TAIOHAE !

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TAIOHAE !
ROMAN FANTASTIQUE

 

TAIOHAE!

 

 

Ecrit par Ludovic COUE

 

 

PREAMBULE

 

 

 

 

Papeete, le 12 mars

 

 

 

Ce qui nous est arrivé n’est pas  croyable. J’avoue que je me pose encore des questions. Non pas sur ce qui s’est réellement passé.

Ça, c’est très bien ancré dans ma mémoire et tous les détails y sont gravés. Aucun problème de ce côté-là. Par contre, là où le malaise s’insinue, c’est du côté du comment et surtout du pourquoi.

 

L’événement est resté confiné. ALPACI (l’amirauté du pacifique) a su contenir les différents acteurs, militaires ou civils afin de préserver le secret. La seule trace de notre disparition figure dans le journal « La nouvelle de Tahiti » dans l’édition d’il y a un mois, dans la rubrique marine :

 

   Les familles des marins de l’ARAGO s’inquiètent !

En effet, l’ARAGO, bâtiment hydrographique de la marine nationale, basé à Papeete est parti il y a une semaine pour l’archipel des Marquises afin d’y effectuer des travaux de sondage pour la mise à jour des cartes marines. Il aurait dû arriver à Taiohae, localité principale de l’île de Nuku Hiva trois jours plus tard, mais il semble qu’aucun marin n’ait donné de nouvelles depuis le départ du bâtiment..

Aucun commentaire du côté de l’amirauté pour l’instant..

 

 

C’est tout. Rien d’autre depuis. Black out total ou censure ? appelez ça  comme vous voudrez. De toute façon, étant donné la nature du problème, c’était la seule chose à faire en attendant d’en savoir plus.

Imaginez l’embarras des autorités militaires : Un bâtiment de la marine nationale et son équipage de cinquante hommes disparaît ! Totalement et brutalement. En pleine émission radio, alors que la passerelle transmettait des informations pour le moins étranges sur un phénomène météo incompréhensible et puis, soudain plus rien, aucun message, aucune trace radar lors des recherches dans la zone supposée où il devait se trouver.

 

Quatre semaines ! notre disparition aura duré quatre semaines en tout pour les gens qui n’étaient pas à bord … Parce que pour nous, eh bien… On n’en sait vraiment rien, on a l’impression, oui, l’impression seulement que ça n’a pas duré plus d’une semaine en tout et pour tout. Quoique la notion du temps durant cette période était plutôt floue.

Comment pourrais-je vous dire ? Le temps n’était pas présent … Tout paraissait normal : Le ciel, la mer, la terre, mais le temps avait complètement disparu, du moins c’est l’impression qui m’en est restée et c’est tout ce que j’ai bien voulu expliquer devant la commission d’enquête lorsque nous avons comparu, dès notre retour à Papeete, chacun notre tour et dans le plus grand secret.

 

J’ai feint l’amnésie. Oui, l’amnésie et la confusion, afin d’être considéré comme mes camarades qui eux, ne gardent plus aucun souvenir de cette période et  en souffrent. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi je n’ai pas oublié moi non plus. Peut-être l’amnésie s’installera-t-elle plus tard chez moi ; c’est ce que je crains et c’est pour cette raison que je couche maintenant sur le papier le récit de cette aventure incroyable. Afin qu’il en reste une trace.

Une fois que j’aurai terminé, j’expédierai mon écrit en métropole à mon nom chez mes parents sous double enveloppe en joignant une lettre qui leur précisera de ne pas l’ouvrir. Comme cela, je le récupérerai à mon retour en métropole. Et si j’ai tout oublié d’ici là, je pourrai à nouveau en prendre connaissance, le cachet de la poste prouvera bien quelque chose.

 

J’imagine que pour quiconque n’a pas vécu ces faits ou ne s’en souvient pas, ce récit sera considéré comme un roman de fiction. En toute honnêteté et sincérité, je jure sur ce que j’ai de plus sacré que seule la vérité sera retranscrite. Ce qui suit s’est réellement passé, rien n’est le fruit de mon imagination.

 

Bien sûr des rumeurs ont couru, plus folles les unes que les autres. Mais elles se situent bien en deçà de la réalité en fait. C’est drôle mais je ne peux m’empêcher de sourire quand j’emploie ce mot : Réalité. Je ne suis plus très sûr de l’employer à bon escient maintenant. La seule preuve tangible qu’il me reste serait mon tiki, celui que je porte autour du cou.

 

 

Voici donc les faits tels qu’ils se sont déroulés.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

LE DEPART

 

 

 

 

  Créature merveilleuse et capricieuse, la mer embrasse ses marins comme ses propres enfants, d’une étreinte charnelle. La plupart du temps, folle d’amour, elle les porte avec passion, les berçant tendrement.

Mais parfois, hérissée d’une blanche colère, elle devient alors sombre de cruauté.

Pourtant, toujours adorée.

 

 

Taaone, le 9 août 1999.

 

Il est déjà  six heures du matin. Le réveil vient de commencer à sonner. Je l’arrête avant la troisième sonnerie, comme tous les matins : Je hais les réveils ! Autant parce qu’ils m’arrachent à mes rêves que parce qu’ils sont indispensables pour qui veut mener une existence sans trop de problème. Enfin…

Le soleil s’est déjà levé depuis un bon moment sur Tahiti. Un soleil puissant, encore un peu pâle à cette heure de la journée fait ressortir les couleurs de la nature d’une manière très particulière, unique et féerique.

 

Dehors les Moluques s’en donnent à cœur-joie et piaillent dans les manguiers et les « URU » (les arbres à pain) avec frénésie.

Un peu de fraîcheur rend l’atmosphère agréable. La luminosité ambiante me met toujours de bonne humeur. Je m’étire, encore à moitié recouvert de l’unique  drap du lit, qui est amplement suffisant sous ces latitudes.

 

Je me lève d’un bond, enfile rapidement mon caleçon, mon short ainsi qu’un polo et chausse mes « samaras »,  sandalettes légères et colorées.

Une agréable odeur de café remplit l’appartement. S’il est un progrès vraiment bénéfique au quotidien de l’homme, c’est bien l’invention des cafetières électriques programmables.

 

Je me constitue rapidement mon plateau repas : Broc isotherme de café, sucre, papaye et jus d’orange ; et vais le déposer sur la table de jardin qui trône au beau milieu du balcon contre les canisses en bambou qui sont censés protéger les guiboles des regards indiscrets d’éventuels passants, en contrebas, sur la pelouse.

Assis là, au troisième étage, j’ai une vue magnifique sur le front de mer qui commence doucement à s’animer, à se réveiller plutôt;  ainsi que sur une bonne partie du lagon qui est  calme comme un lac aujourd’hui et d’une couleur bleu turquoise qui ravit l’œil et plus loin encore, sur la barrière de corail blanche d’écume qui ceinture le lagon et qui doit gronder mais que l’on entend pas à cette distance. La barrière est la seule agitation dans ce paysage magnifique.

 

L’ensemble des  couleurs matinales génère toujours une émotion chez moi : L’impression d’assister à une reconstitution de la naissance du monde, ce qui tente à donner, à mes yeux du moins,  un semblant de virginité à tout ce qui nous entoure chaque matin. Un sentiment de bonheur et de jeunesse qui n’est pas sans rappeler l’étonnant dynamisme que l’on peut ressentir lorsque l’on a cinq ans et qu’on redécouvre l’été après un hiver maussade et long.

 

Le petit déjeuner avalé, la toilette faite et rasé de près, je dois maintenant me dépêcher car il est déjà 6H30 et je suis censé être au boulot à 07H00. Je dois encore tout ranger, vider les poubelles et vérifier le contenu de mon sac à dos. Comme je dois partir pour cinq semaines, autant m’assurer qu’il ne me manque rien.

Durant mon absence, Mireilla, mon amie passera de temps en temps à l’appartement. Elle a les clefs et est un peu chez moi comme chez elle.

Nous nous sommes quittés hier soir car elle devait prendre l’avion pour Huahiné très tôt ce matin et elle devait préparer ses affaires et revoir son planning. Elle travaille dans le tourisme. Elle trouvera le petit mot que je lui ai laissé sur la table, dans une enveloppe à son nom.

 

Mireilla est une Paumotu. Entendez par là qu’elle est native des îles Tuamotu. Elle est belle, fière, indépendante et ne court pas après le mariage. J’ai vite été conquis par son mètre soixante-quinze, sa silhouette longiligne, son sourire éclatant, sa chevelure noire et abondante qui descend jusqu’à sa taille fine et sa bonne humeur constante. Mireilla est une femme bien dans sa tête et dans son corps. Nous habitons chacun notre appartement et nous nous rencontrons très régulièrement soit chez moi, soit chez elle ou nous nous donnons rendez-vous à l’extérieur. Cela peut paraître curieux, mais je crois que nous avons ainsi trouvé le meilleur moyen de nous aimer sans nous gêner, un équilibre qui me semble parfait. C’est une « KAÏNA » (sauvage en tahitien) comme j’aime l’appeler quand nous plaisantons tous les deux, en raison de sa façon un peu féline de se déplacer.

 

 

 

 

 

 

 

 

Mon casque intégral  sur la tête, lunettes de soleil sur le nez et mon sac solidement fixé à la taille, j’attrape ma moto par le guidon et la pousse plus loin sur la route afin de la démarrer sans réveiller le voisinage. Une cinq cents centimètres cubes tout terrain. Un vrai monstre de mécanique.

 

Je roule doucement, je suis dans les temps. Les rues sont encore un peu désertes. Seuls les abords des petits commerces chinois commencent à être fréquentés. Surtout par des enfants, habillés simplement d’un short et de samaras, les yeux encore gonflés par la nuit de sommeil et la chevelure ébouriffée qui viennent chercher les baguettes de pain contenues dans des sacs en kraft pour le petit déjeuner de toute la famille. Un bien lourd fardeau pour de si petits bambins qui paraissent avoir la tête encore pleine de leurs rêves d’enfant.

A peine quelques voitures circulent à cette heure sur l’artère principale, l’avenue Prince Hinoï. J’emprunte cette route jusqu’au front de mer et là, je tourne à droite sur le boulevard Pomaré en direction de Motu-Uta, après la base marine de Fare-ute, plus loin que l’auto-école Liénard pour entrer dans la partie militaire de l’arsenal.

 

Les vigiles, fatigués par leur nuit de surveillance me saluent amicalement, un large sourire aux lèvres, comme d’habitude. Ce sont des gens discrets dans leurs relations et ma foi plutôt sympathiques qui, dès qu’ils vous reconnaissent, personnalisent leur façon de vous accueillir.

 

Il est 06H45. J’arrive près de l’ARAGO. Beau navire blanc imposant et haut sur l’eau à bord duquel j’exerce la fonction d’infirmier.

 

Le matelot PUROÏ, factionnaire à la coupée me fait signe de la main <<Ia orana Taote !(Bonjour Docteur !) >> et me propose de m’aider à monter ma moto à bord. Ceci fait, je la range sur la plage arrière contre les filières de bâbord pour ne pas déranger. D’autres feront comme moi. C’est toujours ainsi à chaque départ en mission. Les motos et cyclomoteurs seront descendus avec l’aide de la grue et seront arrimés solidement dans la cale en principe réservée à l’équipe d’hydrographes que nous embarquons à chaque mission. Solidement arrimées car les B.H. (Bâtiments Hydrographiques) ont beaucoup de tirant d’air et très peu de tirant d’eau ; ce qui fait qu’ils réagissent comme des voiliers au vent. Ils ont beaucoup de roulis.

 

Les deux roues sont très pratiques. Peu encombrants, ils peuvent êtres embarqués au départ et débarqués dès que le bâtiment arrive à destination. Même au mouillage, lorsque aucun accès à quai n’est possible, il suffit de les transférer dans un Zodiaque grâce à la grue pour être ensuite débarqués à terre. Peu gourmands, ils permettent de se déplacer sur les îles ou atolls à moindre frais. Cela permet en outre de ne pas voyager idiot, car sans moyen de locomotion, les îles ne sont pas faciles à découvrir. Du moins pour celles qui offrent un réseau de circulation, ce qui n’est pas toujours le cas… Dans ces conditions alors, la voie maritime seule permet d’aller voir plus loin.

 

Après avoir remercié le factionnaire, je me dirige vers mon poste où j’ai mon vestiaire, mon caisson et ma bannette : Mon chez moi en quelque sorte, comme pour les cinq autres occupants de ce local. C’est un poste pour six réservé aux officiers mariniers.

C’est confortable, comparé aux conditions de logement de bien d’autres bâtiments de la marine nationale : Les coursives sont larges et les locaux spacieux. Par contre, pour ce qui est de l’intimité, c’est comme partout, il n’y en a presque pas. Mais c’est ça la vie de marin.

Je me change pour revêtir mon uniforme et ranger mes effets civils. Je boutonne ma chemisette et m’aperçois que ma chaîne au bout de laquelle pend mon tiki en or repose à l’extérieur de ma chemisette. Je fais passer le tout à l’intérieur. Un tiki est une statue ou statuette d’apparence humaine très stylisée qui représentait à l’origine les divinités polynésiennes. Des copies sont réalisées sous forme de bijoux.

 

Après avoir distribué le bonjour amical aux membres de l’équipage présents, j’entre dans mon infirmerie pour récupérer ma casquette et par la même occasion vérifier une dernière fois avant l’appareillage que rien n’est à la traîne et ne risque de tomber au premier mouvement de roulis une fois sortis du port.

Ceci fait, je recommence l’opération de vérification à la coopérative du bord dont je suis aussi le vendeur, c’est un petit local qui sert de magasin où l’équipage peut acheter quand nous sommes en mer des articles de première nécessité comme de la lessive, de l’eau de toilette, du savon du dentifrice et d’autres moins indispensables comme les sucreries diverses et variées ou encore du tabac qui se vendent le mieux. Le tout à un prix relativement intéressant si on se réfère à ceux pratiqués à Tahiti.

Une fois ces vérifications effectuées, je me rends au carré O.M. (carré des Officiers Mariniers) pour y  boire un café et saluer les collègues que je n’ai pas encore vus.

Là, je rencontre les hydrographes qui viennent d’embarquer juste pour la mission. Ce sont des gars sympathiques mais qui ne font pas partie du bord. Quand ils sont en mission à bord ils souhaiteraient en faire partie pour bénéficier des avantages de la vie embarquée sans les inconvénients et ne pas être isolés du reste de l’équipage durant les missions. Mais dès qu’on rentre au port base, plus personne, ils disparaissent pendant plusieurs semaines. Alors dans ces conditions, ils sont tenus un peu à l’écart. Nos rapports ne sont pas conflictuels, nous les ignorons simplement.

 

 

Les discussions vont bon train comme à chaque départ en mission. Une effervescence qu’on ne trouve qu’à ces moments-là. Bien sûr il y a toujours les préparatifs de dernière minute, mais je crois que cela tient plus au fait de quitter le port de base pour cinq semaines en laissant pour la plupart femme et enfants derrière eux, seuls à dix-huit mille kilomètres de la métropole et du reste de la famille. Les gens s’agitent comme pour oublier ce qui pourrait arriver en leur absence et c’est peut-être leur sentiment de culpabilité qu’ils refoulent de cette manière. Curieusement, toute cette excitation se calmera brutalement quand les passes du port seront franchies et que nous ferons route vers le large. D’un coup. Une fois le poste de manœuvre terminé, c’est à dire les différentes phases de l’appareillage, les hommes se tairont, ralentiront leur rythme et n’afficheront plus ce sourire d’avant départ.

 

Les moteurs sont lancés depuis longtemps maintenant. Les liaisons électriques et téléphoniques ont été coupées avec la terre. Les groupes électrogènes du bord alimentent à eux seuls le navire. Tout l’équipage est à bord. Nous n’attendons plus que la diffusion dans les hauts parleurs l’ordre d’appareiller.

 

<< POSTE DE MANOEUVRE GENERALE !!!    POSTE DE MANOEUVRE GENERALE !!! >>

 

_ C’est parti mon kiki ! lance le commis en coiffant sa casquette et en enfilant ses gants de cuir.

 

_ Direction SION en avant VENT ! Lui répond le bosco qui semble particulièrement enjoué ce matin.

 

L’appareillage se déroule comme d’habitude, nous quittons le quai et traversons paresseusement le port de Papeete pour nous diriger vers le large où nous accueille une houle résiduelle qui nous rappelle à sa manière qu’être marin ça se mérite…

En effet, le tangage  aussitôt généré nous fait faire le Yo-Yo sur la plage avant du navire : Un coup je vois le ciel, un coup je vois la mer. Ce qui au bout de quelques minutes nous fait regretter d’avoir bu le dernier café et nous rend plus pâles que jamais.

