dans ses cheveux hirsutes et gras: « Ok… Toute cette histoire a commencé en avril, il y a quatre mois au campus. Je suis intervenant à l’université, en tant que spécialiste de la survie. J’étais commando dans l’armée, dans une autre vie, et j’ai souhaité partager mes connaissances. Cela fait deux ans déjà que je dispense des cours sur la survie en milieu froid, tempéré ou chaud. Les élèves ont l’air assidus ; les garçons surtout, parce que les filles, ça ne les branche pas vraiment. Elles préfèrent imaginer ne jamais se retrouver sans les commodités et la technologie de la vie moderne.

Il y a quatre mois de cela, Johnny Gould est venu me rencontrer à la cafétéria, il était accompagné de Paul Ramon, son meilleur pote, pour me faire part de leur projet: profiter des vacances pour partir à cinq vivre deux mois dans la montagne sans aucun moyen moderne ; pas de téléphone, sans tente, avec un briquet et des couteaux !

– Bigre ! Et que leur avez-vous dit ?

– Je leur ai répondu que c’était une idée stupide et qu’ils couraient à la catastrophe sans préparation. Il y a des stages pour ça. Des stages d’une semaine où on vous accompagne, on vous y enseigne ce qui est bon et ce qui est dangereux dans la nature.

– Et ???

– Et je leur ai conseillé de s’inscrire à un de ces séminaires avant de se lancer dans une telle aventure.

– Comment ont-ils réagi ?

– Ils ont paru déçus, frustrés. Ils m’ont remercié et sont partis prendre leur plateau-repas.

– Et c’est tout ?

– Non. Le lendemain, ils sont revenus à la charge, accompagnés de leurs copines: Sandra Jones et Cathy Holcomb. Et un autre gars: Brian Anderson.

– Ils étaient tous partants pour vivre isolés deux mois dans les bois ?

– Johnny et Paul étaient très motivés, fanas. Brian, lui, je pense qu’il voulait se prouver quelque chose. Et les filles, elles voulaient simplement faire plaisir à leur petit ami. Ils ont beaucoup insisté et je leur ai déconseillé de se lancer sans la moindre expérience. Je leur ai expliqué que c’était stupide de partir sans moyen de communication ; car en cas d’accident grave, il fallait pouvoir appeler les secours, et qu’en montagne, les risques de chute ou de mauvaise rencontre ne sont pas nuls.

Johnny et Paul ont convenu qu’il leur faudrait un minimum de matériel à disposition. Ils m’ont dit qu’ils allaient prendre le temps de la réflexion et qu’ils m’en reparleraient plus tard. Je pensais sincèrement que l’envie leur passerait et qu’ils se tourneraient vers d’autres buts. Cela valait mieux car tous ces jeunes sont des fils et filles à papa. Ils sont nés une cuiller en argent dans la bouche et ne savent pour la plupart rien faire de leurs dix doigts.

– Oui. Mais ils n’ont pas changé d’avis…

– Non ! Au contraire ! Ils sont tous revenus me dévoiler leurs plans un mois plus tard. Ils partiraient en combi Volkswagen et emporteraient des téléphones, des tentes canadiennes, des conserves, un réchaud au gaz et une trousse de secours. Ils pensaient conserver tout ce matériel dans le combi pour ne s’en servir qu’en cas de nécessité.

– Et ?

– Je n’ai pas pu me résoudre à les laisser partir seuls. J’ai décidé de les accompagner pour les aider et intervenir en cas de besoin.

– Pourquoi ne pas avoir prévenu la direction de l’université ?

– Eh bien… Je pensais que finalement, ce serait une bonne expérience pour eux ; qu’ils se rendraient compte, une fois confrontés à la dure réalité qu’ils avaient du chemin à parcourir avant d’être autonomes. J’étais persuadé que ça ne durerait que deux ou trois jours…

– Pardonnez-moi, mais vous les avez accompagnés et ils sont tous morts.

– Je sais… C’est terrible, épouvantable. Je n’avais pas vu que Johnny Gould…

– Quoi donc ?

– Je n’avais pas su voir qu’il était psychopathe.

– Vraiment ? Expliquez-vous.

– Johnny se présentait comme quelqu’un de sympa, sportif et entreprenant à qui tout réussissait. Il paraissait avoir beaucoup d’amis et jouissait d’une excellente cote dans le campus. Il m’a roulé dans la farine, comme les autres…  Et c’est une fois qu’on s’est retrouvé à l’écart du monde, là-haut, dans la montagne qu’il a révélé sa véritable nature… Un monstre ! »

– Eh bien ! Et pourquoi la caméra GoPro ?

– Je voulais filmer pour me servir de cette expérience dans mes prochains cours.

 

Le téléphone dans la poche de James Hanlon se met à vibrer et en le sortant, le chef du bureau de police constate que l’appel vient d’Aaron Smith. « Excusez-moi, je dois prendre cet appel. On reprendra plus tard. »

 

Jason fronce les sourcils. Ça se passe exactement comme il l’avait prévu. Il aimerait déjà être sorti, mais… « C’est ça… Bon flic… Cherche, creuse… Tu as la vidéo, on va voir si tu es malin… Je suis curieux de savoir jusqu’où tu iras… »

 

James sort de la salle d’interrogatoire, referme la porte derrière lui et, un peu plus loin s’adosse contre le mur: « Aaron ? Tu as vu la vidéo ?

– Yep !

– Alors ?

– C’est un montage. Ce ne sont pas les images d’origine.

– C’est aussi mon avis.

