CLARA
Ludovic Coué
« Un jour penché à ta fenêtre, il te dira qu’il veut renaître. Et ce jour-là, tu te rappelleras et tu comprendras… Ce sera un jour comme tant d’autres de ta vie, tu sais. Le ciel sera bleu ou gris et tu seras prise dans ta routine. Peut-être que la radio diffusera une douce mélodie ou bien un air plus rythmé. Une journée semblable aux précédentes, en somme.
C’est à ce moment précis, quand il te fera comprendre avec ses mots qu’il souhaite s’éloigner et découvrir le monde ainsi que la vie, que tu sauras qu’une page du livre de ta vie se tourne.
– Mais de quoi parles-tu ?
– Je te parle de lui, de toi, de nous.
– Pourquoi diable me dis-tu ça ?
– Parce que cela arrivera.
– Et pourquoi cela devrait-il arriver ?
– Je le sais. C’est dans l’ordre des choses.
– Ne m’embête pas avec ces idées stupides ! Laisse-moi Pierre. J’ai à faire. »
Pierre, la soixantaine, dégarni et portant une longue tunique sombre, s’efface en silence, en douceur, et Clara quitte sa chambre quelque peu contrariée. Elle déambule le long du couloir tout en ressassant les paroles de Pierre et en maugréant : « Conneries ! Jamais il ne me quittera ». Elle secoue la tête, comme pour chasser cette idée de son esprit. Ses mains s’ouvrent et se referment spasmodiquement sans qu’elle ne s’en rende compte. Une tension s’est nouée dans son estomac et elle décide de sortir dans le jardin pour se calmer en marchant.
Dehors, il fait très clair et le chant joyeux de la fontaine accompagne celui des passereaux en cet après-midi ensoleillé de printemps. Le gravier de l’allée crisse sous ses semelles et Clara grimace quand elle se rend compte qu’elle a gardé ses mules aux pieds. Les pointes des gravillons impriment leur forme pointue à travers le caoutchouc et viennent se presser de façon très désagréable contre sa voûte plantaire: « Fait chier ! »
Elle continue à marcher un peu avec précaution, et s’assoit sur un banc proche, sous un cerisier en fleurs. Elle replie ses jambes contre elle et masse ses pieds endoloris tout en repensant à ce que Pierre lui a prédit: « Quel con celui-là… Un jaloux, c’est tout. »
Comme elle a la tête baissée, sa chevelure épaisse tombe en cascade pour recouvrir son visage. Des passants ne manquent pas de s’étonner devant cette jeune fille recroquevillée sur le banc, la face dissimulée par sa tignasse noire. Clara remarque leur étonnement et relève la tête ; elle rabat ses cheveux en arrière et leur adresse un regard de défi : « Quoi ? Il y a un problème ? Vous voulez ma photo ? »
Les passants, surpris et décontenancés reprennent leur chemin sans demander leur reste. Un instant, elle les observe s’éloigner en pensant qu’il serait temps de prendre un rendez-vous chez la coiffeuse. Elle passe ses doigts à travers ses longs cheveux, les dispose devant ses yeux et grimace.
Clara frissonne. Le soleil est haut dans le ciel, mais l’air est tout de même frais et le cerisier étend déjà son ombre. Elle se dit qu’elle aurait dû enfiler un gilet ou un manteau. Elle ferme les yeux et se concentre sur les bruits environnants: les oiseaux, la fontaine près d’elle, des pas sur le gravier plus loin et la circulation routière encore plus loin.
Elle prend une grande inspiration et rejette l’air doucement. Une fois, deux fois, trois fois. Quand elle ouvre à nouveau les yeux, elle est calmée. « Kévin… Kévin. Pourquoi me quitterais-tu ? On est si bien ensemble. Tu me fais rire et me racontes tellement de choses incroyables. Tu m’as aidée à aimer la vie et moi, je ferais tout pour toi. »
Sur sa droite, des pas se font alors entendre et se rapprochent. Clara tourne la tête et son cœur s’emballe. Un jeune homme au teint hâlé, vêtu d’un jean délavé et portant un blouson en cuir couleur fauve s’approche: « Bonjour Clara ! Oh ! Tu as la tête des mauvais jours ?
– Salut Kévin. Ce n’est rien, juste une contrariété.
– Raconte… » Demande le jeune homme en s’asseyant près d’elle, après avoir déposé un baiser sur son front.
Clara s’empourpre et balbutie: « C’est Pierre… Il m’a dit qu’un jour… Oh mon Dieu !