Sur ce point, les départs se déroulent toujours de la même manière. On a beau ne pas être affecté par le mal de mer, passer pour avoir le pied marin, on est toujours un peu vasouillard durant les premières vingt-quatre heures de navigation. Surtout après un long moment passé à quai.

Le temps de ranger le mât de pavillon, les défenses et les aussières dans la soute aux boscos par les tapes sur le pont, de poser les capots en toile étanche sur le treuil électrique, de bosser les chaînes des ancres, la passerelle diffuse l’ordre de rompre du poste de manœuvre. Ce qui nous ravit car nous allons pouvoir quitter la plage avant du navire et nous rapprocher du centre de gravité de celui-ci en descendant d’un pont et en nous rapprochant de son milieu qui est bien plus stable.

 

Et c’est parti  pour trois jours et deux nuits en mer.

 

 

Chacun retrouve ses marques, la cuisine est l’endroit à bord le plus agité, le cuisinier et ses aides préparent déjà le repas du midi pour tout l’équipage. Voilà quelqu’un à bord des navires dont on méconnaît généralement la complexité de la tâche. Pensez donc, faire de la cuisine dans un endroit qui remue sans arrêt. Et le faire bien ! comme dans un restaurant avec des plats bien présentables qui vous mettent en appétit. Cela tient tout bonnement de l’exploit ! Pourtant en retour, généralement une indifférence totale et souvent des critiques infondées de la part d’insatisfaits perpétuels qui devraient tenter l’expérience rien qu’une fois, pour voir…

 

L’équipage change de tenue, laissant la chemise bleue d’uniforme pour revêtir le tee-shirt « ARAGO » bien plus confortable à porter. Ces vêtements ont été commandés pour agrémenter la vie à bord, une liberté qui peut paraître bien insignifiante mais qui en fait transforme un cadre rigide mal supporté par beaucoup en une ambiance bien plus chaleureuse sans pour autant remettre en question la hiérarchie et la discipline.

Ces tee-shirts sont personnalisés; ainsi, ils portent sur le devant sous le nom du bâtiment le surnom de leur propriétaire. Ils ont été confectionnés à Papeete par une petite boutique.

 

Je monte à la passerelle, histoire de discuter le bout de gras avec les chefs de quart et m’enquérir au sujet de la météo des prochaines vingt-quatre heures. Je croise le bosco qui en revient et arbore un large sourire ainsi qu’un regard pétillant de malice. << Hé ! sorcier ! Tu sais quoi ?>>

– Non . Comment veux-tu ?

Il affecte un ton confidentiel faisant mine d’observer autour de nous si nous ne sommes pas écoutés. << Ecoute, Luc… J’ai négocié avec la passerelle et le pacha … Demain matin, sur les coups de six heures on passera sur des hauts fonds, je te dis que ça … Si t’es pas trop cossard ….

 

–   O.K. Serge. Je sors mes lignes et on pêche le mahi-mahi (daurade coryphène en tahitien)…

 

–   Chuut ! malheureux ! tu veux qu’on soit vingt plage arrière demain matin ? Et pourquoi t’invites pas les hydros pendant que tu y es ?

 

–   T’inquiètes. Au fait, je sais que je vais te faire du mal  mais quand il faut, il faut. N’est-ce pas ?

 

–   Quoi ? demande-t-il la mine tout à coup inquiète.

 

–   Vaccination mon pote ! Va falloir programmer ça dans la semaine dès qu’on sera au mouillage. Huit à vacciner en tout. Tiens, voilà la liste nominative, je te la donne pour la faire paraître dans la feuille de service. Si tu la lis , tu verras que ton nom y figure.

–   Aaah ! Un vaccin ? soupire-t-il l’air soulagé. C’est tout ?  J’m’en fiche pas mal voyons. Tu fais pas mal alors pfuiit ! C’est l’histoire de cinq minutes.

_ Très bien. Très bien. Je fais semblant de continuer mon chemin et en me retournant j’ajoute:  Ah oui, au fait, c’est vrai, j’allais oublier dis-donc ! en prenant l’air distrait et en claquant des doigts. J’ai trouvé des nouveaux leurres…

A mon avis, je vais tout rafler demain matin. Ils sont tout nouveau, je n’en avais encore jamais vus de pareils. Ils viennent tout juste d’arriver du Japon. Et tu peux me croire, ils coûtent bonbon !

 

Le bosco en a la mâchoire qui se relâche au point de rester la bouche ouverte les yeux écarquillés : Enfoiré ! Ouais ! Je me doutais bien de quelque chose dans ce genre là, avec ton sourire en coin… Montre-moi ça ! Je veux les voir et tout de suite . Insiste-t-il en me prenant par le bras comme pour m’inviter à le mener aux leurres.

Je me dégage vivement en riant << Tu peux toujours courir ! ce sera la surprise de demain matin. Et j’espère que tu ne les mouilleras pas de tes larmes, ça pourrait faire fuir le poisson.

 

_   Allez ! va ! T’as qu’à te les garder. Déclame-t-il en souriant, la mine tout de même contrariée. De toute façon, un leurre c’est qu’un leurre, Y a pas à tortiller ! Et pourquoi ils seraient meilleurs que les autres hein ? Je suis bien sûr que rien n’y mordra à ces trucs là !

 

_   Et pourtant, sans les sortir, rien que d’en parler, j’ai déjà attrapé un gros tacaud ! Regarde toi, t’en baves presque. Tu l’as avalé en entier et avec le bas de ligne en prime!

 

Son visage s’empourpre : <<Oooh ! C’est tout toi ça ! Mais qu’est-ce que tu t’imagines? je n’y ai jamais cru à ton histoire ! Espèce de pousse canule ! Extracteur de fécalome !

 

_   Hmmm… Je vois qu’à mon contact ton vocabulaire s’est enrichi…  Bon, c’est pas tout ça mais j’ai un métier moi ! A plus !

Et je pars sans me retourner. Il a dû en rester baba.

 

Le bosco est un vrai pote. Il faut dire qu’on est presque du même coin en Bretagne, dans le Finistère, le PEN AR BED (bout du monde en Breton) comme on aime à  l’appeler. De plus, on est les seuls  à bord à ne pas faire de quart en mer. Et si il y a un sujet sur lequel on s’entend à merveille, c’est bien la pêche.

 

Dès que c’est possible, on sort nos lignes et on pêche. On pêche vraiment. Je veux dire par là que dans la région des Marquises, le mot pêche prend tout son sens.

 

En mer, quand nous passons sur des hauts fonds, la passerelle nous prévient et ralentit l’allure pendant deux heures afin de nous permettre de pêcher. Quelques fois, le pacha participe lui aussi. Nous pêchons du moyen en général; des petits thons des thazards, des daurades coryphènes. C’est à qui sortira le plus gros.

Par contre, au mouillage, si vous voulez mettre une ligne à l’eau, soyez prévoyant, surtout le soir… Pensez à vous équiper solide. Le bas de ligne doit être au minimum en corde à piano car le plus petit que vous attraperez sera du bécude, un petit barracuda qui traverse les bancs de poisson en claquant simplement des mâchoires, ne prélevant ainsi qu’une partie des poissons rencontrés en laissant le reste retomber de part et d’autre de sa mâchoire. Si vous n’avez pas d’appât, alors vous pouvez mettre une ligne traditionnelle à l’eau avec des plumes pour attraper un petit poisson. Mais dès que ça mord, vous avez intérêt à remonter vite fait sinon un bécude ne vous laissera que la tête du poisson pris, et encore avec de la chance, car s’il mord votre prise à la tête, il coupera la ligne.

 

La plupart du temps, on s’équipe bien plus gros… un hameçon tordu d’environ vingt centimètres de long , acheté à la coopérative maritime de Camaret, monté sur de la chaîne est toujours prêt à servir car quand bien souvent la ligne métallique est coupée net, c’est que nous avons a faire à un requin. Et là, c’est le sport qui commence car en fonction de la taille de la bête, si la faire mordre à l’hameçon est une chose facile, par contre, la récupérer à bord en est une autre…

 

Aux Marquises, le soir, on ne sait jamais sur quoi on va tomber. Un requin citron d’un mètre ou un gris de deux ou bien encore un marteau de plus de deux mètres cinquante, quant aux autres, hors catégories, pour ceux-là une hache est toujours à disposition pour couper la ligne avant qu’elle ne cède sous les coups violents du requin et ne fasse des dégâts parmi les spectateurs qui se trouvent à proximité. Une ligne en nylon aussi grosse qu’un doigt, qui cède sous la traction pourrait couper un homme en deux. Sûr.

 

Je peux vous assurer qu’avec le bosco il nous est déjà arrivé d’avoir peur…

Une vraie peur quand un soir le requin qui avait mordu la ligne en douceur, sans doute juste pour y goûter est remonté à la surface à peine à trois mètres de nous. Nous étions au mouillage dans la baie d’Anao à Nuku-hiva.

On a d’abord vu l’aileron sortir de l’eau et fendre la surface comme une énorme lame sombre et tranchante, menaçante. Puis une petite partie de la tête est apparue dans un léger sillage, avançant paresseusement, sans un bruit. Quand la partie supérieure de la queue de l’animal est entrée à son tour dans la zone éclairée entourant le bateau, on a tout de suite compris que ce requin était un monstre. Sans mentir, il faisait certainement dans les dix mètres.

La ligne était solidement amarrée au pont. Il était hors de question d’y toucher. A la vitesse où filait le requin nous n’aurions pas eu le temps de faire quoi que ce soit. Nous nous sommes immédiatement éloignés de la zone dangereuse. A peine étions-nous hors d’atteinte, en sécurité, que la ligne se tendait et cassait net en moins d’une seconde en claquant comme un coup de fusil, instantanément. La partie amarrée a fouetté si violemment qu’elle a enlevé de la peinture aux endroits qu’elle a frappé, laissant le métal à nu. Nous nous sommes rapprochés pour le voir s’éloigner, toujours à la surface, tranquillement, sur sa lancée, suivi gentiment par nos deux malheureux bidons jaunes d’huile de cuisine qui nous servaient de flotteur.

Il avait dû gober l’hameçon sans se piquer comme s’il avait avalé une proie, en douceur. Et je me demande s’il a ressenti que la ligne tentait de le retenir. Je ne crois pas en fait.

 

C’est depuis ce soir là qu’une hache est toujours à portée de la main. Pour couper la ligne tant qu’elle n’est pas encore tendue, dans des cas semblables. Et c’est aussi un peu pour ça que nous n’aimons pas qu’il y ait trop de monde autour de nous quand nous pêchons. Un accident est si vite arrivé.

 

 

 

 

 

La passerelle haut perchée amplifiée des mouvements du bâtiment n’est pas un endroit pour ceux qui sont sensibles au mal de mer. J’y arrive, la route que nous suivons est bien connue du personnel navigateur, ce n’est pas la première mission que nous effectuons aux Marquises. L’atmosphère est détendue. Le pacha assis dans son fauteuil de commandement lit les messages qui viennent d’arriver. La météo est affichée sur une table. Je la consulte. Un temps de curé en perspective, rien de spécial en vue.

 

J’ai pris l’habitude de consulter les prévisions météo depuis que nous avons eu lors d’une mission à essuyer un cyclone en mer. Il s’était constitué autour de nous.

Trois jours. Ça a duré trois jours. L’enfer sur mer, voilà ce que c’était, une gîte à plus de quarante cinq degrés. Je ne sais pas si vous vous rendez bien compte de ce que ça peut donner. Prenez un rapporteur, posez-le à plat sur une feuille de papier, soulignez sur la feuille sa base à l’aide d’un crayon, repérez le milieu de la base en marquant la feuille. Regardez  sur la gauche du rapporteur, sur sa courbe graduée, repérez le chiffre quarante-cinq sur la feuille en faisant un point, puis, à l’aide du crayon, suivez la courbe du rapporteur vers la droite jusqu’au chiffre cent trente-cinq. Arrêtez-vous à ce chiffre. Enlevez le rapporteur et reliez les points extrêmes de la courbe que vous avez dessinée à celui du milieu de la base que vous avez repéré précédemment. L’espace entre les deux traits que vous venez de tracer s’appelle une amplitude. Imaginez que vos traits continuent chacun vers le haut pour atteindre une longueur de dix mètres minimum. Et maintenant essayez de comprendre la distance qui sépare maintenant les extrémités de vos traits. Si vous arrivez à visualiser ça, vous pouvez entrevoir la course d’une partie du bâtiment en à peine quatre secondes.

Imaginez les hommes dans le navire vivant cette situation. Impossible de se déplacer sans ramper et en s’agrippant à tout ce qui dépasse sans risquer de recevoir quelque chose sur la tête. Les pires auront été les deux premiers jours durant lesquels il était impossible de boire ou manger quelque chose. Miraculeusement il n’y a eu que des dégâts matériels. Pas de blessés, juste quelques gars un peu déshydratés, parce que trop malades, qui avaient passé les deux jours dans les toilettes.

 

Je quitte la table où est affichée la météo quand le pacha lève les yeux et repose sa planchette à messages. Il affecte un petit sourire en m’apercevant :<<Alors sorcier, on pêche quoi demain matin ? thon, thazard, mahi-mahi ?

 

_   J’espère bien de quoi faire du poisson cru pour tout l’équipage commandant.

 

_ Nous verrons bien, le coin devrait être poissonneux les fonds sont assez hauts, nous prendrons une allure lente.

 

_   Vous pêcherez aussi ?

 

_  Je viendrai faire un tour s’il y a une ligne de disponible.

_   Ca devrait pouvoir s’arranger, commandant. Je vous ferai essayer un de mes nouveaux leurres.

 

_   Des nouveaux leurres ? Va pour la pêche alors… Sorcier ?

 

_   Oui Commandant ?

 

_   Pour ces nouveaux leurres, le bosco est-il  au courant ?

 

_   Oui et non.

 

_   Comment ça ?

 

_   Je lui en ai parlé mais je lui ai laissé à penser que c’était une blague, pour que sa surprise soit plus grande.

 

_   Deux gamins, voilà ce que vous êtes. Mais je ne voudrais rater ça pour rien au monde. Je serai plage arrière à six heures pétante ! Attendez-moi pour déballer votre matériel.

 

_   Entendu Commandant>>.

 

 

Je m’inscris sur la feuille de réveil pour le lendemain matin et prends congé.

 

 

 

 

 

La journée se déroule normalement. L’ARAGO, masse blanche majestueuse, fend les flots, suivant sa route régulière, laissant derrière lui l’empreinte de son passage : un sillage bien éphémère.

La vie à bord est rythmée par les repas et les exercices de sécurité dispensés afin de conditionner l’équipage à bien réagir en cas de sinistre, un navire étant tellement vulnérable.

Je n’ai eu que deux consultants dans la journée, l’un pour un début de mycoses aux pieds qui disparaîtront en deux jours et l’autre pour une petite coupure sans gravité.

 

Le soir, l’atmosphère se détend. Après le dégagé, la journée est considérée comme finie excepté bien sûr pour les hommes de quart. J’ouvre la coopérative pour une demie heure à peu près. Les clients se succèdent, venant pour la plupart acheter une friandise, une douceur au chocolat pour la soirée.

Après le repas, l’équipage se distrait en général par, soit la vidéo, la lecture ou bien encore les jeux de société. Puis c’est la nuit, l’éclairage dans le bord passe de la lumière blanche à la lumière rouge afin de respecter les rythmes biologiques; et le silence vient alors remplacer le tumulte de la journée. Les hommes s’endorment et s’évadent le temps d’un songe, celui d’une nuit. Laissant leur corps à la merci de l’océan qui les héberge et les berce sans jamais fatiguer.

 

La mission va nous mener dans l’archipel des marquises autour de l’île de NUKU-HIVA. Nous connaissons bien l’île. La ville de Taiohae est la ville marraine de l’ARAGO.

Nous comptons chacun beaucoup d’amis dans cette île et plus particulièrement à Taiohae, ville principale où les habitants nous ont toujours réservé un accueil chaleureux. Les gens y sont vrais et la parole donnée y est sacrée. Les Marquisiens sont d’un tempérament généralement paisible. Ils aiment rire et faire la fête : Le KAÏ-KAÏ comme on dit en Marquisien. Ce sont aussi de véritables artistes, extraordinairement doués pour la sculpture sur bois. Et à Taiohae, se distinguent tout particulièrement les frères TEMARII, deux vrais jumeaux cinquantenaires qui maîtrisent leur art à la perfection.

