SEKHMET

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SEKHMET

 

Ce soir à la lune… C’est ce qu’elle m’a promis, après trois mois d’une cour incessante et d’assiduités insensées.

J’ai cette femme dans la peau. Bon sang ! Dès que je l’ai aperçue et que nos regards se sont croisés, mon cœur s’est mis à battre différemment, plus fort et plus vite. A chaque fois que je suis près d’elle, je crains de m’évanouir.

Je ne savais pas qu’une telle attraction était possible ! C’est comme un foudroiement, pas moins. Elle m’obsède, de jour comme de nuit. Je ne pense plus qu’à elle et dès que je ferme les yeux, son visage apparaît avec ses jolis yeux verts en amande à l’éclat étrange parfois et son sourire étincelant encadrés par sa chevelure épaisse de jais. Elle semble nimbée d’un parfum de mystère.

Ce soir, c’est la pleine lune et c’est le grand soir ! L’adresse qu’elle m’a donnée est inconnue de mon GPS. Heureusement, elle m’a dessiné un plan pour la rejoindre dans son manoir.

Punaise! Ce n’est pas la porte à côté ! Le soir est tombé et je roule hors de la ville depuis une demi-heure. Le plan mentionne un château d’eau qu’il me faudra dépasser puis je devrai prendre sur la droite pour entrer dans la propriété, un bois à ce qu’elle m’a dit, enfin, au bout de la petite route, du chemin, j’arriverai dans la cour du manoir.

Le temps n’est pas terrible en ce début octobre ; les bourrasques de vent mêlées à la pluie charrient leur lot de feuille mortes qui atterrissent sauvagement sur mon pare-brise.

A la radio, Gainsbourg chante avec Jane Birkin « Sea sex and sun » ; je pense qu’il s’agit-là d’un bon présage…

Je me suis mis en frais pour cette soirée: de pied en cap, que du neuf ! Chaussures en croco, pantalon, chemise et veste de chez Cerutti et le tout enveloppé de Kouros de chez Yves Saint Laurent… J’espère qu’elle y sera sensible.

Je viens de passer le château d’eau et j’aperçois le chemin un peu plus loin sur la droite. Je ralentis et m’engage dans cette voie qui pénètre un bois dense et déjà sombre. J’allume mes phares et aussitôt, les gouttes de pluie scintillent devant mon capot.

La nuit est en train de tomber et le chemin n’en finit pas… Que sale temps ! Et à la radio, Julien Clerc s’époumone pour laisser entrer le soleil ; décidément, le programme n’est pas de saison…

J’ai rencontré Sekhmet au musée, dans le pavillon égyptien, devant des momies vieilles de trois mille ans. Je ne l’avais pas remarquée, tout à mes observations et mes croquis. Elle m’a adressé un bonjour et m’a demandé pourquoi je dessinais les momies. Surpris, j’ai tourné la tête et mon regard a alors rencontré le sien. Ses deux émeraudes bordées de longs cils ont paru brûler d’un feu intérieur et j’ai immédiatement été… Subjugué ! Je crois que c’est le mot qui convient.

On a discuté un long moment et elle m’a posé de nombreuses questions, s’est renseignée sur ma vie et mes goûts ; j’avais la sensation de flotter sur un petit nuage. Elle m’a expliqué que sa mère était d’origine égyptienne et que son père était français.

J’ai remarqué qu’elle portait en sautoir un étrange médaillon qui luisait de façon hypnotique.

Je ne me souviens pas de toute notre conversation ; c’est un peu flou. Je me rappelle qu’elle m’a avoué me trouver sympa et qu’elle espérait me revoir au même endroit la semaine suivante. Nous nous sommes donc revus ; et les semaines suivantes. A chaque fois, une partie de nos entretiens me paraissait floue ; je n’arrivais pas à m’en souvenir. Par contre, à chaque nouvelle rencontre, mon sentiment à son égard augmentait et je n’arrivais plus à la chasser de mon esprit.

Il fait nuit noire et je ne suis pas encore arrivé au bout de ce satané chemin ! J’ignore de combien d’hectares dispose la propriété, mais ça doit être quelque chose… Je ne sais pas si c’est mon imagination qui me joue des tours, mais j’ai l’impression de voir une forme courir sur ma droite ; j’entraperçois du coin de l’œil une silhouette sombre à la limite de mes phares. C’est gros et ça court plutôt vite. Un sanglier ? Une illusion ? Est-ce qu’un sanglier ou une illusion peuvent être dotés de deux yeux verts luminescents ? Je crois bien apercevoir des crocs maintenant… J’accélère et oublie rapidement cette vision pour me concentrer sur le visage de Sekhmet et ses jolis yeux verts. Comme la vie peut être belle parfois !