– Pierre ? Mais que t-a-t’il dit ?
– Il… Il m’a dit que tu me quitterais un jour !
– Mais comment peut-il dire une chose pareille ?
– Je ne sais pas… Il avait l’air si sûr de lui.
– N’en crois pas un mot ! Je t’aime trop pour vouloir te quitter. Jamais !
– Oh Kévin ! Parle-moi, j’ai tellement besoin d’être rassurée…
– Regarde-moi ma puce, regarde-moi. Voilà… Tu es celle que j’attendais. Tu es mon âme-sœur. Il ne se passe pas une heure sans que je pense à toi. Tu es si merveilleuse ! J’aime tout en toi, ta façon de parler, de penser, de marcher. Ton rire et ton humour m’enchantent. Et ton si joli visage? Comment ne pas tomber sous le charme ? Ne crains rien Clara, ma puce. Nous sommes les deux faces d’une même pièce. Et non, je ne crois pas que j’aurai un jour l’envie de te quitter… Car je t’aime, ma puce.
– Es-tu réellement sincère ? Ne me dis-tu pas tout ça uniquement parce que c’est ce que j’ai envie d’entendre ?
– Douterais-tu de moi ? Tu me fais de la peine… Tu devrais plutôt te méfier de Pierre. Je ne sais pas pourquoi il t’a dit une chose pareille. Eloigne-le, ne l’appelle plus. Et oublie ces pensées si tristes. Regarde autour de toi, la vie est belle ; non ? Et je suis là. Je suis toujours là. Tu pourras toujours compter sur moi »
Clara baisse les yeux et ne peut contenir ses larmes: « Pardonne-moi… J’étais si bouleversée. Non, je ne doute pas de toi. Je te fais confiance. Tu es tout pour moi. Prends-moi dans tes bras.
Le lendemain, quand Pierre apparaît dans l’encadrement de la porte, Clara se redresse sur son fauteuil et accueille son visiteur de façon glaciale: « Pierre ! Quel mauvais vent t’amène ?
– On a connu meilleur accueil !
– Certes, mais on récolte ce que l’on sème.
– Qu’ai-je bien pu faire pour mériter ton mépris soudain ?
– Tu as persifflé, Pierre. Tu as insinué que Kévin me quitterait un jour, alors qu’il n’en est rien.
– Oh ! C’est donc cela.
– Oui.
– Et ?
– Et tu n’es plus le bienvenu chez moi. Je ne peux tolérer qu’un de mes amis se permette de dénigrer mes proches.
– Je ne l’ai pas dénigré. J’ai simplement prédit qu’un jour il s’en irait.
– Tu m’agaces Pierre ! Jamais il ne me quittera. Pourquoi joues-tu les Cassandre quand tout va bien ?
– C’est mon rôle, Clara. Tu le sais bien. »
Elle se lève d’un bond et fait face à son visiteur: « Ton rôle ? Qui es-tu donc pour t’autoproclamer de la sorte ?
– A toi de me le dire, Clara. Et il ne tient qu’à toi pour que je disparaisse à jamais de ta vie. »
Clara reste interdite un instant, puis retourne se caler au fond de son fauteuil, la mine boudeuse: « Non, Pierre. Je… Je ne veux pas te perdre. Tu comptes aussi beaucoup pour moi. Je me suis peut-être emballée. Je suis allée trop loin, encore une fois. Ne t’en vas pas, je t’en prie.
– Bien. Comment se porte le beau Kévin ? Apparemment, tu l’as revu.
– Oui. Il va très bien.
– Je suppose que tu lui as répété ce que je t’avais dit ?
– Oui.
– Et il t’a rassurée ! Forcément.
– Oui. Il m’a rassurée.
– Tu m’étonnes…
– Ne recommence pas !
– Non, non. Je n’insiste pas. Tu es informée. Mais nous aurons l’occasion d’en reparler.
– Puisque tu le dis… Quelle est la raison de ta visite ?
– Prendre de tes nouvelles ; comme toujours.
– Je vais bien, merci. Et je voudrais me reposer un peu.
– Parfait Clara. Je te laisse. A bientôt ma grande. »
Quand Pierre a disparu de son champ de vision, Clara est allée s’allonger sur son lit. Elle allait s’endormir quand on a frappé à la porte. A nouveau contrariée, elle laisse échapper un: « Et puis quoi encore ? »
Elle ouvre la porte et Armand se tient sur le seuil, droit comme un « i », un joli bouquet de fleurs en main. Le jeune homme, roux et vêtu d’un costume de bonne confection arbore un large sourire: « Bonjour Clara, ma chérie !