Avant chaque départ en mission vers Nuku-hiva, nous passons commande par téléphone de sculptures et aussi de langoustes et de poisson auprès des pêcheurs qui nous gardent au congélateur ce que nous avons commandé.

 

D’autre part, je mets un point d’honneur à ravitailler leur hôpital qui souffre de l’éloignement de la capitale : Papeete.

Quelques temps avant chaque départ, je fais le tour des infirmeries militaires et de la pharmacie des armées, récupérant ainsi les spécialités pharmaceutiques qui arriveront à péremption dans les six mois à venir. Cela présente à mes yeux un double avantage : Eviter le gaspillage des produits qui de toute façon ne seraient pas utilisés et qui seraient donc détruits et surtout apporter une aide importante qui ne coûte rien à l’armée, à une population qui en a grand besoin. De plus, cela a permis de faire connaître quelques spécialités fabriquées par les armées et qui sont étonnamment efficaces, comme par exemple la pommade cicatrisante vitaminée qui vient à bout de presque toutes les plaies en un temps record.

Le poste d’infirmier sur ces bâtiments qui ne disposent pas de médecin n’est pas facile à tenir.

En effet, l’infirmier étant le seul personnel médical à bord, il remplace de fait le médecin, recevant en consultation les membres de l’équipage, décidant du diagnostic et du traitement car bien souvent, le navire se trouve à plusieurs jours de mer du premier hôpital, dans une zone inaccessible pour tout aéronef en cas de besoin d’évacuation.

Il faut avoir les nerfs particulièrement solides et être un peu psychologue aussi, pour savoir écouter, entendre les appels de chacun. Et y répondre de façon efficace.

C’est très important.

 

Il est pour ainsi dire systématique que les populations résidant sur les îles ou atolls demandent notre concours quand nous arrivons dans leurs parages, car ils n’ont ni secouriste, ni infirmier et encore moins de médecin. Alors, j’embarque mon matériel de petite chirurgie, un éventail assez large de médicaments, mon stéthoscope, mon vaquez, mon VIDAL et mes cours. Et je vais ouvrir la consultation en priant pour que je n’arrive pas sur une situation catastrophique.

J’ai eu affaire à bien des pathologies, j’ai dû parfois décider d’évacuer des insulaires sur Papeete en les prenant en charge à bord.

Il faut que ces gens soient bien fatalistes pour pouvoir supporter un tel dénuement.

 

Jusqu’à présent, tout s’est toujours bien terminé. Il n’empêche que dans ces situations, la solitude est très pesante. Personne à qui parler des difficultés rencontrées car cela n’intéresse personne à bord, le reste de l’équipage plaçant au-dessus de tout l’organisation d’un match de football avec les insulaires par exemple.

Et pas d’autre expérience médicale à laquelle comparer la sienne en cas de doute car l’infirmier est seul. Durant les missions, j’ai souvent eu du mal à dormir dans bien des occasions, repassant sans cesse les cas que j’avais eu à traiter dans la journée pour rechercher, détecter le moindre oubli, la moindre négligence.

Sans oublier les interventions  sur les urgences spécifiques à ces régions pour lesquelles nous ne sommes pas formés, comme  la dengue ; les piqûres de scolopendres, poissons ou coquillages venimeux. Les oursins locaux ; les taraméas, sortes d’étoiles de mer géantes hérissées de pointes empoisonnées ;  les blessures dues au corail ; etc.

 

Je vous assure que pour être affecté à ce genre de poste, il vaut mieux avoir une solide expérience en chirurgie et en médecine. Un novice dans le métier n’étalerait pas.

 

 

 

 

Cinq heures trente, il est l’heure. Le matelot de quart vient me réveiller.

Sans faire de bruit, je m’habille à la hâte, la simple représentation mentale de la tête que devrait faire le bosco m’enthousiasme beaucoup.

Je sors de mon poste où dorment profondément mes colocataires, grimpe l’échelle qui me mène au pont principal, passe devant la cuisine où s’affairent déjà les cuisiniers la mine sérieuse encore marquée des stigmates du sommeil, dans une ambiance chaude et odorante, baignant dans la lumière blanche et puissante des plafonniers. Je leur adresse un petit geste de la main amical en passant qui reçoit un hochement de tête en signe de réponse, accompagné par une ébauche laborieuse d’un sourire.

 

J’entre dans le carré des officiers mariniers, qui, curieusement sent bon le café. En toute logique, je ne suis pas le premier à m’y rendre…

Le bosco est assis à table, la mine renfrognée. Ses yeux, encore gonflés par le sommeil m’observent dans tous mes déplacements, son bol de café brûlant devant le visage. Ses gants de cuir sont sur la moleskine, à côté de lui.

Je l’observe à mon tour durant dix secondes sans rien dire; le seul échange est celui de nos regards. La seule expression qui doit transparaître est la malice. Cette malice qui fait notre plus grand bonheur tous les jours; et sur ce point je crois que nous sommes à armes égales.

Je prends un bol, le sucrier et une petite cuiller et viens m’asseoir en face de lui, toujours sans rien dire. Je me sers en café, feignant d’ignorer qu’il l’a lui-même préparé, allant jusqu’à esquisser une grimace en buvant la première gorgée afin de l’obliger à parler le premier, sur un mode réactif.

Ce qui ne manque pas d’arriver, ses sourcils se froncent, il décolle les lèvres de son bol, avale sa gorgée et va sans aucun doute m’asséner des sarcasmes de circonstance.

Au moment où un son sort de sa bouche, je le prends de vitesse : << Alors ma poule, ça va pas mieux ! Tu t’es levé avant le chant du coq ! Regardes toi, t’as la mine toute brouillée, t’es tout renfrogné dans ta coquille. Je suis sûr qu’à l’intérieur t’as tout le jaune qui s’est mélangé au blanc. Faudrait que tu arrêtes de faire l’œuf , tu as l’air tout à plat.>>

 

Il lève les yeux au ciel en signe de désapprobation et reprend son bol en bouche, la mine paisible. L’air amusé.

 

Décidé à le taquiner, pour instaurer une ambiance de joute verbale pour toute la journée, j’ouvre le feu le premier, histoire de le mettre un peu sous pression.

 

<<Alors, à ton avis, info ou intox ?>>

 

Ses yeux qui s’étaient plissés à proximité de la vapeur s’échappant paresseusement du bol de café s’agrandissent, trahissant sa surprise. <<Ah non ! Tu vas pas remettre ça ? Encore tes histoires à dormir debout de leurres japonouilles ? Si tu crois que tu vas me faire flipper si tôt le matin, tu peux te l’arrondir ! Tu me prends pour un six-cent-six ou quoi ? C’est pas parce qu’on t’appelle sorcier que tu dois te croire capable de faire de la magie.

 

_  Je répète, info ou intox ?

 

_ Intox mon pote, intox ! – me déclare-t-il, les yeux dans les yeux – Car s’il y avait de nouveaux leurres japonais, mon chinois m’aurait prévenu. Je suis un de ses meilleurs clients et c’est lui le premier qui aurait été au courant. Il a tout un rayon de leurres, il doit être le premier importateur de l’île…

 

_ Tu l’as vu quand pour la dernière fois ton chinois ?

 

_  Euh… Eh bien… Ça fait à peu près trois semaines. Pourquoi ?

 

_ Pour rien, pour rien… Il est sympa ton chinois, hein ? En tout cas il t’estime bien.

 

_ Qu’est-ce que tu vas encore me sortir comme connerie ? Tu ne le connais même pas !

 

_ Ah bon ? LAU-SAN ? Antoine de son prénom, près de l’hyppo à Pirae ? je ne le connais pas ? Je peux te dire qu’il a un sens de l’humour que tu ne soupçonnes pas…

Il adore faire des blagues, surtout aux gros prétentieux qui s’imaginent mieux  pêcher que tout le monde, il dit que ça leur remet « le tlou du cul dans l’axe »  ! Mais tu dois avoir raison, je ne dois pas le connaître.

 

_Que de la gueule ! C’est pas la peine de te fatiguer je ne crois pas à tes contes de fées.

 

Je me contente d’un petit sourire, me lève lentement et vais chercher le journal « la dépêche » datant de trois jours. Je l’ouvre à la page traitant des activités portuaires et le pose délicatement devant lui sur la table. Je lui tapote gentiment l’épaule et retourne m’asseoir devant lui.

Il lève un sourcil, jette un œil sur la page du journal, prend un air dubitatif :  Ouais? Et alors?

 

_ Lis. Lis bien et pleure.

 

_ N’importe quoi ! Enfin, puisque tu y tiens… Alors, le cours de la crevette, on s’en tamponne… Les revendications des dockers, idem… Je vois vraiment rien de particulier en rapport avec notre conversation !

 

_ C’est parce que tu n’es pas assez malin pour le voir, pourtant ça saute aux yeux.

 

_ Ah ben alors, … Si ça saute aux yeux … Voyons voir … Qu’est-ce qui me reste à voir ? Les mouvements des navires ? Allez … Merde alors !

 

_ Non, mon petit, pas « merde alors ». C’est « KOMATSU ». C’est comme ça qu’il s’appelle. Il est arrivé il y a trois jours, tôt le matin. C’est un cargo japonais, l’affréteur est japonais, donc … Cargaison japonaise ! Et c’est bien le diable s’il n’y a pas de nouveaux leurres à bord… Rectification : S’il n’y avait pas de nouveaux leurres à bord.

 

_ Mais …

 

_ Aaah toi y en a comprendre enfin que toi y en a gros bourricot ! Toi y en a comme un tacaud sous vingt mètres de vase… Ferme ta bouche, tu vas baver.

 

_ Mais comment tu as su ?

 

_ Comment KOMOIATSU ? Hé hé ..Ton chinois mon pote.

 

_ Mon chinois ?

 

_ Notre chinois ! Plutôt.

Tu es peut-être un de ses meilleurs clients, mais pas le seul ! Et puis vous n’êtes pas mariés tous les deux, non ? Il ne t’a pas juré fidélité devant un prêtre ? Alors !

Quant à moi, il y a quinze jours, j’ai eu l’extrême bonheur de lui ôter de la paume de la main droite un hameçon qu’il s’était malencontreusement planté en rangeant ses étagères. Alors, forcément …

 

_ Espèce de …

 

_ Arrête ça tout de suite. Et réponds donc plutôt à ma question maintenant.

 

_ Quelle question?

 

_ La question pardi ! Info ou intox ?

 

_ Salopard !

 

_ Mauvaise réponse ! Bien, tu as épuisé ton temps. Il est l’heure de passer aux actes maintenant. J’en ai presque de la peine pour toi. Si, si. Sincèrement.

C’est en arborant un large sourire de triomphe et en croisant les doigts à vingt centimètres de son nez que j’ai terminé ma phrase.

 

Il prend un air vexé, pincé. Il ramasse son bol et disparaît en maugréant.

 

J’en fais autant mais en sifflotant « La victoire en chantant » suffisamment fort pour qu’il l’entende de là où il se trouve, au bout de la coursive, avant qu’il n’ouvre la porte étanche pour accéder sur la plage arrière du navire.

 

J’ouvre l’infirmerie et récupère sous les bannettes vides des exempts, dans un coffre qui me sert à ranger mon matelas coquille, mes bassines, mes bouillottes et autres matériels, ma boîte à pêche. C’est une valisette en plastique comportant de nombreux compartiments de rangement. Ma boîte est elle-même enfermée dans une enveloppe plastique zippée. Ainsi, mon matériel de pêche ne risque pas de salir la grande bassine dans laquelle je la range.

 

J’ouvre à mon tour la lourde porte étanche et je me retrouve noyé dans la lumière et la douce chaleur du matin. Le contraste est un peu douloureux pour les yeux, qui ont bien du mal à passer de la pénombre intérieure à cette aveuglante clarté du jour nouveau. Aussi, je m’empresse de chausser mes Vuarnet noires, parfaites sous ces latitudes, bien que conçues pour la montagne.

La clarté et l’ambiance chaude de l’air me rappellent le début de l’été quand j’étais enfant et créent toujours en moi cette joie intense de vivre, de faire pleinement partie de l’univers. Je crois que c’est ça, il s’agit d’une sensation de plénitude.

 

Le bosco est déjà affairé, tout seul plage arrière, il a préparé ses bas de lignes, suspendus le long des filières et est en train de vérifier que sa ligne est claire; c’est à dire qu’elle se déroulera sans s’emmêler à cause d’un nœud, d’une demi-boucle qui l’obligerait à tout remonter pour défaire ce nœud.

Il s’est installé à tribord, à gauche donc quand on regarde l’arrière du navire.

La cigarette au bec, il me regarde arriver, me scrutant en insistant sur ma valisette.

 

Je m’installe donc à bâbord, laissant suffisamment de champ entre nous pour qu’une troisième ligne puisse être installée entre nous sans que nos lignes ne risquent de s’emmêler. Les trois lignes seront solidement amarrées sur le pont, aux anneaux de manière à ce que l’on puisse les laisser filer sans risquer de les perdre.

Tout à mes préparatifs, je n’ai pas entendu le commandant arriver. Au moment où je l’aperçois, il discute avec le bosco qui ne se départit pas d’un  sérieux si inhabituel chez lui.

En plus du matériel de pêche traditionnel, j’ai apporté un couteau de plongée qui servira à porter le coup de grâce au poisson en lui fendant d’un coup sec la tête dans le sens de la longueur; ceci permettant d’éviter une longue agonie à la bête et de la faire saigner abondamment afin d’évacuer le plus possible d’éventuelles toxines présentes dans son corps.

 

Le commandant vient me rejoindre, un sourire en coin, l’air amusé : Alors, sorcier, c’est le moment de vérité ?

 

_ Oui, commandant. J’en connais un qui va en attraper des ampoules aux yeux !

 

_Quelle ligne allez-vous me confier?

 

_ Celle du milieu, si vous le voulez bien.

 

_ O.K. Ca marche. J’appelle la passerelle pour demander si nous sommes arrivés sur la zone des hauts fonds.

 

_ Nous sommes prêts, il n’y a plus qu’à réduire l’allure et monter les bas de lignes.

 

Le commandant se saisit du micro de la plage arrière, et épiant le bosco du coin de l’œil , un sourire toujours aux lèvres : Passerelle de plage arrière ?

_ Passerelle, j’écoute !

 

_ Ici le commandant. Quand serons-nous sur zone ?

 

_ Le sondeur indique une remontée importante des fonds, dans quelques secondes, nous aurons quinze mètres sous la quille.

 

_ Bien, réduisez l’allure à avant quatre.

 

_ Réduire l’allure à avant quatre …. Nous sommes à avant quatre, commandant.

 

_ Bien nous garderons cette allure pendant deux heures, nous ferons plusieurs passes durant ce temps.

 

_ Entendu commandant.

 

_ Terminé de plage arrière.

 

Le bâtiment à rapidement ralenti son allure et l’impressionnante vague à l’arrière a disparu laissant place à un paisible sillage beaucoup moins sonore.

 

Le bosco a monté son bas de ligne, gréé d’un leurre siffleur rouge. La couleur qui attire le plus les thonidés. Il a sorti la grosse Bertha, ne puis-je m’empêcher de penser.

A mon tour, je sors mon matériel de ma valisette : deux sachets plastiques renfermant chacun un leurre neuf.

Le commandant s’approche de moi et ne peut retenir un sifflement suffisamment fort pour que le bosco l’entende : Eh bien, ça c’est du leurre ! Mais il est articulé ! Et c’est quoi ce petite pièce métallique au bout ?

Je prends moi aussi un ton assez fort pour répondre : C’est une vrille, elle oblige le leurre à se dandiner grâce aux articulations sous l’effet du courant, de plus, à la tête vous voyez un sifflet particulier qui émet des ondes qui se rapprochent des cris de la carangue blessée. Forcément, ça attire davantage les prédateurs.

 

Le bosco qui n’a rien perdu de la conversation va bientôt se rompre le cou à force de la tordre pour tenter de voir les nouveaux leurres de là où il se trouve.

 

Je grée la ligne du commandant puis la mienne en prenant soin de camoufler le plus possible les leurres, et c’est parti, les lignes sont à l’eau !

 

Le bosco semble bien nerveux, scrutant au loin, appréciant la tension de sa ligne en la ramenant puis la laissant repartir d’un simple geste de l’avant bras sans la lâcher. Alors que sa ligne, au bout d’une quinzaine de mètres disparaît dans l’eau sans que l’on puisse voir le leurre à l’extrémité; les nôtres en font de même, sauf que régulièrement on aperçoit nos leurres qui effectuent un petit bond hors de l’eau, brillant comme deux bijoux sous le soleil du matin polynésien.