– Ce qu’on y voit, ce sont des scènes normales au début, quand ils partent et s’installent. Et puis, quand les meurtres surviennent, les enregistrements ne débutent qu’au moment des crimes. Bizarre, non ? Quand tu as une caméra GoPro, tu es sensé te promener avec, donc enregistrer tes déplacements, et là, curieusement, on ne voit que les mises à mort. Ce sont des scènes sélectionnées. Le type, il te montre ce qu’il veut que tu voies. Demande à tes gars de faire parler la carte mémoire ; ils devraient trouver la date et l’heure des dernières interventions ; en espérant que ton client n’a pas pensé à trafiquer la mémoire… Tu pourrais m’envoyer une photo de ce Jason ? Quelque chose me dit qu’on tient du lourd avec ce gus.

– Oui. Pas de problème. C’est un ancien commando qui donne des cours de survie à l’université.

– Mouais… Faudrait savoir où il a vécu ces vingt dernières années et chercher s’il n’apparaît pas dans nos… dans vos archives. Comme témoin par exemple. Passe son portrait dans la bécane pour voir ce qui peut sortir. Tu crois qu’il est possible de fouiller son domicile ?

– Eh bien… Pour l’instant, il est interrogé en tant que témoin.

– Je comprends… James ?

– Je t’écoute.

– Pour faire son montage, il lui a fallu un deuxième appareil. Un PC portable, sûrement, qu’il a dû cacher là-bas… ou dans la camionnette. Demande à tes gars de ratisser tout autour du campement avec des détecteurs de métaux. Ils trouveront peut-être quelque chose. Fouillez aussi le véhicule. Et sinon, qu’est-ce qu’il raconte ?

– Je l’interrogeais quand tu as appelé. D’après lui, un des gars de la bande serait un psychopathe qui aurait tué ses amis…

– Intéressant… Et je parie qu’il s’agit de celui qui s’est pendu.

– C’est ça.

– Ecoute… Je vais te donner mon sentiment: ce Jason, c’est lui le psychopathe ; et il joue avec vous en vous fournissant de fausses preuves. Il est malin et ça ne doit pas être son premier crime. Pour l’instant, le temps joue en sa défaveur. Garde-le au frais. Trouve toutes les excuses possibles, mais ne le relâche pas. Et débrouille-toi pour obtenir ses empreintes et son ADN.

– OK. Ça devrait pouvoir se faire. Et à part ça ? Comment se passe ta retraite ?

– Super ! Je crève de chaleur et je m’emmerde royalement !

– Tu as des nouvelles de tes enfants ?

– Quand ils sont dans la merde, uniquement. A la fin de chaque mois, donc.

– Et ton ex ?

– Elle me fout la paix depuis son remariage. Je bénis ce gars tous les jours, et je prie pour lui, bien que je ne le connaisse pas, sachant trop bien ce qu’il doit subir… Il fait combien à Milo ?

– Dix degrés environ.

– Dix degrés… Je n’aurais jamais dû quitter le Maine… Allez, je te laisse. Je te rappellerai. »

Aaron se laisse retomber dans son transat et tout en se mordillant la lèvre inférieure, il réfléchit à ce qu’il vient d’entendre. Au bout d’un moment de cette intense réflexion, il lâche un soupir et se lève d’un bond.

 

James s’éloigne de la salle d’interrogatoire et demande à Arthur Benson, le spécialiste informatique, d’en savoir plus sur la carte mémoire et de lancer des recherches dans les bases de données ainsi que dans PATTERNIZR en transmettant le portait de Jason. La collaboration de la police de New York ne sera pas superflue.

L’équipe toujours sur place a été prévenue qu’on recherche un appareil électronique dans et autour du camp et que la camionnette doit être inspectée. Et pendant qu’on y est, il serait bon d’interroger à nouveau le camionneur, peut-être aura-t-il omis un détail ? Et puis… Peut-être que les chiens seraient d’un bon secours.

 

James retourne dans la salle d’interrogatoire. Meredith est toujours assise en face de Jason qui semble résigné.

– Je vous ai apporté un coca, vous devez être assoiffé. Et un peu de sucre ne vous fera pas de mal. Tenez…

– Merci. » Thomas enfonce l’opercule de la cannette du bout de l’index et boit une grande rasade du soda.

– Bien… Dites-moi, Thomas… Racontez-moi comment s’est déroulée votre expédition.

– Eh bien, comme je vous l’ai déjà dit, j’ai proposé au groupe de les accompagner pour leur éviter de commettre de graves erreurs. Ils paraissaient tous soulagés de me savoir avec eux… Sauf Johnny qui a montré des signes de contrariété.

– Comment ça ?

– Il s’est montré hésitant et m’a assuré qu’ils n’avaient pas besoin de moi. Mais il a fini par céder face à l’insistance des autres pour que je vienne. Ça aurait dû m’alerter je crois… Enfin, nous sommes partis dans la bonne humeur. Avant le départ, j’avais fait l’inventaire de ce qui se trouvait dans le camion et nous avions ce qu’il fallait pour communiquer, nous abriter et donner les premiers soins. Le groupe avait l’impression de partir en vacances et de faire une promenade de santé.

On a roulé un bon moment après avoir quitté la route, sur la piste au pied de la montagne. On est allé jusqu’au bout. Quand c’est devenu impraticable, on est sorti du combi et on s’est équipé de nos sacs à dos. J’ai fait remarquer aux filles qu’elles devaient se changer car leur mini short et leur body n’était pas indiqué pour ce genre d’activité. Elles ont refusé car il y avait un grand soleil.

Johnny avait une carte et savait exactement où nous devions nous rendre. Il a verrouillé le combi et nous avons emprunté le chemin qui parcourt la montagne. Au bout d’un quart d’heure, Johnny a rebroussé chemin jusqu’au combi car il avait oublié quelque chose, et on l’a attendu. Ensuite, on a marché pendant trois heures environ et les filles se plaignaient déjà ; elles avaient mal aux jambes et les sangles de leur sac à dos les blessaient aux épaules. Johnny se moquait d’elles et les engueulait en leur ordonnant de se taire.