– Armand ? Que fais-tu là ? Et puis, ne m’appelle pas comme ça ; je ne suis pas ta chérie !
– Mais si, mais si. Tu l’es. Je passe te dire bonjour ; c’est ce que font les amoureux, non ?
– Amoureux ? Tu rêves ! Nous sommes amis, rien de plus. Pas la peine de te mettre de telles idées en tête.
– Allons, allons. Tiens, ces fleurs sont pour toi. Des roses Baccarat, celles que tu préfères. Tu m’offres un verre ?
– C’est que… Je suis fatiguée, j’ai besoin de dormir et je ne m’attendais pas à ta visite.
– Tu ne vas pas encore m’éconduire ?
– Si.
– C’est à chaque fois la même chose ! Comment veux-tu que notre relation évolue dans de telles conditions ?
– Elle n’a pas besoin d’évoluer. Merci pour les fleurs. Je retourne me coucher… Au revoir. »
Au moment où la porte se referme, Clara entend distinctement Armand maugréer: « Salope ! »
Elle rouvre violemment la porte et hurle: « Répète un peu ça ! » Armand balbutie: « Je t’en prie ma chérie… Je ne voulais pas…
– Disparais à jamais ! Je ne veux plus jamais te revoir ! Jamais !
– Non ! Ne fais pas ça Clara ! Ne fais pas ça… »
La porte a claqué avec violence et Clara entre dans une fureur noire. Elle renverse une chaise et balance un verre contre le mur. Elle se met à hurler, elle se lacère le visage avec un tesson de verre et le monde devient subitement flou, puis il s’assombrit. Au moment où sa vessie se vide dans son pantalon, elle sombre.
Clara se retrouve au milieu du néant. Elle flotte au centre de nulle part. Des voiles de couleur apparaissent et ondulent pour former des figures étranges. Les teintes, tantôt pâles, tantôt vives lui semblent inconnues, psychédéliques. Elle peut se mouvoir avec une grande aisance et remarque de lointains points brillants. Ce qu’elle ressent ressemble à l’extase ; tout son être vibre en accord avec les formes qui dansent devant elle.
Alors qu’elle se repaît de ce spectacle inouï et apaisant, une grande étincelle apparaît devant elle, se rapproche à une vitesse vertigineuse et déchire son âme au moment où elle l’atteint. La souffrance est terrible.
Une deuxième étincelle se profile à l’horizon et se meut en un éclair qui la foudroie instantanément. Clara hurle de tout son être, mais aucun son ne sort de sa bouche. Avant de sombrer à nouveau, elle a juste le temps de penser: « au secours… »
Dans la salle réservée à la sismothérapie, on a amené Clara sur un brancard. Elle est inconsciente, et il a fallu au préalable suturer sa joue.
Une infirmière lui pose une perfusion pendant qu’une autre ajuste les sangles sur le corps de la malheureuse.
Les deux psychiatres de l’institut qui suivent Clara semblent contrariés. Le chef de service, le professeur Alain se masse le menton et s’adresse à son jeune confrère: « Comment se peut-il qu’elle rechute ? La Thorazine ne semble pas fonctionner finalement. Que donnent les enregistrements vidéo ?
– Pour résumer, elle a trois personnages imaginaires avec qui elle entretient une relation : Pierre, Armand et Kévin.
– Bon sang ! Elle semblait aller mieux depuis deux mois. Trois personnages ? Aucune femme cette fois…
– Non. Trois hommes.
– Eh bien… Espérons que cette technique apportera de meilleurs résultats. Mesdames ? La patiente est-elle sédatée ?
– Oui, professeur. Elle est prête.
-OK. Maintenez-lui la bouche ouverte avec la toupie. Je ne veux pas qu’elle se sectionne la langue. »
Le psychiatre s’assied sur le tabouret à hauteur de la tête de Clara et entreprend de fixer les électrodes sur son crâne.
Ceci fait, il manipule les curseurs du boîtier électrique : Commençons par soixante-dix joules pendant deux secondes. »
Alors que le praticien appuie sur un bouton, le dos de Clara s’arcboute violemment et ses membres se raidissent instantanément, puis tout son corps retombe sur le brancard.