A la vue du comportement hors du commun de nos leurres, le bosco en a laissé tombé sa cigarette par terre. Le commandant à qui la scène n’a pas échappé me lance un clin d’œil.

 

Cela fait dix minutes que nous attendons fébriles, la ligne à la main pour sentir toute variation dans la tension quand soudain la ligne du commandant se tend brutalement. A l’extrémité, un magnifique mahi-mahi bondit hors de l’eau, sortant majestueusement son corps entier de l’élément liquide, brillant de mille feux.

C’est un spectacle incomparable. Je crois bien que c’est le plus beau poisson que l’on puisse pêcher, de par sa beauté, sa taille et son comportement. En effet, ce poisson ne se laisse pas attraper bêtement comme la plupart de ses congénères, il effectue des bonds étonnants, semblant surfer dans l’air.

 

Le commandant s’est arc-bouté et ramène doucement et régulièrement la ligne à bout de bras, laissant à gauche puis à droite le nylon reposer sur le pont devant ses pieds. Sa technique est parfaite, rien à redire, il se débrouille aussi bien que nous.

Tour à tour, il nous regarde, un large sourire laissant paraître la blancheur de ses dents. Il éclate de rire : Hé ! Alors c’est  qui le roi de la pêche à bord ? Hein ? C’est qui ? C’est le Tomana Nui (grand commandant) ! Le Tomana Aïto (commandant héros) ! Et reprenant une grande inspiration : C’est le Tomana Nuiiii !

 

Le bosco lève les yeux aux ciel en feignant de joindre les mains en signe de prière. Il est vert !

Puis, c’est ma ligne qui se tend d’un coup sec ! La violence de la tension m’a surpris et la ligne m’a échappé des mains. Je suis obligé de la laisser filer jusqu’à ce quelle se raidisse à nouveau jusqu’à l’anneau du pont. Ce qui arrive sans tarder. J’observe un instant au loin, rien ne saute hors de l’eau. Ça n’est donc pas un mahi-mahi. Mais bon sang, ça doit être un gros bestiau car j’ai bien du mal à remonter la ligne à bord.

 

Le commandant, tout en remontant toujours sa ligne m’observe, le regard étonné : C’est quoi ?

 

_ Je n’en sais fichtrement rien, mais c’est sûrement du gros ! Lui répondant les mâchoires serrées, je reste entièrement concentré sur l’effort, bénissant l’idée d’avoir pris mes gants de cuir qui m’évitent de me blesser.

 

Le bosco las de tenir une ligne qui reste désespérément  molle, lâche cette dernière  et attrape une gaffe avant de rejoindre le  commandant dans les derniers mètres de remontée de sa ligne.

Lorsque le poisson apparaît, le bosco l’attrape sous l’ouïe à l’aide de la gaffe et le hisse à bord, non sans effort. La mine admirative, il parvient à sourire et, tranchant la tête du poisson en ayant pris le soin de le bloquer sous son pied, il finit par concéder : C’est une belle prise ! Sauf votre respect commandant, je crois qu’on peut l’attribuer au bol des débutants !

Le commandant, agitant tranquillement son pouce droit en ma direction lui répond en souriant : Et ça, c’est aussi le bol des débutants ?

 

Le bosco qui n’avait rien remarqué de mon côté, ouvre une bouche comme un four et blêmit. Il me rejoint rapidement et se penchant au-dessus des filières me demande : C’est quoi d’après toi ? Un thazard ? Un requin ?

 

_ Non, je ne crois pas, ça louvoie sous l’eau, ça doit être un thon, et un gros si j’en juge par sa force. Vas chercher la grande gaffe ! faut surtout pas qu’il saute quand il sera près du bord, sinon la ligne va casser.

 

_ Hô ? A ce point là ?

 

_ D’après toi ? Tu ne vois pas  le mal que j’ai à le remonter ? La gaffe je te dis ! Cours la chercher ! Commandant ? On ne sera pas trop de trois pour le hisser à bord, vous nous filez un coup de main ?

 

_ Evidemment ! Tous la main dessus ! Il n’a qu’à bien se tenir !

 

Je dois adapter la remontée aux mouvements du poisson, le sentant se défendre au bout de la ligne, je profite des instants durant lesquels il me fait face pour gagner quelques mètres, puis je dois bloquer de toutes mes forces pour résister quand il se met de travers, cherchant à se dégager. Au bout de dix minutes d’efforts, les muscles des bras douloureux, je constate qu’il doit rester à peine cinq mètres de ligne à l’eau et on ne voit toujours pas ce qui se trouve pris à l’hameçon.

Tout en maintenant fermement ma prise, je fais déborder la ligne le long des filières en la faisant passer sur bâbord de façon à ce que l’on puisse faire glisser le poisson le long de la coque tout en prenant appui sur le bastingage. Le bosco silencieux, impatient se tient juste à ma gauche, la gaffe dans les mains, prêt à intervenir, il a posé sur le plat bord une défense en cordage pour protéger le manche en bois de la gaffe de l’angle vif de la ferraille. Le commandant s’est placé à ma droite pour  voir la prise arriver.

Je hisse les derniers mètres, une masse sombre se distingue sous la surface de l’eau, un mouvement lent et une zone claire apparaît, son ventre. Je hisse encore  et une magnifique tête bleue et pointue émerge près de la coque du navire, créant un sillage. C’est un thon. Avec sa peau luisante et bleue, hérissée sur le dos de magnifiques et énormes épines triangulaires jaunes.  Quant à son gros œil noir inexpressif, J’ai l’impression qu’il me fixe. La bête est d’une taille incroyable, ce qui me fait réaliser que nous devons faire particulièrement attention.

Le bosco fait déborder la gaffe et siffle dans ses dents : Tu parles d’un pesket ! Faudrait une usine entière pour le mettre en boîte  celui-là ! Commandant ! soyez prêt à attraper la gaffe quand je vous le dirai. Sorcier, tu tires sur le bout en même temps que nous on tire sur la gaffe, sinon elle va casser, il est trop gros.

 

_ O.K. Vas lui chatouiller l’ouïe avant qu’il ne commence à s’ennuyer avec nous. On tire à trois, vas-y.

 

_ C’est parti ! Le bosco se penche en avant, laisse la gaffe descendre et attrape d’un coup sec l’ouïe du thon et se redresse en arrière : Un, deux, trois ! Allez la main dessus ! On tire !

 

Le commandant s’est jeté sur le manche de la gaffe, derrière le bosco et s’aide de tout son poids pour la faire descendre. Quant à moi, je tire de toutes mes forces sur la ligne en m’arc-boutant.

Le bosco hurle : Il vient ! Allez, Faut pas mollir ! Pas maintenant !

Le thon, une partie du corps hors de l’eau se débat, nous envoyant des secousses terribles dans les bras, mais nous tenons bon.

Tirant et râlant de plus belle nous parvenons à faire dépasser sa tête au-dessus du bastingage, sur la défense.

Le bosco et le commandant, comme au jeu du tir à la corde, penchés en arrière, tirent tout ce qu’ils peuvent mais n’arrivent pas à gagner du terrain.

J’ai beau tirer moi-aussi comme un forcené, le thon semble bloqué là où il est, claquant des mâchoires, il laisse échapper un filet de sang d’un rouge vif qui coule  sur la peinture blanche.

 

_ Nom de toui ! Enrage le bosco, il est trop lourd ! Saloperie vivante ! On ne va pas y arriver !

A peine le bosco a-t-il terminé sa phrase que d’un seul coup nos efforts deviennent miraculeusement efficaces et le thon reprend son ascension pour retomber lourdement sur le pont en faisant des bonds frénétiques qui nous obligent à reculer par précaution.

 

Nous nous retournons tous les trois pour nous concerter et nous découvrons notre commis au bout de la gaffe, ébouriffé et hilare : Hé ! Heureusement que je passais par là hein ? Sinon vous alliez jouer à la balançoire toute la journée. Y a pas meilleur pêcheur que moi, surtout pour le gros. Si vous avez besoin de conseils, vous savez où me trouver. Allez, je vous laisse terminer maintenant que je l’ai bien fatigué.

 

C’est sous des éclats de rire et pas mal de noms d’oiseau que le commis disparaît de la plage arrière, refermant la porte étanche en pouffant de rire.

 

J’amarre rapidement au plus près la ligne sur l’anneau du pont, et parviens non sans mal, aidé du commandant et du bosco à faire deux demi-clefs autour de la queue du thon, à l’aide d’un autre bout que j’amarre bien tendu un peu plus loin, immobilisant ainsi le superbe animal qui tressaute rageusement. Il doit faire plus d’un mètre soixante. Quant à son poids, j’ai bien du mal à l’estimer.

 

Le couteau de plongée tenu à deux mains, le bosco s’agenouille face au poisson et lui transperce le crâne en plongeant la lame jusqu’à la garde, d’un coup sec et rapide. Le thon a juste un tremblement qui le parcourt de tout son long durant deux secondes à peine, ses dernières secondes de vie. Le bosco se redresse lentement, la mine grave, il déclare : C’était lui ou moi. Puis, content de son petit effet, il récupère le leurre de la gueule du thon en prenant bien soin d’éviter d’y insérer ses doigts. Un réflexe post mortem est toujours possible. Combien de gars, avides de trophées ont laissé quelques phalanges dans la gueule d’un requin pourtant décapité depuis plusieurs heures ? Un paquet je crois.

 

Minutieusement, il observe dans tous ses détails le leurre qui porte désormais des marques de dents, éraflures sans importance pour son fonctionnement, qui resteront un témoignage de cette magnifique matinée.

Il hoche silencieusement la tête. Puis le reposant sur le pont, s’adresse à moi, l’index et le sourcil levés : Je connais un chinois qui va entendre parler du pays, moi ! Je te le jure !

 

_ Allons, allons, il t’aime bien ton chinois. Il t’adore même.

 

_ Ouais, ouais, fous toi de ma gueule en plus ! Il m’a joué un tour à la con, c’est tout. Et par la même occasion, il a perdu un client. Et voilà, point final.

 

Le commandant regarde sa montre, lève les sourcils et nous prévient qu’il doit nous quitter, en prétextant qu’il préfère ne pas assister à une énième querelle de vieux couple, qu’il met un point d’honneur à respecter notre intimité… puis s’en va. Ce qui coupe instantanément la chique au bosco qui affiche immédiatement une jolie couleur rouge pivoine.

Il finit par rigoler : On dirait que le pacha a de l’humour …

 

_ Plus que toi en tout cas. Allez, la plaisanterie a assez duré comme ça. Je dois te dire deux mots à propos de ton chinois…

 

_ Ah non ! Je ne veux plus en entendre parler de celui-là…

_ Mais écoute bon sang. Il a accepté de ne rien te dire que quand je lui ai proposé d’en acheter un pour moi et un pour toi, là. Tu vois qu’il est correct ce brave Antoine ! Tu ne peux tout de même pas lui en vouloir dans ces conditions.

 

_ Ah ouais ? Alors dis donc espèce d’enflure, si je comprends bien toute l’histoire, tu m’as piqué mon leurre ce matin !

 

_ Alors et d’une, pour qu’il soit à toi, il faudrait d’abord que tu me le rembourses. Et de deux, le tien, c’est le pacha qui l’avait. Si tu y trouves quelque chose à redire, vas-y, fonce, ne te gênes pas, il doit être en passerelle.

 

_ T’es vraiment … t’es vraiment … Oooh mon dieu, y a pas de mots pour dire ce que t’es ! Rage-t-il en levant les bras au ciel

 

A ce moment-là, la porte étanche s’ouvre à nouveau, un groupe arrive plage arrière, constitué de membres d4équipage et de quelques hydros ; certains avec leur appareil photo.

Les sifflets fusent, ainsi que les compliments. Nous leur demandons comment ils ont bien pu savoir que nous avions pêché une belle pièce et c’est un jeune tahitien qui répond tout sourire : Le tomana a fait une diffusion à l’intélieul, il a dit que le solcier avait pêché un monstle et qu’il fallait le voil à tout plix… Il a dit aussi que le bosco il avait pas eu de chance et qu’il était bledouille, qu’il avait juste léussi à faile tlemper sa ligne.

C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour le bosco, Il a filé, rougeaud, sans mot dire, remonter sa ligne, l’a jetée sans ménagement dans le bac d’eau douce qui en principe est dévolu aux moteurs hors bord, pour la dessaler et à immédiatement disparu.

Voilà comment on a sa réputation de meilleur pêcheur à bord qui se transforme en celle de second. Il l’a mauvaise, mais cela ne va pas durer plus d’une heure, je le connais bien. Surtout après que j’aurai rétabli à bord la vérité au sujet des leurres et que j’aurai expliqué à tous son rôle capital dans la prise du thon.

Ce sont maintenant les cuisiniers, accompagnés du commis qui arrivent, quand tout le monde a été rassasié de voir le poisson. Ils sont tous armés de longs couteaux, de scies et portent de grands bacs en plastique. Ils observent le thon en connaisseurs et hochent la tête en affectant une expression contrariée, comme si je venais de leur occasionner là une corvée supplémentaire. Puis leur visage s’éclaircit et joyeusement, ils affûtent leurs couteaux. J’ai bien l’impression qu’on a pas fini de manger du thon à toutes les sauces : en poisson cru, en sashimi, en grillades, en papillotes, en salades, Etc.

 

Laissant les cuistots à leur affaire, je range mon matériel de pêche, en le faisant moi-aussi tremper dans l’eau douce.

Puis je rentre dans la coursive centrale, illuminée maintenant d’une lumière blanche et puissante. Après la douche, je regagnerai mon infirmerie pour ouvrir la consultation et poursuivre les soins en cours.

CHAPITRE DEUXIEME

 

LA VAGUE

 

 

Les marins sont les cavaliers de l’écume, chevauchant sans cesse les crêtes vers l’inconnu.

Pressés par un vent qui selon son humeur les caresse affectueusement ou bien les gifle cruellement, ils sont de toute génération soumis au mouvement perpétuel qui les berce et parfois les tue.

 

 

 

 

A peine sorti de la douche, rasé de frais, je sors une tenue propre de mon caisson m’habille à la hâte et décide de passer d’abord par la passerelle avant de regagner l’infirmerie pour ouvrir la consultation.

 

J’entre dans l’abri navigation. Le commandant est assis dans son fauteuil de commandement et épluche les derniers messages arrivés. Le chef de quart a le nez rivé à sa carte et trace une route en reprenant ses dernières corrections. Sur les ailerons, les timoniers scrutent rêveusement l’horizon sous le soleil généreux bien que matinal.

Le bosco est là lui aussi, la mine renfrognée, accoudé à la table météo, le menton dans les mains. Je m’approche de lui et lui susurre à l’oreille : Alors ma poule, toujours vexé ?

 

_ Non, pas du tout. Déclare-t-il surpris par ma présence. Tu sais, je fais du cinoche mais c’est pour rigoler. Sinon, un type qui prendrait tout de travers n’aurait pas sa place ici. Tiens, si t’as rien à glander, tu m’accompagnes plage avant, je vais vérifier les capots des moteurs et le bossage des ancres.

 

_ D’acc !

 

La mer est extraordinairement calme. Le bateau file sans presque aucun mouvement sur l’eau. Comme sur un lac. Nous vérifions donc les bosses des ancres ainsi que l’amarrage des capots qui protègent les moteurs électriques des treuils contre l’eau salée. Quand soudain un des deux timoniers pousse un cri d’effroi.

Nous levons le nez dans sa direction. Il a ses jumelles rivées sur le visage et la bouche grande ouverte. Il laisse descendre ses jumelles le long de son torse, laissant découvrir un visage déformé par la peur.

Nous nous retournons pour ainsi dire au même moment pour faire face à l’avant et ne remarquons rien de particulier. Le bosco me fait signe avec son index qu’il mime de visser sur sa tempe. Nous nous retournons à nouveau vers la passerelle et là, c’est le commandant qui porte les jumelles à côté du timonier de plus en plus pâle.

Le commandant se précipite à l’intérieur et nous distinguons à travers les vitres blindées les formes qui s’agitent alors à l’intérieur.

Nous effectuons un virage à quatre-vingt-dix degrés sur tribord, et nous entendons le régime des moteurs monter en puissance. Un double panache sombre s’élève alors au-dessus du bâtiment.

 

Nous courons jusqu’à la passerelle, une ambiance électrique y règne. Le chef de quart scrute le radar, le commandant rédige rapidement un message d’alerte météo vers l’amirauté de  Papeete.