On a fini par entrer dans une clairière, après avoir traversé un sous-bois dense et empli de ronces. C’est là qu’on s’est installé. On a coupé des branches et érigé une cabane. Johnny a indiqué la direction d’une rivière et distribué les tâches  à accomplir: ramasser du bois sec, remplir les gourdes et poser des collets.

– Quelle était votre tâche ?

– Je n’en avais aucune de définie ; je me contentais de donner mon avis sur la façon de procéder quand je trouvais que cela pouvait être utile et j’aidais à la corvée de bois comme à la construction de la cabane.

– Comment se comportait Johnny ?

– Il s’est rapidement montré directif, autoritaire, puis menaçant et tyrannique.

– Menaçant ?

– Oui. Il prétendait qu’il était responsable du groupe et que chacun devait obéir pour la sécurité de tous. Et puis…

– Et puis ?

– Il se comportait mal avec les filles.

– Expliquez-nous ça.

– Il… Il a rapidement eu des gestes déplacés, aussi bien sur sa copine Sandra que sur Cathy, celle de Paul.

– Paul n’a pas réagi ?

– Si, bien sûr. Mais Johnny lui a plaqué la lame de son poignard sous la gorge en lui demandant ce qui n’allait pas.

– Et vous ? Vous n’êtes pas intervenu ?

– J’ai essayé… Mais quand j’ai demandé à Johnny ce qui lui prenait, il s’est rué sur moi avec cette affreuse expression sur son visage. J’étais prêt à le recevoir quand il a sorti un colt de sous son aisselle et me l’a pointé sous le nez. Personne n’avait encore remarqué qu’il portait un holster sous sa chemise. J’ai levé les mains et j’ai reculé. Il a eu cet étrange sourire à la fois de satisfaction et de dégoût. Ensuite, il a montré son pistolet aux autres et leur a conseillé de lui obéir.

– Je vois… Quand ont commencé les meurtres ? Et comment ?

– Vous imaginez un peu l’ambiance sur le camp… Tout le monde était refroidi et Johnny avait prévenu que toute tentative d’évasion aurait des conséquences néfastes sur les autres.

Une dizaine de jours après que Johnny nous ait menacés de son colt, Paul a voulu neutraliser Johnny, sans y arriver ; probablement excédé par le comportement de plus en plus déplacé de son ancien ami à l’égard de Cathy… Au début, il lui caressait la joue et les épaules, puis il lui palpait les fesses et les seins et là, il venait de se placer derrière elle, tout contre elle et il avait plongé sa main à l’intérieur du pantalon de Cathy qui gémissait en pleurs et il lui massait l’entrejambe tout en regardant Paul droit dans les yeux avec un sourire sadique.

Paul s’est jeté sur lui et Johnny a alors abattu la crosse de son colt sur son crâne. Il nous a contraints à déplacer Paul, inconscient jusqu’à un arbre où Brian l’a ligoté au tronc et, comme vous avez pu le voir sur la vidéo, il a mimé des pleurs à l’intention de Cathy et a planté son poignard d’un coup sec dans le cœur de Paul.

– Et personne n’a pu l’en empêcher ?

– Non… A cause du colt…

– Je ne me rappelle pas avoir vu de revolver dans la vidéo.

– A ce moment-là, il le portait à la ceinture, devant. Je filmais de derrière, et on ne peut pas le voir.

– Soit. Ensuite ?

– Ensuite, il s’en est pris aux filles. Il les a forcées à se dénuder, lentement et les a violées à plusieurs reprises et de plusieurs façons. Il les a humiliées, battues, contraintes à avoir des rapports entre elles… Un sadique ! Et puis, quelques jours plus tard, Brian est mort. Il lui a défoncé le crâne avec une pierre.

– Pourquoi ?

– Croyez-vous qu’il lui fallait une raison pour le tuer ? C’était un monstre ! Brian n’avait rien dit ni rien fait, et Johnny est arrivé à pas de loup derrière lui, une pierre à la main. Il nous a fait signe en souriant de nous taire et l’a violemment frappé. Brian est tombé au sol sans connaissance et Johnny s’est acharné avec frénésie sur sa tête. J’ai vu pas mal de choses dégueulasses quand j’étais militaire, mais ce n’était rien à côté de ça: les yeux de Brian sont sortis de leur orbite et quand la fureur de Johnny s’est calmée, sa tête n’était plus qu’un amas d’os, de chair, de sang et de cervelle gluant avec deux yeux…

– Et après ça, il s’en est pris aux filles ?

– Après la mort de Brian, Johnny a eu un moment d’abattement. Il s’est réfugié au fond de la cabane, recroquevillé sous une couverture et s’est mis à se balancer d’avant en arrière, son colt à la main, posé sur ses genoux. Son visage n’était plus qu’une affreuse grimace aux yeux écarquillés et au front plissé: il faisait peur. C’est à ce moment que j’ai dit aux filles qu’on devait courir pour s’échapper. Et c’est ce qu’on a fait. J’ai bien cru qu’on allait s’en sortir quand j’ai entendu Cathy crier derrière moi. Je me suis retourné et Johnny était déjà à califourchon sur elle ; il l’étranglait. J’ai voulu intervenir, mais il a aussitôt pointé son colt dans ma direction. Alors, avec Sandra on s’est remis à courir pour rejoindre le chemin. Le problème, c’est qu’on n’a pas pris la bonne direction et Johnny nous a rapidement rattrapés. Il a saisi Sandra par les cheveux. Il l’a traînée un moment comme ça, lui a asséné des coups de pieds et l’a poussée jusqu’à la rivière. Il avait toujours son colt à la main et regardait souvent derrière lui pour vérifier que je n’étais prêt à lui sauter dessus. Il l’a jetée dans l’eau et lui a maintenu la tête sous la surface ; le visage tourné vers le ciel. Il voulait se repaître de son effroi et observer la vie quitter son corps.