J’arrive enfin dans la cour gravillonnée du manoir. Les murs sont hauts et l’ensemble paraît bien austère dans la lumière de mes phares. Un petit perron surmonte quelques marches et aboutit sur une large porte en bois. Le vent a redoublé de violence et alors que je coupe mon moteur et que la radio s’éteint, je l’entends hurler dans la cime des arbres qui dansent de façon macabre sous la peine lune qui éclaire les branches comme autant de griffes tendues vers le ciel d’encre.

Les pièces du bas sont éclairées. Je sors de la voiture, courbé en deux pour offrir le moins possible de prise au vent. Il n’y a pas de sonnette ; juste un gros anneau en fer, agrémenté dune tête de gargouille. Original…  La porte s’ouvre et alors que je m’attendais à découvrir l’élue de mon cœur, c’est un vieil homme tout sec qui apparaît dans l’encadrement de la porte. Il se fend d’une discrète courbette et m’invite à entrer. Il me précède et nous suivons un assez long corridor avant d’entrer dans une vaste pièce où crépite un feu de cheminée.

Des gens sont là, des hommes au crâne rasé, devisant debout ou assis dans les fauteuils en cuir. La contrariété m’envahit ; moi qui croyais passer une soirée en tête à tête… C’est compromis. Tous s’arrêtent de parler à mon arrivée, me jettent un bref regard puis reprennent le cours de leur discussion.

Le majordome s’empare d’un plateau sur lequel est posé un verre à pied en cristal finement ciselé et doré à l’or fin. Il le remplit à partir d’une carafe très ouvragée d’un vin épais offrant un joli grenat. Il me présente le verre.

Avant de goûter au vin, je lui demande où est Sekhmet et en guise de réponse, il itère sa courbette, impassible.

Tous les gens, dans le salon semblent être des étrangers à la peau mate. Je ne comprends pas leur langue. Un peu gêné, je m’assieds dans un fauteuil resté libre et je goûte le vin liquoreux.

J’ai dû m’assoupir car je me réveille la bouche un peu pâteuse. Je suis dans le noir le plus complet et j’ai l’impression d’être allongé sur une surface dure et froide dans l’inconfort le plus total. Ça sent l’humidité. J’essaie de m’asseoir avant de me lever et je constate que je suis entravé et relié à l’endroit sur lequel je suis allongé. J’ai froid. J’ai l’impression d’être torse nu.

Au moment où j’appelle Sekhmet, j’entends tout autour de moi des voix basses qui psalmodient en chœur. Des torches s’allument tout autour de la pièce. Et tous ceux que j’avais vus dans le grand salon sont maintenant massés tout autour de moi, vêtus d’une tunique blanche. Ils ont leurs mains en coupe devant eux.

La porte du fond de la pièce s’ouvre et Sekhmet apparaît dans une robe soyeuse dorée. Mes craintes se dissipent aussitôt en l’apercevant ; le couteau qui repose sur ses paumes devant elle ne m’effraie pas. Je suis heureux de la revoir.

Sur ma gauche, je découvre une autre table en pierre, un autel sur lequel repose une momie.

Sekhmet s’approche, lève son couteau au-dessus de sa tête et lance une incantation dans cette langue curieuse que je n’arrive pas à déterminer. A peine a-t-elle prononcé ses mots qu’un violent courant d’air parcourt la pièce en faisant vaciller un instant les torches. Il me semble que ma voisine la momie a remué sur sa table et qu’un grand soupir s’en est échappé.

Je préfère me concentrer sur les yeux de Sekhmet. Ce vert si intense qui luit plus fort que la lumière des torches. Dieu qu’elle est belle ! Je sais que ce qui se passe est très étrange et que ce couteau effilé devrait m’inquiéter, mais j’ai confiance en Sekhmet et je sais que l’instant est important.

Sekhmet brandit le couteau au-dessus de moi et je suis tellement heureux de me trouver en sa présence. Je ne me suis jamais senti aussi bien. J’ignore ce qui va se passer, mais je puis vous assurer d’une chose: c’est qu’en ce moment, gémir n’est pas de mise.