 

Discrètement, le bosco et moi empruntons une paire de jumelles et nous nous mettons à observer la mer, du bout du navire en éloignant de plus en plus notre champ de vision pour finir à l’horizon. Et c’est en scrutant l’horizon que nous aussi nous prenons peur.

Le bosco me regarde les yeux écarquillés : C’est pas possib’ Non, c’est pas possib’.

 

Je pense comme lui que ce que nous apercevons au loin n’est pas concevable. Une vague gigantesque d’une hauteur phénoménale et dont nous apercevons les extrémités arrive droit sur nous, par notre travers bâbord : Un tsunami mon pote! Voilà ce que c’est.

 

Le bosco a repris son observation : Il n’y a jamais eu de tsunamis par ici…

 

_ Je sais, il y a peut-être eu  un séisme sous marin .

 

_ Tiens, il y a de gros nuages noirs au-dessus maintenant. Va y avoir gros temps… Mais… Elle change de cap ?

 

Je reprends mes jumelles moi-aussi et j’observe en effet une constitution nuageuse pour le moins étrange ; elle se forme à une vitesse incroyable sombre et menaçante et maintenant des éclairs la parcourent de toutes parts. Et, en effet, la vague a changé de cap pour venir se retrouver face à nous. Je déglutis et murmure : Ca ne me dit rien de bon.

 

_ Tu m’étonnes ! T’es comme le prophète Jéricho toi ! Quand il pleut, tu dis qu’il tombe de l’eau ! Hé ! Commandant ? Commandant ? Venez vite voir un peu ce qui se passe là bas.

 

Le commandant arrive en un mouvement, les traits tirés : C’est incompréhensible, rien au radar, aucune perturbation atmosphérique enregistrée. C’est comme si nous étions victimes d’une hallucination collective ! Il faut essayer de la contourner !

Il repose ses jumelles nous regarde sans mot dire puis regagne l’intérieur et s’adresse au chef de quart : La barre à droite toute ! Au poste de combat ! Ce n’est pas un exercice !

Le chef de quart répète l’ordre de manœuvre au barreur qui s’empresse d’y obéir  et s’empare aussitôt du micro de la diffusion et diffuse : Au poste de combat par trois fois en y joignant les coups de sirène réglementaires.

Le commandant ordonne à l’un des timoniers d’avertir le radio de joindre immédiatement la passerelle.

 

La vague suit notre progression, se rapprochant toujours, face à nous.

Nous reposons les jumelles dans leur reposoir et nous dirigeons vers la sortie quand le commandant nous stoppe : Vous deux, vous allez faire l’appel dans le bord en coursive centrale. Expliquez ce qui se passe. Tout le monde capelle sa brassière et porte un casque. Dès l’appel terminé, tout le monde dans sa bannette. Je ne veux personne debout ! Dieu seul sait ce qui va nous arriver. Vous vous assurez de la situation d’étanchéité maximale et vous revenez ici tous les deux !

 

_ Oui commandant ! Nous dévalons ventre à terre le pont et les deux échelles qui nous séparent de la coursive centrale. Le bosco fonce dans son bureau et revient un casque sur la tête, sa brassière sur l’épaule et son sifflet dans la bouche.

L’appel est rapidement rendu complet. Tout le monde est dans la coursive, chacun y allant de son commentaire au sujet de ce poste de combat inattendu.

Je boucle ma brassière et ajuste mon casque marqué d’une croix rouge.

 

Un coup de sifflet strident et puissant oblige tout le monde à se taire. Le bosco me lance un regard interrogateur. Je fronce les sourcils et cligne des yeux. Il prend donc la parole et hurle : Equipage ! Garde à vous !

Surpris par cette démonstration soudaine d’autorité, tout le monde s’exécute.

Voilà la situation ! Un tsunami, une énorme vague de plusieurs dizaines de mètres de haut file droit sur nous ! Le commandant est à la passerelle et a la situation bien main. Tout l’équipage doit revêtir sa brassière de sauvetage, porter son casque et doit aller le plus rapidement s’allonger sur sa bannette et n’en sortir sous aucun prétexte avant d’en avoir reçu l’ordre. Stoppez tous les appareils électriques en fonction et Exécution ! Je passe dans tous les postes dans deux minutes ! Si j’en trouve un seul encore debout à ce moment là ou bien sans sa brassière ou sans son casque ! Ca va barder pour son matricule !

 

Le groupe s’éparpille immédiatement. La coursive centrale habituellement le centre vivant du navire est désormais déserte et silencieuse.

Nous fermons les portes étanches en serrant au maximum, passons dans les postes nous assurer que les consignes sont bien respectées et nous fermons les sas étanches. Au PC machine, les gars sont équipés, nous les avons briefés.

 

Tout en progressant au pas de charge, le bosco prend un air grave : On se croirait en pleine guerre des mines…

_ Tu as raison, Serge. C’est la même chose.

 

Les dernières vérifications faites, nous nous empressons de remonter en passerelle.

Il y règne un silence incroyable. Tout le monde a sa brassière et porte un casque.

La vague est maintenant bien visible, elle est affreusement gigantesque. Le ciel s’est assombri, prenant un aspect étrangement plombé et amenant l’obscurité ; mais l’état de la mer n’a pas changé.

Le commandant nous aperçoit, fronce les sourcils et esquisse un sourire maladroit : Je ne sais pas ce que c’est, les instruments du bord ne répondent plus, ils sont tous devenus fous et nous n’avons plus de radio. Nous sommes seuls face à ça !

Le radio entre dans l’abri navigation. Le commandant lui donne une planchette message : Vous transmettez mon message immédiatement. J’espère que vous serez plus rapide à le transmettre qu’à venir jusqu’ici.

 

Le radio ne dit pas un mot et disparaît. C’est un triste sire, fainéant, égocentrique et jaloux qui n’est apprécié par personne à bord.

 

Deux éclairs viennent zébrer le ciel obscurci, éclairant un instant l’énorme vague qui s’approche toujours aussi rapidement.

 

_ Elle fait peur par sa taille et sa vitesse mais ne semble pas prête à déferler, commandant. Le bosco a prononcé ces paroles sur le ton de la confidence.

 

_ Vous croyez ? Mmh… Peut-être. Nous allons l’affronter de face en donnant toute la puissance des moteurs. Ainsi, nous offrirons le moins de résistance possible tout en la remontant. Du moins j’espère. Nous n’avons plus qu‘à nous cramponner.

Le commandant prévient la machine par l’interphone que nous allons passer en puissance maximum possible (PMP), puis donne l’ordre au personnel de quart.

 

Le tahitien de quart aux transmissions d’ordre machine pousse progressivement les deux leviers en butée. Les moteurs montent à leur puissance maximum et nous fonçons droit vers le mur d’eau qui se précipite toujours dans notre direction.

 

Le bosco vient se tenir près de moi à la rambarde de sécurité. Il sourit timidement : Quand je pense que je râlais au sujet du temps chez moi à la pointe du VAN… Tu crois qu’on va s’en sortir ?

 

_ Tu es déjà allé sur le looping star ?

 

_ Non, pourquoi ?

 

_ Pour savoir. A mon avis ce qui arrive là en vaut bien cent et celui-là il est gratuit, gros veinard, va ! Tu fais des économies sur ce coup là ! Au fait, tu ne m’as toujours pas payé le leurre que je t’ai si gentiment acheté. Je veux bien faire tes courses, mais il ne faut quand même pas trop pousser…

 

_ Tu sais que t’es con toi ?

 

Je jette un œil sur les instruments. Le radar est devenu opaque, le sondeur n’affiche plus que des tirets à la place des chiffres et le compas tourne dans tous les sens. Quand à la radio, elle crache sans arrêt. Je sens la peur monter en moi. J’essaie de la contrôler, mais mon cœur bat comme un fou.

 

Le barreur, un jeune second-maître, blanc comme un linge gouverne debout, à vue.

Les deux timoniers, deux tahitiens qui effectuent leur service national à bord, observent en silence.

 

La masse sombre et terrifiante approche de plus en plus, le tonnerre devient assourdissant et les éclairs nous éblouissent presque en permanence sans qu’aucune goutte d’eau ne tombe.

Alors que la vague est à peine à une centaine de mètres du navire, un son épouvantable nous submerge entièrement, un son qui ressemble à une mécanique gigantesque, d’une taille dépassant l’entendement et qui serait grippée, un bruit atroce qui semble venir de partout à la fois et qui nous vrille les tympans comme l’esprit. Il semble nous traverser pour nous faire vibrer sur sa fréquence dont nous ne pouvons nous soustraire. Puis un picotement, désagréable d’abord, nous assaille. Ce sont comme des petites décharges électriques qui nous parcourent le corps en permanence. Il nous faut lutter pour ne pas lâcher la rambarde de sécurité. Nous serrons les dents, et rapidement, les décharges se font de plus en plus fortes et douloureuses et nous sentons l’avant du navire se soulever doucement et régulièrement. Tous les appareils électriques s’éteignent les uns après les autres. La lumière s’éteint elle aussi. Dans le noir, nous entamons notre ascension. Les moteurs stoppent brutalement à leur tour, d’un coup et curieusement, le bâtiment semble monter le long de la vague sans difficulté, sans peiner, comme attiré par la crête. L’angle augmente de plus en plus, nous sommes presque à la verticale et le navire grimpe toujours avec autant d’aisance.

Nous sommes suspendus les pieds dans le vide, grimaçant de douleur, baignant dans ce vacarme infernal, les muscles tétanisés par l’électricité. Je regarde le bosco, des petits arcs électriques bleus lui parcourent les dents. Il est terrorisé comme nous tous et il réussit quand même à me hurler en fermant les yeux : Ma soute à munitions ! Les éclairs … Ma sou-oute ! Luc-o-o !

Je me concentre sur l’effort de mes bras, je ne dois pas lâcher la rambarde. La situation est insupportable. Des larmes viennent à couler le long de mes joues.

 

J’aperçois le commandant qui fixe toujours l’avant du navire, les sourcils froncés. Lui aussi est parcouru par les petits éclairs bleus qui serpentent le long de ses bras. Il semble comme nous, souffrir le martyre.

 

Les moteurs sont toujours stoppés. Aucune alarme ne s’est déclenchée. Cela vient peut-être du fait qu’elles sont comme le reste, H.S. Ou alors elles sont passées inaperçues dans le vacarme ambiant.

 

Les éclairs sont de plus en plus nombreux. Je lève la tête du mieux que je peux tout en grimaçant et je ne vois plus que le ciel horriblement noir et épais parcouru en permanence dans tous les sens par de violents éclairs.

Sommes nous passés ? Je crois bien que oui, je ne vois plus la vague. J’en suis là dans mes réflexions quand l’avant du navire baisse brusquement. Nous nous retrouvons à nouveau sur nos pieds, le ventre contre la rambarde. Nous redescendons de l’autre côté de la vague sur une pente bien plus douce, puis, au bout d’un moment qui me semble durer une éternité, le navire se redresse, nous ramenant à une horizontale rassurante.

L’électricité ambiante semble baisser d’intensité. Nous tenons toujours la rambarde de sécurité.

Le ciel semble s’éclaircir, les éclairs disparaissent peu à peu. Quand brutalement, le bruit qui nous abrutissait disparaît totalement.

En cinq minutes, nous retrouvons une mer calme et un soleil radieux. Les appareils électriques reprennent vie et semblent fonctionner normalement. La ventilation reprend. Le PC machine appelle sur l’interphone et nous apprend que les diesels auxiliaires sont relancés et que les moteurs de propulsion sont en cours de redémarrage.

Le sentiment de peur panique que nous ressentions cède maintenant le pas à une joie à peine retenue. Nous envahissons tous ensemble les ailerons et nous contemplons avec soulagement le phénomène s’éloigner de nous, toujours à grande vitesse.

Le bosco, les yeux encore grands comme des soucoupes me demande : C’était quoi ce putain de truc ? J’ai bien cru qu’on allait tous crever ! C’était pas un tsunami ! Ca c’était tout autre chose ! Ce bruit infernal, j’ai jamais rien entendu de pareil et puis tous ces éclairs partout, même sur nous ! Qu’est-ce que c’était ? Hein ? C’était quoi Bordel !

 

Nous le regardons tous, impuissants à lui apporter la moindre réponse .

Nous nous asseyons où nous pouvons, les jambes en coton.

Le commandant enlève son casque, se passe la main dans les cheveux. Et nous gratifiant d’un sourire à peine ébauché, il souffle : On l’a passée ! Je ne sais pas ce que c’était, mais on l’a passée. Chef de quart, diffusez : Rompre du poste de combat. Ronde par service. Je veux un inventaire complet de toutes les avaries… Sorcier, allez voir s’il y a des blessés et tenez moi informé de la situation.

 

L’idée qui m’est apparue semble à priori saugrenue mais il faut que je lui en fasse part : Commandant, vous ne craignez pas qu’elle revienne ?

 

_ Comment ça qu’elle revienne ?

 

_ Si cette vague est la matérialisation d’une onde de choc, elle risque de revenir vers son point de départ. Comme dans les explosions nucléaires. Je ne voudrais pas passer pour un oiseau de mauvais augure, mais je crois qu’il faut se méfier quand même.

 

Le commandant me toise l’air songeur en se massant le menton puis décide : Moui ! On renforcera la veille optique sur les ailerons. On ne sait jamais.

 

Aucun blessé à bord, pas de dégât notable à part un peu de vaisselle brisée et quelques soutes à ranger. Les vitrines de l’infirmerie sont un peu en désordre mais rien de bien grave. L’équipage est très frustré de n’avoir rien vu.

 

Le commandant a fait une diffusion générale dans le bord pour informer l’équipage que ce que nous avions traversé n’avait rien endommagé à bord et qu’aucun blessé n’était à déplorer. Mais qu’il fallait rester vigilant car, comme le phénomène était inconnu, on ne savait vraiment pas à quoi s’attendre. Une récidive étant possible.

 

Le repas du midi s’est déroulé dans l’effervescence. Le bosco et moi-même avons relaté par le menu les événements épouvantables de la matinée et il a fallu préciser une foule de détails afin d’assouvir la curiosité bien compréhensible de ceux qui n’avaient rien pu voir mais qui avaient subi le phénomène.

Vers treize heures, j’ai ouvert la coopérative. Comme d’habitude, j’ai téléphoné à la passerelle pour que l’ouverture soit annoncée dans la diffusion générale.

Je n’avais jusqu’alors jamais eu autant de clients d’un coup. Une file d’attente s’est même organisée dans la coursive. Tous, ont au moins acheté des confiseries chocolatées en grande quantité. J’y ai vu là une certaine réaction au stress. Du coup, j’ai moi aussi succombé à la tentation du chocolat. Après tout, il n’y a pas de mal à se faire du bien.

 

 

 

J’ai refermé la coopérative après avoir attendu comme à l’accoutumée cinq minutes après le dernier client et la diffusion dans le bord de la fermeture.

Je suis maintenant en train de remettre de l’ordre dans mes étagères à l’infirmerie quand j’entends le bosco hurler de rage alors qu’il passe devant ma porte ouverte. Je sors à sa rencontre pour m’informer.

 

_ Tu tombes bien toi ! J’ai besoin de tous les bras cassés. T’imagines pas ce que je viens de découvrir…

 

_ Accouche !

 

_ J’ai eu un mauvais pressentiment sur la plage avant d’où je viens, au sujet du puits aux chaînes. Je suis allé voir, c’est un vrai sac de nœuds là-dedans ! Va falloir tout vider par les écubiers pour que tout se remette en ordre. Les deux chaînes tu te rends compte ?

 

_ Pfiouu ! Quel boulot !

 

_ Ouais ! Mes gars vont aller dans le puits avec des barres à mine et toi tu viens avec moi plage avant au treuil. D’ac Luc ?

 

_ D’ac-o-dac !

 

Bien qu’étant infirmier, je me suis toujours intéressé au métier de manœuvrier, de bosco et chaque fois que c’est possible, je file un coup de main. J’aime beaucoup ça en fait. Au début de l’affectation, les boscos étaient méfiants à mon égard. Pensez donc un sorcier qui veut aider aux plages, ça n’est pas très courant car bon nombre de mes collègues répugnent à se salir les mains et se sentent à tort bien au-dessus de ces tâches qu’ils jugent ingrates et indignes d’eux. C’est pourtant le vrai métier de marin.

Donc, au début, ils m’ont ri au nez, mais quand je leur ai montré mon permis hauturier et que je leur ai fait une épissure dans les règles de l’art, ils m’ont accepté dans leur groupe. Depuis, je participe à bon nombre de manœuvres et mises à l’eau auxquelles il m’arrive même de présider.