Je me suis mis à courir sans réfléchir dans la direction que je croyais être la bonne. Et puis je me suis arrêté alors que j’étais assez loin, et j’ai décidé de retourner sur mes pas pour l’affronter et lui faire payer ses crimes. Curieusement, à ce moment-là, je me foutais pas mal du colt ; peut-être parce qu’il n’y avait plus que moi ?

J’ai mis un peu de temps à retrouver le chemin du campement et quand j’y suis finalement arrivé, Johnny était en train de se passer la corde au cou. Il pleurait. Avait-il pris conscience de l’horreur de tout ce qu’il avait fait ? Je ne le sais pas. Toujours est-il que je l’ai laissé faire et que j’ai trouvé que c’était une bonne chose. Ensuite, j’ai vu ce qu’il avait fait aux filles… Avec… Comment peut-on faire des choses pareilles ?

Quand Johnny est mort, j’ai récupéré les clés de la camionnette et j’ai marché en direction du chemin, j’ai fini par le retrouver et je suis descendu jusqu’au combi. Les téléphones étaient brisés dans les sacs. Quand j’ai tourné la clef dans la serrure du Naiman, rien ne s’est passé. J’ai alors ouvert le capot moteur et j’ai compris… Les fils des bougies étaient tous sectionnés. C’est ce qu’avait fait Johnny quand il avait déclaré avoir oublié quelque chose et était retourné au combi: il avait tout saboté. J’allais devoir continuer à pied. La nuit est tombée et j’ai enfin retrouvé la route au petit matin. La suite, vous la connaissez: une camionnette s’est arrêtée et j’ai appelé vos services.

La vidéo confirme ce que je viens de vous dire.

– Justement, parlez-moi un peu de cette vidéo. Comment avez-vous procédé ?

– Euh… La vidéo ? Elle est explicite, non ? J’ai filmé avec une GoPro et vous avez la carte mémoire.

– Ça, je le sais, mais ce que je voudrais savoir, c’est comment le montage a été fait. Avec quoi et selon quels critères de choix.

– Le montage ? Quel montage ?

– Le montage… Sur la carte, il n’y a que des scènes de crimes pour ainsi dire, comme si la caméra ne s’était déclenchée qu’au moment des meurtres. Alors ? »

 

Le visage de Jason s’assombrit et se durcit. Il serre les poings et contracte sa mâchoire en un puissant trismus. « Alors… Il est peut-être temps pour moi de réclamer la présence d’un avocat ?

– Nous sommes d’accord. Meredith, passe-lui les menottes et attache-le à la table. Il est en état d’arrestation pour le meurtre des cinq victimes. Tu peux lui lire ses droits. »

Thomas se lève d’un bond, rouge de colère:  » Vous n’avez rien contre moi ! Je vous ai appelés et je vous ai donné la vidéo ! Vous devez me relâcher ! »

James enfile un gant en latex et saisit la cannette: « On se revoit dans quelques heures… Et oui, vous puez terriblement. Prenez donc une douche avant d’entrer dans votre cellule ! »

 

Le soir a enveloppé la ville de Milo dans une bruine épaisse et silencieuse ; et dans le commissariat, l’ambiance est retombée. Quelques agents sont déjà rentrés chez eux. Arthur et Meredith sont restés avec James pour surveiller les recherches informatiques. Jason est enfermé dans une cellule, sans ceinture ni lacets et il est propre. Sur le terrain, les fouilles ont cessé et une équipe se rend au domicile du camionneur qui réside assez loin du site.

James s’étire sur son fauteuil. Il ne compte plus les cafés qu’il a ingurgités depuis midi. Il se sent un peu fatigué et se dit qu’une bonne douche ne serait pas du luxe quand son téléphone entre en vibration. L’écran de l’appareil indique « Aaron ». « Oui ? Je t’écoute.

– Ça te dirait de faire un tour à l’aéroport de Bangor ?

– Pourquoi donc ?

– Pour venir me chercher pardi !

– Quoi ? Je croyais que tu ne voulais pas revenir dans le Maine ?

– Tu sais ce qu’on dit à propos de ceux qui ne changent jamais d’avis…

– Ok. J’arrive. Commande deux bières et des nuggets, j’ai la dalle. »

 

Au bar-restaurant de l’aéroport, Aaron est confortablement installé sur la molesquine, devant un verre bière, près de la baie vitrée qui offre un panorama sur les pistes et le balai des avions qui décollent ou qui atterrissent. Il regarde dans le vague et songe à sa vie ; son boulot qui lui a mangé tout son temps, sa femme qu’il n’aurait jamais dû épouser, et ses enfants qui suivent une mauvaise voie… Il se sent un peu coupable vis-à-vis d’eux. S’il avait été plus présent, en seraient-ils là ? Et sa femme, serait-elle devenue aussi acariâtre si elle n’avait pas été si seule à la maison à élever Mary et Rudy ? La vitre lui renvoie son reflet et l’image du petit bonhomme moustachu et grassouillet, tassé sur la moleskine ne lui plaît pas et il détourne le regard.

 

Quand il aperçoit James entrer, il lève la main à l’intention du barman qui lui répond par un hochement de tête et au moment où le chef de la police de Milo s’assoit en face de lui, le barman apporte aussitôt un plateau garni d’une assiette de nuggets, des couverts en inox emballés dans une serviette en tissu beige et un verre de bière.

– Dis donc, c’est du sérieux le service, ici.

– Tip top !

– Merci d’avoir fait le déplacement, mais ce n’était pas indispensable.

– Ça, l’avenir nous le dira. Tu as du nouveau ?

– Pas pour l’instant. Mes limiers sont sur les dents. Et pour la carte mémoire, aucun indice exploitable.

– Pff… Et Jason ? Dis-moi qu’il est toujours au poste !

– Toujours. Et dans une cellule.

– Bien… Tu crois que je pourrai lui parler ?

– En présence d’un des nôtres, bien sûr.

– Parfait.