Le professeur prend des notes sur son bloc puis s’adresse à son adjoint: « On va augmenter la charge… cent-cinquante joules pendant… Quatre secondes. »
Malgré les larges sangles qui maintiennent le corps de Clara, la décharge la contracte à un tel point que les lanières de cuir disparaissent sous sa chemise de nuit. Quand son corps se détend à nouveau, une infirmière nettoie entre ses cuisses car, sous l’effet de la violente contraction, elle s’est vidée.
Le professeur observe un moment Clara et laisse échapper un soupir: « Ça ne suffit pas. »
Alors qu’il manipule à nouveau les réglages de la machine, une infirmière pousse un cri d’effroi: « Mon Dieu ! Pro… Professeur ! Regardez… Là ! » Tout en reculant, elle tend l’index vers le fond de la pièce, près de la porte où trois formes viennent d’apparaître et semblent prendre consistance.
Le professeur saute à reculons de son tabouret, aussitôt suivi par son adjoint.
Les trois formes sont maintenant parfaitement distinctes: deux jeunes hommes et un autre bien plus âgé. Ce dernier s’avance en hochant la tête de manière négative: « Ne faites pas ça ! Vous allez la tuer ! Pourquoi la torturez-vous ainsi ? »
Le dos plaqué contre le mur, comme les autres personnels, le professeur a bien du mal à balbutier: « Qui… Qui êtes-vous ?
– À votre avis ? Vous n’avez pas une petite idée ? »
L’adjoint au chef de service tente un : « Pierre ? Kévin et Armand ?
– C’est cela. Nous sommes ses amis.
– Et… Que voulez-vous ?
– La sauver, évidemment. »
Le professeur s’avance un peu: « Êtes-vous réel ?
– Faut-il que je vous pince pour vous en convaincre ? »
La simple idée que l’apparition pourrait le toucher provoque un haut le corps chez le professeur qui retourne se plaquer contre le mur: « Non… Non.
– Comme vous voulez. » Répond Pierre avec un petit sourire.
Kévin s’avance à son tour et rajoute: « Ne lui faites plus jamais ça ! Ne lui envoyez plus jamais de l’électricité dans le cerveau ! Et arrêtez de l’abrutir avec vos drogues. »
Le professeur lève les deux mains, paumes en avant: OK! OK! On ne le fera plus. Mais pour l’amour du Ciel, qui êtes-vous ? Vous devez comprendre que nous pensions que Clara vous avait inventés, que vous n’existiez pas. Nous tentions de la soigner, de la guérir de ses hallucinations.
– Clara n’est pas malade. Elle a simplement une particularité, une sensibilité hors normes qui lui permet d’accéder à un autre stade vibratoire. Elle vit sur deux fréquences alors que la plupart des humains ne sont concernés que par une seule. Elle est ce que vous appelez une « médium ».
– Mais nous vous voyons, nous. Comment est-ce possible ? Nous sommes médiums nous aussi ? » Se hasarde une des infirmières.
Pierre hausse les épaules: « Non. Vous n’avez pas ce don. Vous nous voyez parce que nous le voulons bien. Nous avons décidé de baisser notre fréquence afin de venir en aide à Clara. C’est exceptionnel et nous n’avions pas le choix. Nous devions la sauver. C’est notre amie ; comprenez-vous ?
Clara vit maintenant en ville ; dans un petit appartement. Ses parents n’ont pas bien compris ce que les psychiatres ont voulu leur expliquer. Le professeur leur a assuré que leur fille n’est pas malade, mais qu’elle possède un don extraordinaire ; une particularité qui lui permet d’accéder à d’autres dimensions que la leur. Cela peut se révéler déroutant, mais ça ne relève pas de la psychiatrie.
Elle a ouvert un cabinet un peu spécial et elle apporte son concours, son aide, aux gens qui sont en souffrance. Elle obtient d’excellents résultats et sa renommée va grandissant.
Sur la plaque noire gravée d’or fixée sur le mur à l’entrée de son cabinet, elle a fait inscrire « Clara & KAP ».
Clara a récemment fait une nouvelle rencontre. Une femme qu’elle a suivie un bon moment et qui s’est aperçue de la filature. Elle s’est alors engouffrée dans une ruelle déserte et a ensuite attendu que Clara y pénètre à son tour pour l’attraper par les épaules et lui demander: « Pourquoi me suis-tu ?
– Parce que je sais que tu n’es pas de ce monde.
– Et comment sais-tu cela ?
– Je t’ai vue dans la rue ! »