 

La corvée de mise à l’eau des ancres n’en finit pas. Pour y procéder, il a fallu faire stopper le bâtiment. Je me tiens au treuil, attendant qu’en bas dans le puits les manœuvriers libèrent quelques mètres de chaîne pour que je puisse laisser filer un peu. Le bosco est au-dessus du puits et commande à la manœuvre à coups de sifflets : Un coup, je laisse filer, deux coups, je stoppe. Comme il fait chaud, nous sommes tous torse nu. Un grand troupeau de dauphins joueurs passe à une vingtaine de mètres de notre navire, ils pourchassent un banc de poissons volants, des exocets. Je m’étonne du nombre de dauphins car je n’en ai jamais vu autant depuis que je navigue.

Je ressens une étrange sensation. Je ne sais pas quoi, c’est indéfinissable. Pourtant quelque chose ne va pas comme d’habitude.

Le bosco me semble nerveux lui aussi : Régulièrement, il redresse la tête et scrute la mer autour de lui comme s’il pressentait un danger. Je mets cela sur le compte de nos péripéties de la matinée.

 

Au bout de trois heures, les chaînes sont tendues sur le pont, raides jusqu’à leur point de fixation au fond du puits.

Le bosco se passe la main sur le front et les yeux, fait tournoyer son index droit au-dessus de sa tête et lance : Allez, on remonte tout ça et on va boire un coup ! C’est moi qui régale !

 

La remontée bruyante et lente des chaînes nous prend une demi-heure et se déroule sans problème.

Une fois les chaînes à nouveau bossées sur le pont, nous quittons la plage avant pour trouver la fraîcheur du carré des officiers mariniers.

 

Le bosco a invité tous ses gars pour les remercier d’avoir accompli une telle corvée avec autant d’entrain.

Une bonne bière bien fraîche qui sort du frigo, une verte comme on dit en parlant de la Heineken en boîte nous fait le plus grand bien.

Un quartier-maître s’inspecte les bras et les épaules. Je lui demande ce qu’il fait et il me répond qu‘il vérifie s’il n’a pas pris de coup de soleil. Sur le moment, je n’y ai pas prêté attention mais plus tard, j’ai réalisé qu’on aurait dû cuire sur la plage avant.

La pause terminée, nous décidons d’aller prendre des nouvelles en passerelle.

 

Nous trouvons le commandant en grande discussion avec le chef machine, l’électricien et le radio.

Apparemment, la radio ne fonctionne toujours pas et nous ne recevons plus de messages, pourtant, nous pouvons émettre.

Le chef machine assure au commandant que le matériel ne présente aucune panne, que l’électricien a testé tous les appareils et que rien n’est anormal.

Le chef de quart teste toutes les fréquences sur la VHF, rien. Que du silence. Même sur le canal seize habituellement le plus fréquenté, c’est un blanc total.

 

Le commandant décide de poursuivre tout de même la mission jusqu’à Taiohae où nous demanderons à la gendarmerie de contacter Papeete pour nous.

Une idée me vient à l’esprit. Discrètement, je file un coup de coude au bosco et l’invite à me suivre. Sortis de l’abri navigation, dans la coursive, je lui explique l’idée qui m’est venue : On va faire une expérience !

 

_ Quelle expérience ?

 

_ On va voir les hydros pour se connecter au satellite.

_ Pourquoi faire ?

 

_ Vérifier quelque chose.

 

_ Quoi ?

 

_ Grouille Serge! Et tu le sauras.

 

Je frappe à la porte du local technique des hydros et entre, suivi du bosco. Ils sont tous là à ranger leur matériel qui a été un peu malmené. Je vais à la rencontre du plus ancien d’entre eux, un gars de Camaret qui est accroupi devant une valise , affairé à ranger du matériel fragile. C’est l’hydro responsable de la connexion satellite qui est utilisée pour obtenir un point précis grâce au GPS. Il lève la tête en nous apercevant et son visage s’éclaircit : Hé ! Voilà Nic et Noc ! Vous vous êtes égarés ?

 

Je m’accroupis pour pouvoir lui parler à voix basse: Ce que j’ai à te demander est sérieux, confidentiel. C’est très important. J’aimerais que tu te connectes discrètement au satellite aujourd’hui.

 

_ Rien que ça ? Et pourquoi je ferais ça ?

 

_ Parce qu’il se passe des choses bizarres en ce moment, comme tu t’en es rendu compte. Tu ne dormais pas au moins ? Plus sérieusement, je trouve curieux que la radio ne fonctionne plus, qu’on puisse émettre sans pouvoir recevoir. Je crois que si on ne peut pas non plus se connecter au satellite alors que ton appareil est en parfait état de marche, il faudra en tirer des conclusions.

 

_ Quelles conclusions ?

 

_ Préviens moi un peu avant l’heure de passage du satellite, on en parlera à ce moment là.

 

Le bosco me suit dans la coursive centrale jusqu’à l’infirmerie. Il semble contrarié : Tu veux en venir où exactement ?

 

Je l’invite à s’asseoir sur l’unique chaise de mon local et moi je prends place sur la table de consultation, les jambes pendantes : J’ai un mauvais pressentiment  et j’ai une théorie.

 

_ Je t’écoute.

 

_ Le phénomène que nous avons rencontré est pour le moins étrange, voire anormal. D’accord ?

 

_ Oui. C’est le moins qu’on puisse dire.

 

_ La radio qui reste muette depuis, les transmissions qui émettent mais qui ne reçoivent rien, tu expliques ça comment ?

 

_ Le matos est peut-être naze, avec tous ces éclairs.

 

_ Je ne crois pas. L’élec a tout vérifié, d’après lui tout est O.K.

 

_ Alors ?

 

_ Alors, si on émet et que personne ne répond, c’est peut-être parce qu’il n’y a plus personne pour nous répondre.

 

_ Comment ça ? Plus personne pour nous répondre.

 

_ Je n’en sais rien. Il n’y a plus personne pour répondre. C’est pour ça que je veux contacter le satellite.

 

_ Ca va t’apporter quoi ?

 

_ Ca va me dire s’il y a ou non encore un satellite !

 

_ Tu délires mec ! Pourquoi il n’y aurait plus de satellite ?

 

_ Pour la même raison qui fait que personne ne nous répond. Et cette raison, je l’ignore. Par contre je pense que ce ne sont pas les autres qui ont disparu. C’est nous.

 

_ Quoi ?

 

_ C’est nous qui avons été confronté à ce phénomène qu’on peut peut-être qualifier d’électromagnétique. Donc, si quelqu’un doit en subir les conséquences, ça ne peut être que nous.

 

_ T’es sérieux ?

 

Je le regarde droit dans les yeux et je prends une voix grave : D’après toi ? Je concède que je peux me tromper, bien évidemment. Mais je veux en avoir le cœur net. Et la connexion viendra infirmer ou confirmer ma théorie.

 

_ On ne devrait pas prévenir le commandant ?

 

_ C’est ça, et passer pour deux couillons si la connexion fonctionne. Attendons voir et on avisera en fonction du résultat. O.K ?

A ce moment on frappe à la porte de l’infirmerie : Sorcier ? Tu es là ?

C’est l’hydro responsable de la liaison satellite.

J’ouvre la porte : Entre. Alors ? Tu es d’accord pour te connecter ?

 

Il entre en catimini et s’exprime à voix basse : Le satellite passera dans deux heures au-dessus de nos têtes, soit à dix-huit heures. On fera un essai à ce moment là. Retrouvez-moi sur la passerelle supérieure si vous voulez, là haut on ne sera pas dérangés.

 

_ On y sera. Merci, c’est sympa de ta part.

 

_ Ouais. Tu peux le dire. Maintenant, si ça ne fonctionne pas, ça signifie quoi d’après toi ?

 

_ Qu’on est dans la panade. Que d’une manière ou d’une autre, on est isolés du reste du monde.

 

_ Pour quelle raison ?

 

_ Ca a forcément un rapport avec la vague de ce matin. Vous allez peut-être me trouver ridicule tous les deux, mais je ne peux pas m’empêcher de penser au film « Nimitz ». Je ne suis pourtant pas du genre à me faire mon cinoche. Mais là, je vous avoue que j’ai besoin d’avoir la confirmation du satellite pour me rassurer.

Et puis, il y a d’autres détails qui me chiffonnent : Les dauphins que j’ai vus tout à l’heure étaient bien trop nombreux par rapport à ce que l’on peut voir habituellement et on a pas cuit plage avant, pourtant, on aurait dû.

 

Le bosco se gratte la tête et pointe son index devant lui dans ma direction : Merde alors ! C’est ça que je trouvais bizarre tout à l’heure ! Les dauphins ! Mais oui, tu as raison ! On a jamais vu un tel banc sur aucune mer ! Et pour le soleil, ça viendrait de quoi ?

 

_ La couche d’ozone. Je pense qu’elle doit être plus épaisse que d’habitude. C’est ce qui nous protège. L’avis de l’hydro ?

 

L’hydro nous regarde tour à tour en gonflant ses joues, en signe d’ignorance. Puis il déclare que ça se tient comme explication mais qu’il faudrait d’autres preuves pour étayer quelque éventuelle théorie à ce sujet.

 

La diffusion du bord invite soudain notre hydro à rejoindre la passerelle immédiatement. Sur ce, il nous quitte aussitôt.

 

Il nous reste un peu moins de deux heures à tuer, je propose au bosco d’aller boire un jus au carré. Il fait la moue mais finit par accepter.

Le carré est désert. Nous nous installons au fond, sur la moleskine. Là, on ne sera pas dérangés et nous serons hors de vue de ceux qui passent devant la porte toujours ouverte. Il y a bien un rideau mais le mouvement du bateau l’empêche de tenir correctement en place.

A peine avons nous commencé à siroter notre café que le commandant, accompagné de notre hydro complice et apparemment penaud, entre précipitamment.

Il nous fait face, les bras croisés sur son torse, un sourcil plus haut que l’autre. Il baisse légèrement la tête tout en nous fixant et en arborant un sourire malicieux : Aah ! Les voilà mes deux conspirateurs de l’ombre ! Alors, on prend des initiatives sans m’en parler ? On mène une enquête parallèle en secret ? Pourquoi ?

 

Nous en sommes comme deux ronds de flan ! Je jette un regard noir à l’hydro qui , visiblement vient de trouver un subit intérêt pour ses sandalettes.

 

Le commandant vient s’asseoir devant nous, attrapant au passage une tasse propre sur le plateau posé sur la première table. Le bosco lui sert un café. Un peu gêné.

 

Je me décide à lui expliquer que l’idée vient de moi et que je suis le seul à blâmer dans cette affaire.

Il boit une gorgée, grimace un peu. Le café ne doit pas être à son goût. Il écarte la tasse et se redresse sur sa chaise en croisant les bras : figurez vous, mes deux lascars que j’ai eu la même idée que vous. Ce n’est pas la peine d’en vouloir à l’hydro parce que quand je lui ai demandé comment il savait que le satellite devait passer au-dessus de nos têtes à dix-huit heures précises aujourd’hui ,sans rien consulter ; il a bien été obligé de me raconter votre projet d’expérience vespérale. Pourquoi ne m’en avez vous pas parlé ? Hein sorcier ?

 

_ Par crainte du ridicule commandant, uniquement pour cette raison. Le bosco peut le confirmer.

 

_ Exact commandant, je confirme ; le sorcier avait peur de passer pour un …

 

_ Un quoi ?

 

Exaspéré, je lâche : Pour un couillon !

 

_ Eh bien nous sommes deux alors ! S’esclaffe le commandant. Toute cette histoire m’intrigue, je ne vous le cache pas. Notez que je ne suis pas inquiet : Je ne crois pas au surnaturel ; ça ne fait pas partie du manuel du marin. Même s’il faut bien avouer que la vague de ce matin n’avait pas grand chose de naturel ; sans parler de tout ce qui l’accompagnait.

Nous allons procéder discrètement. La passerelle supérieure est parfaite pour réaliser notre petite expérience. N’en parlez à personne. Compris monsieur l’hydrographe ? Vous êtes dans la confidence vous aussi, alors motus et bouche cousue. Je ne veux pas de panique à bord.

Quant au résultat, il ne prouvera pas grand chose en fait. Il peut y avoir bien des raisons pour que la liaison ne soit pas possible, c’est déjà arrivé.

Par contre nous serons fixés demain en fin d’après midi en arrivant à Taiohae. Si quelque chose s’est réellement passé, nous le remarquerons rapidement. Qu’en dites vous ?

 

Le bosco lève les mains et les laisse retomber sur ses cuisses, puis me regarde d’un air interrogateur.

Je finis mon café et livre le fond de ma pensée : Je crois commandant qu’il faudra se montrer prudents à l’approche de l’île et commencer par comparer les données topographiques de la carte avec les mesures que l’on pourra effectuer. Comme la profondeur au sondeur et l’apparence de l’île. Car si comme je le crains nous avons subi un changement d’époque, des signes extérieurs apparaîtront dans ce domaine. Et si ces signes se manifestent, il faudra alors se montrer plus que prudents à l’approche des habitants de l’île.

 

_ Oui. On n’en est  quand même pas là ! Vous allez un peu vite en besogne, sorcier. On n’est pas sur le Nimitz quand même.

 

_ Je savais bien que j’aurai l’air ridicule à un moment ou à un autre …

 

_ Vous n’êtes pas ridicule. Simplement vous anticipez bougrement. Convenez-en.

Par contre, à l’avenir, ce qui serait ridicule ce serait de me tenir écarté de vos idées ou initiatives relatives à notre affaire. Je compte sur vous pour me tenir informé de tout ce que vous pourriez être amené à découvrir.

 

 

 

 

Il est vingt-deux heures. Je suis dans ma bannette et je ne trouve pas le sommeil.

Comme je le craignais, la connexion n’a pas pu être établie. On a bien essayé en vain durant toute la fenêtre horaire mais rien.

Le commandant n’a pas fait de commentaire, il a simplement répété qu’on en saurait plus demain et qu’en attendant il valait mieux pour tout le monde garder nos craintes pour nous. Puis il s’en est allé.

 

Avec le bosco et l’hydro, nous sommes restés un bon moment en passerelle supérieure à discuter de la situation en fumant des cigarettes roulées et en contemplant la voûte céleste magnifiquement étoilée et animée par le mouvement du roulis faisant danser les étoiles devant nos yeux admiratifs.

 

Avant de me coucher, j’ai sorti mon mini baladeur radio de mon caisson et je l’ai placé dans la poche gauche de ma chemisette. A l’approche de l’île, si tout est normal, je devrais capter les émissions locales sur la FM, comme à chaque mission. Nous verrons bien.

 

 

 

 

J’ai passé une nuit blanche. Je n’ai cessé de somnoler puis de me réveiller brusquement, en proie à la panique.

 

Il est cinq heures trente. A part l’équipe de quart, je suis le seul debout. J’ai préparé du café très fort. Il est en train de couler dans l’office. Le temps qu’il passe à travers le filtre, j’attends dans le carré. Je me sens seul et je réalise que j’ai besoin d’un peu d’animation. De la musique, ce serait parfait. Comme on ne capte aucune radio, j’insère une de mes cassettes personnelles dans la chaîne HIFI. La douce musique de l’album « Platinum » de Mike Oldfield emplit le carré et instaure une ambiance apaisante qui me fait du bien.

Au bout d’un moment, j’entends le chuintement bien spécifique de la cafetière qui termine son ouvrage. Je sors du carré pour rejoindre l’office attenant, et dans la coursive manque de heurter le commandant.

 

_ Eh bien, commandant, je croyais être le seul à hanter les coursives à bord.

 

_ Ne m’en parlez pas. Je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit.

 

_ Je vous invite à prendre un café ?

 

_ Ce n’est pas de refus, j’ai voulu m’en faire un là-haut, mais je ne sais pas où le MOTEL à  bien pu ranger les filtres. J’ai fouillé partout, je ne les ai pas trouvés. Je venais d’ailleurs tenter ma chance dans votre office, le mode de rangement y est peut-être plus logique.

 

_ Sans doute, je n’ai pas eu à les chercher. Je dois vous prévenir que j’ai fait du café costaud. Estomacs sensibles s’abstenir …

 

_ C’est exactement du comme ça qu’il me faut. Dites, vous n’avez pas pu dormir, vous non plus ?

 

_ Je n’appelle pas ça dormir.

 

Je me saisis du broc de café et invite le commandant à entrer au carré puis à s’asseoir à une table. J’ouvre le placard contenant la vaisselle : Bol ou tasse ? Sucre ?

 

_ Alors un bol, oui, un grand et oui du sucre, s’il vous plaît. Dites, c’est quoi cette musique ? C’est vraiment agréable. Je ne connais pas.