– Tu ne manges pas ?

– Non. Je dois faire attention. J’ai encore grossi depuis que je suis à la retraite. Et puis, je n’ai pas faim.

– Dommage, ces nuggets sont vraiment délicieux…

– Ouais… On dirait. » Aaron lève à nouveau la main, fait claquer ses doigts et quelques secondes plus tard, le barman lui apporte un plateau avec une assiette de nuggets.

James ne peut réprimer un petit sourire qu’Aaron rembarre immédiatement d’un: « sans commentaire ! »

 

 

Sur la route de la sortie de Bangor, Les deux hommes sont assis à l’avant de la voiture et la radio diffuse un vieil air disco de Donna Summer. James tapote en rythme le dessus du volant. Aaron croise les bras et demande: « Et les parents des jeunes ?

– Meredith les rencontre demain matin. J’ai appelé le directeur de l’université. D’après lui, Johnny Gould était un garçon tout ce qu’il y a de plus normal. Il n’apparaît pas dans nos fichiers ; même pas une contravention, rien.

– Et Thomas ?

– Les recherches sont toujours en cours. Empreintes et ADN. Les bécanes tournent à plein régime et on a pu se connecter au PATTERNIZR sans problème.

– Bonne nouvelle… Et le chauffeur de la camionnette ?

– Mes gars doivent être chez lui en ce moment. Ils l’interrogent et passent le véhicule au peigne fin. J’aurai bientôt de leurs nouvelles. Tu descends où ?

– Je ne sais pas encore. Je vais louer une voiture et je reviendrai à Bangor. Je prendrai une chambre là-bas.

– Si tu veux, j’ai une chambre de libre à la maison. Ça t’économisera le prix de l’hôtel.

– Non. Merci. Je préfère l’hôtel.

– Pourquoi ?

– J’aime bien prendre mes aises et j’ai horreur de déranger.

– Comme tu veux. Mais si tu changes d’avis, la proposition tient toujours.

– OK. »

La radio embarquée se met à cracher, James stoppe la musique. « Chef  Hanlon ? Patrick Hayze.

– Oui Patrick, j’écoute.

– On est chez le chauffeur, il transporte des fruits et légumes. Il n’a rien remarqué de particulier chez Thomas. Il n’avait rien sur lui ; ni pc portable ni quoi que ce soit d’autre. On n’a rien trouvé dans la camionnette. RAS ici.

– Bien reçu. Vous pouvez rentrer au bercail. Merci les gars. »

– Tu permets ? Hayze ? Ici Aaron Smith. Vous avez bien fouillé partout où il aurait pu glisser ses doigts pour y cacher une carte mémoire ? Sous la housse du siège, de l’appuie-tête, dans le cendrier, sous le tapis de sol ?

– Oh ! Bonsoir patron ! Oui. On a fouillé partout et il n’y a rien.

– Merci Hayze. »

 

James est un peu agacé. Ses gars appellent Aaron « patron ». Lui, ils l’appellent « chef ».

 

Aaron remarque le visage fermé de James et reprend le micro de la radio: « Hayze ?

– Oui ?

– Le patron, c’est SMITH maintenant. Moi je suis retraité. OK ?

– OK. »

Aaron repose le micro sur son étrier et croise à nouveau les bras.  » Désolé James. Il y a des automatismes qui ont la vie dure.

– Pas de problème… Au sujet de la vidéo, tu en penses quoi ?

– Ce type sait très bien que ça ne tiendra pas devant un juge. On y voit les meurtres commis par Johnny Gould et à aucun moment, Jason n’intervient. On ne l’entend même pas. Au mieux, il pourrait être inquiété pour non assistance. Et il le sait. On doit absolument trouver le reste des enregistrements, sinon, il faudra se résoudre à le relâcher.

– Merde !

– Ouais… Il t’a donné de quoi incriminer Gould tout en sachant que sa détention ne durerait pas. On a affaire à un vicieux qui aime se mettre en danger, comme les exhibitionnistes. C’est un jeu pour lui. Ça l’excite, probablement. »

Le véhicule se gare sur le petit parking devant le poste de police. Les deux hommes entrent dans l’établissement. Meredith vient à leur rencontre en brandissant des feuilles de papier au-dessus de sa tête. « Chef ! On a du nouveau ! Oh ! Bonjour patron ! Quel plaisir de vous revoir »

James enlève doucement les documents des mains de Meredith et prend connaissance des informations.

Aaron s’approche de Meredith et lui susurre: « c’est lui le patron, pas moi. Passez le mot aux autres. Appelez-le patron, il le mérite. Pour moi, ce sera Aaron, si vous le voulez bien. »

 

Meredith ouvre de grands yeux et réalise qu’elle vient de commettre une boulette: « Oups ! Ok Aaron. »

 

James s’assoit à un bureau et étudie les documents: Jason a été mêlé de loin à quatre affaires de meurtres à New-York et sa périphérie. Il a été entendu comme témoin dans les années quatre-vingt-dix. Ses empreintes n’ont jamais été retrouvées sur les lieux des crimes: quatre jeunes femmes retrouvées enterrées. Elles avaient été violées, torturées puis étranglées. Leur crâne avait été ensuite fracassé.

D’après les rapports, Jason les avait toutes connues sans les fréquenter et il avait toujours fourni un alibi. Les jeunes femmes fréquentaient la même bibliothèque que lui ; c’est ce qui les reliait à elles. Il les avait rencontrées et avait échangé à plusieurs reprises. Lors de ses interrogatoires, il avait expliqué que les discussions avaient porté sur des ouvrages et qu’il n’avait jamais croisé ces femmes en dehors de la bibliothèque. A cette époque-là, on ne stockait pas de données dans les banques d’ADN et rien n’avait incriminé Jason. Et quant à son statut de « commando », il n’avait pas duré plus d’un an car, après sa première mission en Afrique en mille neuf cent quatre-vingt-trois, il s’était fait viré avec pertes et fracas par le tribunal militaire. La raison de son renvoi n’avait pas été divulguée par l’armée, mais Hanlon a sa petite idée sur la question.