 

Je pose la cafetière et les bols contenant chacun une petite cuiller. Je sors le boîtier de la cassette de ma poche  et la tend au commandant puis je vais chercher la boîte de sucre.

 

_ Mike Oldfield ? Mais je connais ! C’est comment déjà le titre que j’ai ?

_ Moon light shadow ?

 

_ Oui ! C’est ca ! Je l’ai à la maison, en métropole. Il a fait beaucoup d’albums ?

 

_ Pas mal, depuis le temps. Je les trouve tous très bons. Je les ai tous d’ailleurs.

 

_ Oh dites donc le morceau qui passe là, c’est génial !

 

_ Oui, Punkadiddle, c’est comme ça qu’il s’appelle. C’est amusant et mélodieux à la fois. Enfin, je trouve.

 

_ C’est exactement ça. Amusant et mélodieux.

 

Je sers le café en espérant que l’estomac du commandant n’est pas sujet aux brûlures.

Il laisse tomber distraitement trois sucres d’un peu trop haut, tout en agitant sa cuiller sur le rythme de la musique. Deux petites taches brunes viennent maculer sa chemisette blanche.

Après avoir pensivement tourné nos cuillers pour dissoudre le sucre dans le café bouillant, nous portons le bol à nos lèvres. Le café est vraiment fort. Moi, ça ne ma dérange pas. Le commandant  lui, fait des yeux tout ronds, puis fronce les sourcils. Il agite sa main devant sa bouche et éclate de rire : Mais ça réveillerait un mort !

 

_ Je vous avais prévenu. Il est fort.

 

_ Je crois qu’on en a bien besoin. Tant pis pour le palpitant…

 

Le rideau à l’entrée s’écarte doucement. Le bosco entre. Il a les yeux gonflés, le cheveu hirsute, la mine endormie et les plis de la taie de son oreiller ont imprimé des sillons sur sa joue droite.

Je fais signe au commandant de ne pas parler, en apposant mon index sur ma bouche.

Le bosco balaie du regard le carré, entame un début de sourire, puis son regard se fixe sur le broc de café fumant. Lentement, il attrape un bol et prend une cuiller, puis avec nonchalance, arrive jusqu’à nous et s’assoit à côté de moi en lâchant un grand soupir qui fait peine à entendre. Son bonjour se matérialise par un : Ca gaze ? A peine audible et poursuit : C’est quoi cette musique de baba cool ? C’est pour les fumeurs de moquette ça. Enfin, il porte son bol à ses lèvres et commence à boire, les yeux dans le vague. Quand tout à coup il manque de s’étouffer alors qu’il réalise que le commandant est assis en face de lui.

 

Le commandant sourit : Oui, ça gaze Bosco. Et vous ?

 

_ Pas trop commandant. Je n’ai pour ainsi dire pas dormi de la nuit…

 

_ Vous n’êtes pas le seul.

 

_ Je suis désolé, je ne vous avais pas reconnu.

 

_ Il n’y a pas de mal. Pour ce qui est de la musique, moi je l’aime bien. Et comme vous le savez, je ne fume pas du tout. A part ça, comment trouvez-vous le café du sorcier ?

 

_ Terrib ! Il déboucherait un chiotte !

 

Je pouffe de rire : T’exagères !

 

_ Tu parles. J’en ai déjà des gargouillis dans la tuyauterie. C’est pas bon signe. Déclare-t-il en hochant la tête, un sourire en coin.

 

Le commandant acquiesce : c’est vrai qu’il est drôlement fort, mais j’espère que vous resterez étanche un moment.

 

Puis un silence pesant s’installe. La cassette est arrivée au bout de sa face.

 

Le commandant vide son bol, puis dépose délicatement sa cuiller dans ce dernier. Il se frotte les yeux et s’étire : Ah quelle histoire ! Le matériel est toujours dans le même état. Je suis passé au PC radio avant de descendre. La veille radio n’a rien donné et les téléscripteurs sont restés sans vie. C’est déroutant. Qu’est-ce qui a bien pu nous arriver ?

Vous croyez réellement possible qu’un phénomène pareil puisse nous déporter dans le temps ? C’est surréaliste !

Si c’est le cas, qu’allons nous devenir ? Y a-t-il un moyen de retourner d’où nous venons ? Combien de temps cela va-t-il durer ? Il va bientôt falloir nous ravitailler en vivres quelque part ! Nous avons une autonomie en vivres de six semaines au maximum. Pour l’eau, les bouilleurs nous en procurent. Quant au carburant, avant qu’on soit à sec, j’espère qu’on sera rentrés.

 

_ Pour les vivres, nous avons toujours la ressource de pêcher. Quant à savoir si le voyage dans le temps est possible, je n’en sais pas plus que vous commandant. Le bosco et moi n’avons que des hypothèses à émettre, rien de plus. Mais une chose est sûre, il s’est passé quelque chose qui fait qu’on ne peut qu’émettre sans recevoir alors que le matériel est en parfait état de marche. Alors de deux choses l’une : Ou bien ce sont les autres qui ne peuvent plus émettre ou nous qui ne pouvons plus recevoir malgré un matériel performant. Il est inconcevable qu’à Papeete plus rien ne fonctionne, étant donné le nombre de stations qui s’y trouvent, sans parler de tous les navigateurs qui possèdent une radio. En admettant que le phénomène se soit abattu sur Papeete, Il lui aurait quand même fallu des heures pour y arriver ; et notre incapacité à recevoir s’est immédiatement déclarée, ce n’est donc pas ça . En conclusion, soit les émetteurs ont disparu, c’est à dire la totalité des stations de Papeete; ou bien c’est la réception, c’est à dire nous qui avons disparu. Comme c’est nous qui avons connu une expérience hors du commun, je pense donc que c’est nous qui avons subi un changement.

_ Il nous faudrait d’autres indices et nous n’avons rien d’autre.

_ Pas tout à fait commandant. Il semble que le soleil soit moins brûlant que d’habitude et l’océan semble bien plus poissonneux. Je sais que ce ne sont que des impressions. Ce n’est pas quantifiable… A moins que…

 

_ Oui ? Quelle est votre idée ?

 

_ Avons-nous déjà réalisé une bathymétrie dans ce secteur ?

 

_ Oui. Je vois où vous voulez en venir. J’y ai pensé moi aussi, mais les données ne sont pas forcément stables dans le temps. Et le temps de réaliser une nouvelle bathymétrie retarderait d’autant notre arrivée à Taiohae qui, de toute manière apportera les réponses à nos questions.

 

Le bosco se lève en s’étirant : J’ai besoin de me dégourdir un peu les jambes. Je vais aller faire un tour plage arrière. A tout à l’heure.

Il prend son bol et sa cuiller et passe par l’office les déposer dans l’évier. Nous le voyons passer grâce au sas entrouvert et l’entendons s’éloigner en sifflotant.

 

Cela fait à peine une minute qu’il est parti qu’il revient en grande hâte : Venez voir plage arrière, c’est inouï !

 

Nous nous précipitons derrière lui et en arrivant sur la plage, nous découvrons le spectacle navrant de dizaines de poissons volants morts, gisant sur le pont métallique déjà chaud par l’action du soleil matinal.

Le bosco en ramasse un, et déployant les nageoires volumineuses et transparentes du poisson déclare que ce n’est pas normal. Qu’il arrive parfois qu’un ou deux de ces poissons vienne atterrir accidentellement ainsi sur le pont d’un navire, mais jamais autant en une seule fois. Ca n’est jamais arrivé.

 

Le commandant lève les yeux au ciel en se grattant derrière la nuque : Il se passe décidément des choses anormales en ce moment.

 

J’en ramasse un moi aussi, il est déjà tout raide et tiède : C’est indéniable, commandant. C’est indéniable.

 

Je fais signe au bosco : Il vaut mieux les rejeter à l’eau avant qu’ils ne commencent à pourrir vraiment, sinon ça va vite devenir insupportable ici.

Nous rejetons donc à la mer les cadavres des poissons qui flottent un court instant avant de disparaître dans le sillage bouillonnant du navire.

 

Le commandant nous quitte pour rejoindre la passerelle.

Le bosco allume une cigarette, me jette un regard inquiet, aspire une bouffée de fumée et en la soufflant me demande : On s’est foutus dans quel merdier Luc ?

 

Je roule une cigarette, l’allume et lui réponds : J’en sais rien mon pauvre Serge. Mais je crois que ça va nous piquer les yeux.

 

_ Mouais ! Et nos familles dans tout ça ? Hein ? Ma femme et mes enfants. Si on a disparu. Est-ce que je vais les revoir un jour ? Tu y as pensé ?

 

Je n’ose pas lui avouer que cet aspect des choses ne m’avait même pas effleuré l’esprit. Du coup, je me sens coupable. Bien qu’impuissant à résoudre quoi que ce soit, je réalise que je suis responsable de l’hypothèse émise et du coup, des craintes qu’elle suscite. Je m’en veux d’avoir été si présomptueux. Est-ce de l’orgueil ? Je ne crois pas. J’ai le sentiment d’avoir été toujours sincère et de n’avoir eu à l’esprit que l’intérêt de l’équipage et la quête de la vérité.

 

J’essaie de me montrer rassurant : Attends, ce ne sont que des hypothèses. D’accord ? on est sûrs de rien. Tout ce qu’on sait c’est qu’il se passe des choses inhabituelles. Il est possible qu’une raison insoupçonnée vienne plus tard expliquer tout ça…

 

_ Te fatigues pas. C’est sympa de vouloir me rassurer. Mais je ne suis pas né de la dernière pluie.

Ce ne sont pas des broutilles : Une vague pareille avec son cortège d’éclairs et ce bruit si insupportable. Personne n’a jamais connu ça. Nulle part. Et je suis persuadé que tu as raison. Il nous est bien arrivé quelque chose de grave. J’ai eu le temps d’y réfléchir cette nuit, crois moi. J’ai eu beau retourner le problème dans tous les sens, j’arrive toujours à la même conclusion.

Quant au pacha, s’il maintient une version rationnelle, c’est uniquement pour que l’équipage ne panique pas. En fait, il est comme nous, persuadé qu’on va découvrir bientôt quelque chose qui ne va pas nous plaire du tout. D’après toi, pourquoi n’a-t-il pas dormi lui non plus ?

 

_ Je suis comme toi, je n’en sais pas plus. Et j’espère sincèrement avoir eu un peu trop d’imagination.

 

Le bosco s’accoude sur les filières, laissant son regard se reposer au loin, à l’horizon, sans rien fixer en particulier. Il croise les jambes, se grattant machinalement le mollet droit avec le dessus de sa sandalette gauche. Puis il poursuit : Si la vague nous a fait subir un quelconque changement d’époque, comment allons nous faire pour retrouver notre époque ?

 

_ Je n’en sais foutre rien. C’est trop tôt pour se poser la question. On peut aussi se demander si tout ça est bien le fait du hasard. On peut tout envisager. Mais d’abord, nous devons comprendre ce qui nous est arrivé et pour cela nous manquons encore d’éléments.

 

_ Comme quoi par exemple ?

 

_ Un repère. Temporaire ou géographique. Car si ça se trouve, il s’agit tout aussi bien d’un déplacement géographique. Nos instruments sont peut-être faussés. La boussole indique peut-être un mauvais cap…

 

Le bosco se relève d’un bond, jette sa cigarette par dessus bord, pointe un index en ma direction : Ca, c’est facile à vérifier Luc. Viens, on va en passerelle, Il y en a peut-être un qui a eu l’idée de se servir d’un sextant.

 

Le chef de quart nous apprend que plusieurs fois cette nuit, les équipes de quart ont fait le point d’après les étoiles et que nous sommes toujours restés au même endroit. Le point au lever du soleil a confirmé à nouveau notre position.

 

Le bosco soupire : Eh bien, ça ne coûtait rien d’espérer. Il faut bien se rendre à l’évidence que c’est plus sérieux que ça.

 

Le chef de quart fronce les sourcils : Tu parles de quoi ? Il y a un problème ?

 

_ Il y a toujours des problèmes! Mais là, rien de particulier. S’empresse de répondre le bosco, conscient d’en avoir trop dit et par là même occasion d’avoir enfreint la consigne du commandant relative à la confidentialité de nos inquiétudes.

 

 

 

La journée s’est déroulée sans incident. Les dauphins sont à nouveau venus nous tenir compagnie, nous escortant de part et d’autre du navire, jouant avec l’étrave, sautant et plongeant joyeusement.

Ce qui a eu pour conséquence un afflux des membres de l’équipage plage avant.

A noter également, un banc majestueux de raies manta, elles aussi très nombreuses est passé près de nous, offrant au regard la magie d’un merveilleux ballet aquatique.

Bon nombre d’entre nous, et j’en fais partie avons pris des photographies ou filmé la scène.

 

Le repas du midi s’est déroulé pour ainsi dire normalement, la bonne humeur est pour ainsi dire revenue au carré. L’inquiétude engendrée par les événements s’est relativement rapidement estompée. Le phénomène est même devenu un sujet de plaisanterie. Sauf pour le bosco et moi-même bien sûr, sans oublier notre hydrographe complice et délateur qui adopte encore un profil bas. Le pauvre s’en veut toujours . Il va falloir qu’on lui explique qu’il a tort.

 

 

 

L’après-midi est bien entamée à présent. Nous ne devrions pas tarder à nous approcher suffisamment  de l’île de Nuku-hiva pour pouvoir capter la radio FM.

Je sors mon mini baladeur de ma poche et insère un des petits écouteurs dans mon oreille gauche. Je pousse le petit bouton du contact sur « ON ».

Je ne peux pas dire que je suis vraiment surpris de n’entendre qu’un souffle. Je fais défiler les fréquences d’un bout à l’autre de la barre graduée de l’appareil, mais rien.

Le résultat est identique aussi bien sur les grandes ondes que les petites. Mais ça ne veut rien dire, il est possible qu’on soit encore trop loin ou bien que mon appareil, si c’est le cas, ait subi les mêmes dommages que ceux du bord. J’essaierai plus tard.

 

Je me dirige vers la passerelle, afin de me rendre aux nouvelles, quand je croise le radio qui me demande une fois de plus de lui ouvrir la coopérative en dehors des heures prévues.

Je lui réponds sèchement qu’il fallait venir à l’ouverture comme tout le monde et que ce n’est pas le moment de me casser les noix. Et qu’à l’avenir, il ne bénéficierait plus de cette faveur , dans la mesure où lui ne faisait aucun effort pour se rendre sympathique à bord.

 

Surpris par mon attitude, il est resté bouche bée. C’est comme ça que je l’ai laissé.

 

En passerelle, je retrouve le bosco, une paire de jumelles devant les yeux. Le commandant est assis à son poste de commandement, tapotant nerveusement les accoudoirs de son fauteuil. Nos regards se croisent, il ne laisse paraître aucune émotion.

Le chef de quart est au radar, manipulant les réglages pour changer les échelles du scope.

Je lui demande ce qu’il capte, il relève la tête et me répond en souriant que ça fait une heure que l’île est apparue.

 

Je regarde le sondeur, manifestement il n’indique pas de changement majeur puisque personne n’en parle…

L’île est encore trop loin pour que nous puissions discerner quelque détail significatif. Dans à peu près deux heures, ce sera peut-être possible. Je réalise qu’il fera nuit et je me dis que c’est sans doute une bonne chose car nous pourrons voir sans être vus.

 

Le bosco me rejoint : Tu as l’air pensif ?

 

_ Allons vérifier les capots plage avant, je suis sûr que c’est nécessaire.

 

_ Ouais, comme tu veux. Me répond-il en faisant la moue.

Le commandant se lève et déclare qu’il nous accompagne.

 

Arrivés sur la plage avant, nous nous accoudons au bastingage.

Je vérifie que personne ne nous a suivi et entame la conversation : Si j’ai bien compris, nous allons arriver de nuit.

 

Le commandant acquiesce.

 

_ Quelques temps auparavant, nous aurons sur le scope une vision très nette du port.

 

_ Une bonne demi-heure avant d’arriver. Ce sera le test décisif.

 

Le bosco se gratte le menton nerveusement et poursuit : Ce serait peut-être plus prudent de naviguer sans les feux. Admettons qu’on ne soit plus du tout à la même époque, et que nous arrivions dans le port. Imaginez la tête des habitants. Ils vont croire que c’est le diable en personne qui débarque sur l’île. En plus avec le bruit des moteurs, la fumée des cheminées, les uniformes…

 

Le commandant ne peut contenir un rire nerveux : Sûr qu’on ferait sensation ! Nous éteindrons les feux une heure avant d’arriver. Nous pourrons ainsi nous approcher sans être aperçus. Si nous remarquons quelque chose d’anormal au radar, nous ferons un cent quatre-vingt et nous ferons des ronds dans l’eau en attendant le jour.