 

James a tendu les rapports à Aaron qui en a pris connaissance à son tour. « Tes conclusions James ?

– Jason était à New-York à cette époque. On va devoir connaître son itinéraire et vérifier où il aurait pu être entendu dans de telles affaires. De très jeunes femmes, des étudiantes enlevées, violées, étranglées et au crâne défoncé.

– Oui. Et ici, on a deux jeunes victimes masculines.

– Il évolue ?

– Ce sont peut-être les filles qui étaient dans son collimateur ; les gars seraient des victimes collatérales et nécessaires pour atteindre son but. D’après la vidéo, il a d’abord tué les garçons ; il voulait s’en débarrasser pour se retrouver seul avec les filles… pour s’adonner à son rituel macabre.

– Johnny est mort en dernier.

– Sur la vidéo ! Mais on sait qu’il s’agit d’un  montage.

– On voit Johnny s’en prendre aux filles.

– Oui. Mais les a-t-il réellement tuées ? On le voit les frapper ou leur maintenir la tête sous l’eau. Sont-elles mortes à ces moments précis pour autant ? Je ne le crois pas.

– Je vois… Tu penses qu’il a tout orchestré et qu’il les a tous manipulés pour obtenir sa vidéo ?

– Dans ce goût là. C’est un tueur en série. Il est intelligent et il a conçu un plan pour satisfaire sa perversion et nous narguer.

Le temps va nous manquer… On ne va pas pouvoir le garder longtemps.

– Si seulement on pouvait mettre la main sur le film original.

– Il l’aura probablement détruit.

– Ça, ça m’étonnerait beaucoup. Au contraire, il l’a mis en lieu sûr pour le retrouver et le visionner à l’envi. C’est son plus gros coup. Et puis…

– Quoi donc ?

– Si j’ai raison, la vidéo complète doit receler bien d’autres horreurs. Notamment en ce qui concerne le sort des filles. »

James se lève d’un bond: Je viens d’avoir une idée… J’aurai besoin de ton soutien chez le juge du comté. Il va falloir faire vite ! On peut le coincer !

– Explique.

– Eh bien, puisque nous…

 

 

Au petit matin, Meredith sort Jason de sa cellule et le conduit à la salle d’interrogatoire. En entrant, Jason reconnaît le chef Hanlon et découvre, assis à côté de ce dernier un petit moustachu rondouillard. L’aspect de ce nouveau venu lui rappelle immédiatement un flic de série policière des années soixante-dix qu’il regardait à la télé quand il était gamin. Il ne peut s’empêcher de sourire tellement la ressemblance lui paraît flagrante.

Hanlon remarque son sourire et s’enquiert: « Qu’est-ce qui peut bien vous mettre de si bonne humeur ?

– Eh bien, chef, c’est votre collègue.

– Vraiment ? Je vous présente Aaron Smith, ancien chef de ce bureau de police qui intervient au titre de consultant.

– Allez, c’est une blague ?

– Quelle blague ?

– Votre gars-là, c’est l’acteur de la série CANNON ! Ne me dites pas que vous n’avez jamais remarqué ça ! Merde alors ! Comment s’appelait cet acteur déjà ? Patience, ça va me revenir… William Conrad ! C’est ça… CANNON ! Si on m’avait dit un jour que…

– Ça suffit Jason. » Le coupe Aaron en s’avançant près de la table. » Je ne suis pas ici pour plaisanter, et vous non plus. Je sais qui vous êtes, ce que vous êtes et ce que vous avez fait à ces pauvres gosses. Je sais que vous avez cette activité depuis longtemps ; au moins depuis votre passage éclair dans l’armée qui vous a rapidement viré après ce que vous avez fait en Afrique. Je sais que vous avez organisé votre séjour à la montagne, que vous avez manipulé Johnny pour qu’il endosse le rôle du tueur. Quel levier aviez-vous pour qu’il vous obéisse aussi docilement ? Sandra Jones, je présume… Vous lui aviez promis d’épargner sa petite amie s’il faisait tout ce que vous lui ordonniez. N’est-ce pas ? Quand finalement, vous l’avez obligé à tuer ses potes et qu’il s’est pendu alors que vous teniez votre revolver sur la tempe de Sandra, il croyait sauver son amie. Et vous avez eu le champ libre pour vous occuper des deux filles. Pour les humilier, les violer et puis les tuer. Pas moyen d’avoir une érection sans ça, hein ? Vous avez toujours été impuissant. Quelle en est la cause ? Je parie que c’est votre mère. Elle vous tripotait ? Elle vous obligeait à la sauter ? »

Jason devient soudain pâle comme un linge. Il balbutie:  » Je… Je ne vous permets pas… Vous êtes immonde ! Comment osez-vous proférer de telles horreurs ? »

– Parce que c’est la vérité. On va te coincer, Jason. On a contacté New-York et on va prélever de l’ADN sur les pièces à conviction des crimes pour lesquels tu as été entendu en quatre-vingt-dix. On leur a envoyé le tien. On retrace ton parcours et ce n’est qu’une question de temps pour qu’on t’envoie dans un pénitencier avec un billet pour l’enfer. Tu vois, je ne suis pas là pour plaisanter. »

Jason vire au rouge vif, un tic nerveux lui fait tressauter le côté gauche de sa commissure labiale:  » Je veux un avocat ! Je ne dirai plus rien…

– Il arrive, il arrive…

 

 

Dans le commissariat, Ethan Brown, avocat de son état, commence à perdre patience face à une Meredith et un Arthur plus pointilleux que jamais sur la procédure et les formulaires à remplir. Ils lui ont déjà offert deux cafés et des Donuts. Brown bout intérieurement. Il devrait déjà se trouver auprès de son lient, mais les deux policiers ne le lâchent pas pour des futilités, des points de détail ridicules.

Jusqu’à ce que le téléphone de Meredith retentisse pour signaler l’arrivée d’un SMS. Elle prend connaissance de son contenu et pousse dans un soupir: « Je crois que cette fois-ci c’est bon, Mr Brown. Vous pouvez vous rendre en salle d’interrogatoire pour y retrouver Jason Thomas. »

 

 

Quatre jours plus tard, vers neuf heures du matin, une petite Ford grise quitte la route pour emprunter un chemin au pied de la montagne. Elle roule doucement jusqu’à ce que la piste ne soit plus carrossable.

L’homme à l’intérieur du véhicule reste un moment sans bouger, seul son visage est animé de tics incontrôlables ;  puis il scrute les environs à travers les vitres du pare-brise et des portières. Il sort de la voiture, s’assied sur une grosse pierre et attend… Ses paupières et sa bouche tressaillent spasmodiquement. Au bout d’une heure, il se relève et emprunte un petit sentier qui pénètre sous les arbres dans la montagne. Il porte un grand sac à dos apparemment vide. Il marche d’un pas décidé. Il s’arrête de temps en temps pour écouter, puis reprend son chemin jusqu’à la rivière. Il s’approche du bord, contemple les rochers parsemés dans l’eau scintillante sous les bruissements des feuillages qu’anime une petite brise. L’homme est silencieux. Il écoute les oiseaux chanter, les pics creuser les troncs au loin et le clapotis de la rivière tout près. Il s’approche d’un des rochers et plonge la main, puis l’avant-bras et s’enfonce dans l’eau fraîche jusqu’à l’épaule. Il reste ainsi un moment à attendre sans bouger, en alerte, à l’affût du moindre bruit ; puis sort son bras de l’eau et se redresse. Il semble à nouveau écouter les bruits environnants et ses paupières ne cessent de tressaillir. Au bout d’un quart d’heure, il reprend son chemin, un petit sourire au coin des lèvres.

Jason suit le cours de la rivière et s’arrête à nouveau plus haut. Il dépose son sac à dos, s’approche d’un rocher arrondi et plonge à nouveau son bras dans l’eau pour en retirer une mallette noire, emballée dans un film plastique transparent.

Il dénoue la corde lestée de pierres et, sans prendre la peine d’enlever le plastique de protection, il ouvre le large sac à dos et y insère la mallette. Il endosse le sac, ajuste les bretelles et repart en sens inverse d’un pas léger.

 

 

En sortant du sentier, l’homme s’arrête derrière les hautes herbes un moment pour observer la Ford et les alentours. D’un pas hésitant, il rejoint la piste, puis, à l’aide de la télécommande, déverrouille les portières du véhicule. Il s’engouffre rapidement dans l’habitacle après avoir déposé le sac à dos dans le coffre. Il insère la clef dans le Naiman, s’attendant à entendre le moteur à essence vrombir ; mais rien ne se passe. Il reste un instant à réfléchir et actionne la manette d’ouverture du capot moteur. Il soulève le capot et constate que les cosses ne sont plus sur les bornes de la batterie.

Une voix derrière lui l’interpelle joyeusement: « Jason mon ami ! Je savais que l’on se reverrait bientôt ! »

Jason se retourne lentement et constate, amer, qu’Aaron Smith sort de derrière les taillis, accompagné par James Hanlon et une dizaine de policiers armés.

– CANNON ! Comment avez-vous su ?

– Simple logique Jason… Le détraqué que tu es ne pouvait pas rester longtemps sans visionner le film de ses crimes. Alors, le chef Hanlon a eu l’idée de placer des mouchards sur tes fringues, dans tes clés de voiture, dans ton réservoir ; et puis nous avons fait placer des caméras sur les arbres, le long du chemin qui mène au campement.

– Vous n’aviez pas le droit…

– Si. Nous l’avions. Le juge a donné son accord. Tu t’es cru malin, Jason. Tu l’as été ; mais tu as pêché par orgueil, ce qui t’a amené à nous sous-estimer. »

Jason referme le capot et s’adosse contre la portière, côté conducteur. Il arbore un large sourire et allume une cigarette. Il aspire profondément la fumée, puis la rejette en direction d’Aaron et demande: « Et donc ? On fait quoi maintenant ? Vous m’arrêtez ? Encore ?

– Patience, Jason, patience… On a tout notre temps, non ? Tu as rendez-vous ?

– Non, mais… Vous ne me lisez pas mes droits ?

– Pourquoi ? A cause de ta mallette dans le coffre ? Je sais pertinemment qu’elle ne contient rien d’intéressant. Pas vrai ? Ce n’est pas celle-là qui nous intéresse… C’est l’autre.

– L’autre ?

– Celle que tu as retirée de l’eau, tu l’as négligemment enfournée dans le sac sans vérifier l’état de son contenu. J’en déduis que ce qu’elle recèle ne présente aucun intérêt.

– Il n’y en a pas d’autre !

– On va bientôt le savoir. J’ai mes gars qui fouillent actuellement le bord de la rivière. On devrait avoir de leurs nouvelles d’un moment à l’autre. Et puis, même si on ne la retrouve pas, tu ne rentreras pas chez toi.

– Et pourquoi ça ?

– Ton ADN, Jason, ton ADN… Il a matché avec les affaires de New-York et d’autres que nous avons pu repérer sur ton parcours. Dix meurtres dans lesquels tu es impliqué. Je pense que la liste va s’allonger dans les heures qui viennent.

– Merde !

– Comme tu dis. C’est fini. On  va te lire tes droits et te faire monter dans un avion ; plus tard, tu auras un entretien avec un psychiatre. Je doute qu’il t’évite la peine capitale, même si tu lui parles des gâteries que te faisait ta mère. Profite de cet instant Jason, le soleil, le vent, la nature car c’est ta dernière journée de liberté. Et quant à la mallette, elle n’a plus beaucoup d’importance en ce qui te concerne ; et nous, de savoir que tu pars en prison, ça nous suffit. Plus besoin de la vidéo car avec ce que tu as fait ailleurs, tu seras inculpé de ces meurtres-là aussi, évidemment.

– Non !

– Quoi, non ?

– Elle est importante ma vidéo. C’est mon chef-d’œuvre. Vous ne pouvez pas la laisser pourrir comme ça.

– Elle ne vaut pas le coup de trop d’efforts pour la retrouver. Elle peut bien rester là où elle est. Le montage que tu nous a donné est bien suffisant.

– Non, vous n’avez pas le droit de faire ça… Je vous en prie, je me suis donné tellement de mal, CANNON ! Il faut que je la visionne… S’il vous plaît !

– Ne m’appelez pas comme ça… Je m’appelle Aaron Smith.

– Ok, ok… Aaron, par pitié ! Vous ne pouvez pas la laisser dans l’eau… Elle n’est pas très loin de l’endroit où j’ai repêché l’autre. Trente mètres plus loin, un rocher pointu en forme  d’oiseau. Elle est là, au pied du rocher… Il est pointu, on ne peut pas le rater… CANNON ! Allez-y ! Je vais vous guider… »

James approche en tenant son oreillette reliée à son téléphone et chuchote quelques mots à l’oreille d’Aaron qui plisse les yeux en regardant Jason qui semble avoir perdu sa superbe et affiche une mine inquiète et un regard désespéré.

Quelques secondes plus tard, Hanlon chuchote à nouveau à l’oreille d’Aaron et cette fois-ci, ce dernier arbore un large sourire: « Rassurez-vous, Jason ; la mallette a été retrouvée et son contenu vérifié. Le pc fonctionne parfaitement et la vidéo est de bonne qualité.

– Merci ! Merci Cannon. Vous m’envoyez à New-York ?

– Pourquoi faire ? Vous êtes en état d’arrestation pour le meurtre des cinq victimes que vous avez accompagnées et… Je dois vous faire un aveu: je vous ai menti… Nous n’avons encore aucun résultat en ce qui concerne votre ADN. Sans la mallette, nous n’aurions pas pu vous arrêter. Vous vous êtes fait avoir par un ancien flic à la retraite et un jeune flic d’un trou comme Milo… Vous qui pensiez être plus malin que tout le monde ! Par contre, je vous confirme que vous allez bientôt voir un psy et intégrer un pénitencier pour y séjourner jusqu’à la fin de vos jours, quelle que soit la sentence qui sera prononcée. »

 

Jason se laisse tomber au sol, anéanti. Il ne pleure pas, ne gémit pas, mais des larmes coulent le long de ses joues. Des larmes de rage. Ses tics ont disparu.

 

 

Quand Aaron ressort du labo après avoir visionné la vidéo complète, il est d’une grande pâleur. Il fait quelques pas et se laisse tomber sur un fauteuil. Meredith s’approche de lui, inquiète: « Aaron ? Ça ne va pas ? »

– Juste besoin d’un remontant… Je vous déconseille de lire la vidéo de Jason.

– C’est si horrible que ça ?

– Pire ! Je n’avais jamais vu une telle horreur de toute ma carrière… Ce type est un démon. Savez-vous où je peux trouver James ?

Il ne devrait pas tarder à rentrer, il s’est rendu chez le Maire pour lui assurer que l’affaire était résolue.

– Ok. Je vais l’attendre dans son bureau, si ça ne dérange personne. »

 

 

James est rentré quelques minutes plus tard, satisfait de son entrevue avec le Maire. Il a demandé où était Aaron et Meredith lui a indiqué la direction de son bureau.

– Alors Aaron, on s’en est plutôt bien sorti, hein ? Tu ne trouves pas ?

– Si. On l’a eu. Grâce à toi.

– Et à toi ! Je n’oublierai jamais comment tu l’as retourné… Pourquoi fais-tu cette tête ?

– Je viens de visionner la vidéo.

– Oh… C’est si horrible que ça ?

– On a beau en avoir vu des vertes et des pas mûres… Ça, ça surprend. Découvrir un cadavre est une chose, assister à sa torture et au meurtre, c’en est une autre. Tu n’aurais pas un remontant dans un de tes tiroirs ?

– En bas à gauche, derrière les dossiers suspendus. Une bouteille de scotch et deux verres.

– Ok… Il y a des choses qui ne changent pas… Tu te rends compte qu’il a découpé le bras de Paul Ramon pour… Les pauvres ! Ce pervers les a attachées au sol, les a violées avec tant de vice, torturées, il leur a découpé la vulve avec les dents. Elles ont souffert le martyr avant de mourir. Et pour finir, il leur a fracassé le crâne avec une pierre.

– C’est monstrueux !

– Oui. Et au début de la vidéo, il explique qu’il va rouler la police dans la farine et qu’il s’en tirera comme toujours.

– Ouais… C’était sans compter sur « Cannon » et sa légendaire clairvoyance !

– Oh ! Ça suffit avec ça ! Si ça continue, je me rase la moustache !

– Ok. Ok. Tu vas faire quoi ? Tu retournes dans les Everglades ?

– Oui. Pour vendre ma maison et revenir ici. Le climat me convient mieux.

– Excellente nouvelle ! »

 

Le téléphone du bureau se met à sonner. James Décroche : « Oui ? Chef Hanlon.

– Bonjour Chef, je suis Randal West, le responsable de la prison de Bangor. Figurez-vous que le détenu que vous nous avez envoyé, Jason Thomas, il n’arrête pas de hurler qu’il veut parler à un certain « Cannon » pour voir une vidéo… C’est quoi cette histoire ?

– Un instant je vous prie… Aaron, c’est pour toi…