Ainsi, nous serons bien moins terrifiants.

Il faut que je vous dise que j’ai informé le chef machine et les chefs de quart des risques qui se présentent à nous. S’il est avéré que notre théorie est la bonne, il faudra bien prévenir tout l’équipage. C’est la moindre de choses.

Allez, retournons en passerelle.

Et pendant que nous y sommes, bosco. Vérifiez-moi ces capots qui pendouillent lamentablement.

 

Le bosco, piqué au vif vire au rouge tomate illico : Co… Comment ça, pendouillent lamentablement ? Il court tâter les toiles plastiques tendues qui recouvrent le treuil électrique rajoutant : Ils sont parfaitement en place et bien souqués en plus, vous pouvez me croire, regardez commandant !

 

Je me tourne un peu de côté, la main sur la bouche pour qu’il ne me voie pas rire.

 

Le commandant continue son chemin, sans se retourner, levant un index devant lui Et éclatant de rire : Les capots bosco, les capots ! Dans la joie et la bonne humeur !

 

Le bosco se retourne vers moi, et me prenant à témoin, je l’entends se lamenter outré : Mais… Mais il se paie ma fiole là. Hein ? il se fout de moi !

 

Je me retourne pour lui faire face. Il affiche une jolie couleur écarlate. Quand il se rend compte que je pleure de rire, il serre ses deux poings et les lève au ciel et s’écrie en serrant les dents : Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? Qu’est-ce que je lui ai fait pour subir ce genre de traitement ? J’aurais mieux fait de rester en Bretagne à cultiver les artichauts, là au moins on m’aurait foutu la paix. Et arrête de rire, bon sang ! Tu ne crois pas que ça suffit comme ça avec le pacha qui se fout de ma gueule ?  Il faut que tu t’y mettes toi aussi ? En de pareilles circonstances !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE TROISIEME

 

CONTACT

 

 L’océan est doué de vie. Peu d’hommes le connaissent vraiment. La plupart le contemplent de la côte sans jamais oser entrer en son sein, loin de toute terre, avec comme seuls repères l’horizon lointain pour l’œil, et Dieu pour la raison.

 

 

Le temps a passé. D’une lenteur exaspérante. Nous n’avons cessé de scruter à la jumelle l’île qui semblait ne pas vouloir se rapprocher. Le soir est arrivé et il va bientôt faire nuit.

L’équipage est allé dîner. Pas nous, trop occupés que nous sommes à attendre la révélation.

 

Nous sommes quand même presque suffisamment proches pour être fixés. C’est maintenant une question de minutes.

 

Le commandant a fait éteindre tous les feux de navigation, réduire l’allure et manœuvrer pour que nous arrivions juste en face de Taiohae.

 

Le chef de quart a la tête enfoncée dans le masque caoutchouté du radar. Ainsi, aucune lumière ne vient affaiblir l’image du scope.

 

 

Le bosco, à l’autre bout du local observe à la jumelle, à la recherche  d’une source lumineuse. En vain.

 

Je commence à croire que la réalité va être difficile à accepter.

 

Le chef de quart relève brusquement la tête et appelle le commandant qui bondit hors de son fauteuil. Je m’approche, immédiatement rejoint par le bosco.

 

 

Le chef de quart est perplexe : On ne voit pas le port. Juste la côte. Aucune ligne droite. Il n’y a plus rien.

 

Le commandant se redresse, se masse le menton, affecte une moue contrariée et ordonne de ralentir. Puis quand le bâtiment a suffisamment perdu de sa vitesse, de mettre les pales des hélices à zéro. Le navire continue doucement sur son aire.

Il fait nuit maintenant.

Un des timoniers de quart, le matelot Horoï, un jeune Marquisien, originaire de Ua-Pu pousse un cri : Je vois de la lumière ! là bas ! Il nous montre du doigt la direction.

Nous prenons tous une paire de jumelles et cherchons ce qu’a vu le jeune Marquisien.

Effectivement, il y a bien de la lumière tout au bord de la côte. Il s’agit d’un feu. Un feu assez important qui nous permet de constater qu’un foule importante circule autour. Nous remarquons qu’aucun individu de type européen ne se trouve présent. Les gens sont nus ou semblent l’être car on ne distingue pas de tenue vestimentaire. Nous parvenons tout de même à distinguer tant bien que mal un peu plus loin derrière, des petites habitations apparemment faites de végétaux. Par contre, pas un seul cocotier en vue. Etrange.

 

D’autres feux viennent maintenant s’allumer rapidement un peu partout le long de la côte, nous permettant maintenant de mieux voir et de nous rendre compte à notre plus grande stupéfaction que c’est toute la darse qui grouille de gens.

Le bosco siffle entre ses dents et laisse échapper : Ils sont nombreux dites donc !

 

Puis d’autres feux prennent vie les uns après les autres partout dans les collines bordant la baie, jusqu’au pied de la montagne. C’est toute la baie entière qui est illuminée maintenant, nous laissant apercevoir que partout sont accolées des petites cabanes entre lesquelles circule une foule incroyablement dense.

 

Le commandant, l’air étonné baisse ses jumelles cligne des yeux et déclare : Mais ils sont des milliers ! C’est incroyable ! Comment est-ce possible ?

 

Le matelot Marquisien déclare : La légende était vraie alors !

 

Le commandant, surpris : Quelle légende ?

 

_ On dit qu’il y a très longtemps à l’époque des Ancêtres. Il y avait des gens partout dans les îles. On raconte même qu’il n’y avait pas assez de branches dans les arbres pour que tout le monde puisse s’asseoir. Les Ancêtres vivaient dans les vallées, c’était organisé par vallées. Ils se faisaient la guerre d’une vallée à l’autre et aux Marquises, s’ils attrapaient quelqu’un d’une autre vallée, ils le tuaient et le mangeaient ! ils étaient cannibales. Et puis , un jour, pffuit ! Presque plus personne nulle part. Je ne sais pas pourquoi. En tout cas c’est ce qu’on dit.

 

_ J’ai déjà entendu parler de ça et je l’ai aussi lu quelque part, mais je vous assure que je n’y croyais pas. Déclare le commandant. Mais je ne savais pas qu’il s’agissait d’une légende.

Par contre il me semble que la disparition de la presque totalité des gens était aussi expliquée, mais je ne m’en souviens plus.

 

Je prends la parole à mon tour tout en observant à travers mes jumelles ces gens qui circulent dans tous les sens : Les épidémies commandant. D’après ce qu’on m’a dit et ce que j’ai pu lire, ces gens sont presque tous morts de maladies comme  la variole. A cause des européens qui avaient une épidémie de variole à bord d’un de leur navire. Quand l’épidémie s’est déclarée à leur bord, ils n’étaient plus très loin de l’archipel des Marquises, ils ont alors préféré conserver leurs morts infestés à bord pour pouvoir les inhumer à terre plutôt que de les brûler ou de leur donner une sépulture maritime, loin au large. Ils ont ainsi contaminé les populations au fil de leurs escales dans l’archipel. Une population qui n’avait jamais été exposée à ce genre d’agent pathogène et qui ne pouvait donc pas lutter. Les plus résistants ont cru bon de fuir leur vallée pour une autre, contaminant ainsi sans le savoir le reste de l’île.

Une estimation parle de la disparition de quatre-vingt-dix pour cent de la population totale des marquises en quelques semaines. Vous voyez le nombres d’âmes que contient une petite vallée comme celle-ci. Imaginez la totalité des vallées de l’archipel en entier ; cela fait combien de morts si on prend quatre-vingt-dix pour cent de la population totale ? Quelques centaines de milliers je crois.

 

Je laisse reposer mes jumelles sur mon torse et constate avec étonnement que tous les regards sont posés sur moi. Je réalise qu’un silence quasi religieux règne dans la passerelle. Ce qui me met bêtement mal à l’aise.

 

Le commandant se racle la gorge : Hum.. Une véritable hécatombe, un génocide ou plutôt un ethnocide. L’ont-ils fait sciemment ?

 

_ Non, je ne crois pas. Ils ont agi par bêtise ou ignorance, sans doute. Mais pas par la volonté de nuire.

 

_ Brrr ! Ca donne froid dans le dos ! S’exclame le commandant. Dites-moi, sorcier. Pourrions-nous, nous aussi leur transmettre une maladie par notre simple présence ?

 

_ Je ne crois pas, commandant. Tout l’équipage métropolitain est dans sa deuxième année de campagne, ce qui signifie qu’aucune maladie de chez nous ne peut être en cours d’incubation. De plus la variole est éradiquée depuis longtemps et les plus anciens ont été vaccinés contre cette maladie. D’autre part, aujourd’hui nous avons des règles d’hygiène tout à fait remarquables et l’équipage est en parfaite santé. En principe et dans ces circonstances, nous ne devrions pas leur apporter quoi que ce soit qu’ils ne connaissent déjà.

 

_ Espérons. Espérons. Bien ! Faisons demi-tour. Le commandant donne ses consignes au chef de quart pour la nuit. Nous allons faire des ronds dans l’eau au large jusqu’à demain matin et ensuite nous nous présenterons à nouveau pour aller mouiller dans la baie, si c’est possible.

 

Le commandant nous invite le bosco et moi, ainsi que le matelot Horoï à venir prendre un café dans son carré.

 

 

 

Installés confortablement, nous sirotons notre café en silence. Jusqu’au moment où le commandant prend la parole : Tout à l’heure, je ferai une diffusion générale dans le bord pour expliquer la situation au reste de l’équipage. J’ignore comment les gars prendront la chose. Nous verrons bien.

 

Bon, voilà où nous en sommes : Apparemment l’incroyable s’est réalisé. Nous sommes dans une situation complètement dingue et inexplicable avec cette vague qui nous a mis là où nous sommes. C’est comme si elle nous avait pris en chasse…

 

Bon, concrètement : Nous avons le choix entre rester naviguer en pleine mer en espérant que le phénomène inverse se produise, mais ça pourrait très bien ne jamais arriver. Ou bien, nous entrons en contact avec la population avec les risques que cela présente aussi bien pour eux que pour nous.

Cela présente aussi des avantages : Si nous réussissons à nous faire accepter, le navire pourrait être au mouillage et nous économiserions le carburant. Cela nous permettrait aussi de nous ravitailler en viande et légumes. Du moins, je l’espère.

 

 

Aussi, demain nous ferons route vers Taiohae. Nous entrerons dans la baie à vitesse très lente et nous stopperons en plein milieu, de façon à pouvoir facilement faire demi-tour en cas d’urgence.

Il faudra nous montrer amicaux mais prudents. Tous les panneaux extérieurs des plages seront cadenassés, ainsi que les portes étanches qui le seront de l’intérieur. Seules les portes de la passerelle et celle de la plage avant seront accessibles de l’extérieur. Des gens en arme se tiendront derrière, prêts à faire feu. Les 12,7 seront montées prêtes à tirer.

 

_ Mais…

 

_ Laissez-moi terminer sorcier. Comprenez que nous ne serons pas menaçants, mais prêts à nous défendre en cas de besoin. Seuls des gens de confiance seront armés. Des gens déjà au courant de la situation et qui ne risqueront pas d’ouvrir le feu en cédant à la panique. De plus, nous allons disposer dès ce soir des lances à incendie plage avant dans le but de pouvoir repousser une éventuelle attaque par la mer. Les échelles extérieures menant aux ponts supérieurs seront entravées. Ainsi, si quelqu’un monte à bord, il ne pourra pas entrer dans le navire ni s’approcher trop près de nous. Enfin, les jerricans d’essence seront enlevés de la plage arrière pour être rangés dans la soute des hydros.

Il me faut des volontaires pour aller plage avant. Pour y assurer le premier contact avec la population.

Pour l’instant, je n’ai personne…

 

Le bosco me regarde, lève les sourcils en signe d’interrogation. Je soupire en essayant de lui sourire.

 

_ Vous avez deux volontaires, commandant. Déclare-t-il.

_ Trois volontaires ! Ajoute Horoï , le matelot. Un peu gêné d’avoir parlé si fort.

Le commandant opine du chef. Vous m’enlevez une épine du pied. Merci.

 

Cela risque d’être dangereux. Aussi, à la moindre hostilité de leur part, vous rentrez immédiatement à l’intérieur. Une équipe sera prête à intervenir à la lance à incendie en cas de besoin. Et si les choses se passent mal, nous ferons demi-tour pour aller voir ailleurs si la population n’est pas mieux disposée à notre égard. Des questions ?

 

Le bosco et moi nous nous regardons.

 

Je me risque : Pourquoi des armes à feu face à une population qui ne possède que des bâtons et des lances. Je ne suis même pas sûr qu’ils aient quoi que ce soit en fer.

Et puis, étant donné leur nombre, ces armes ne serviront pas à grand chose. La fuite sera notre seul salut. Il suffirait d’un seul incident de notre part pour compromettre à jamais nos chances d’être accueillis.

 

_ Le sorcier a raison. Les lances à incendie ne seront-elles pas suffisantes ? demande le bosco.

 

_ Sans doute, mais je ne veux prendre aucun risque. Face à une telle population, si nombreuse et qui, si j’en crois ce que j’ai lu est habituée à se battre, il vaut mieux prévoir le pire. C’est mon rôle, ma responsabilité de commandant.

 

Le matelot demande : On ne pourrait pas utiliser les sirènes pour leur faire peur, si ils attaquent ? Je vous assure que la première fois que je les ai entendues, j’ai eu une sacrée frousse.

 

_ L’idée est excellente, Horoï, nous utiliserons les sirènes. Bien. Je crois que vous savez comment nous opérerons demain. Dès ce soir, nous allons préparer le navire pour demain matin. Je vous remercie.

 

Sur ce, nous nous levons et nous dirigeons vers la porte du carré, quand le commandant me demande de rester un instant.

 

_ Sorcier, je ne vous retiendrai pas longtemps. Bonsoir Messieurs.

Le bosco, la mine contrariée laisse échapper un bonsoir sans tonalité, un peu dépité d’être tenu écarté de la conversation. Quand à Horoï, il semble fier comme un paon; heureux de participer à cette mission demandée par le commandant.

 

La porte se referme. Le commandant s’assoit dans un fauteuil, il croise les jambes et adopte une attitude très décontractée, les bras ouverts, reposant sur le dessus du dossier de son fauteuil et le mains pendant dans le vide. Il m’invite à m’asseoir en face de lui, de l’autre côté de la table basse.

 

Je prends place mais n’adopte pas la même décontraction. Je croise les bras sur mon torse en attendant qu’il parle.

Il sourit. Le motel entre, apportant un plateau supportant deux verres de punch.

 

_ Une petite douceur ?

 

_ Pourquoi pas commandant. Je trempe mes lèvres, par politesse puis repose mon verre. J’attends que le motel soit reparti et dès qu’il est sorti, je me penche en avant affectant un sourire ironique : Vous ne m’avez quand même pas gardé pour ne pas boire seul ?

 

Le commandant ne répond pas et se contente de lever les yeux au ciel en secouant la tête et en tapotant le dessus de son fauteuil.

 

_ Soyons sérieux. Voulez-vous ? Je suis préoccupé car je n’ai pas beaucoup d’informations sur ces gens-là. La situation présente est tellement folle que j’ai moi-même du mal à y croire. Et je ne suis pas vraiment certain de la meilleure façon de les aborder. Aussi, je recueille tous les avis possibles et le vôtre m’intéresse tout particulièrement. Vous, en tant qu’infirmier, vous êtes censé être plus doué que les autres dans le domaine des relations. Vous avez acquis une certaine sensibilité qui vous permet de sentir les gens, si je puis dire. Je me trompe ?

 

_ Non, vous avez raison. Mais le problème est de taille. Nous n’allons pas être confrontés à un individu, mais à tout un peuple, un royaume qui, si j’en juge par le peu que nous en avons vu, se situe dans le temps, en gros au moyen âge.

 

_ Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

 

_ Le nombre impressionnant d’individus et leur nudité.

 

_ Admettons. Admettons. Je pense que le premier contact sera déterminant. Comment pensez-vous les appréhender ?

 

_ Avec le sourire. C’est ce qui marche le mieux avec les polynésiens. Et les trois principes de notre république : Liberté, égalité et fraternité, qui semblent avoir été mieux compris par eux que par nous, si on compare leur mode de vie au nôtre. Ce ne sont pas des gens belliqueux de nature. Il va falloir nous mettre à leur niveau. Surtout ne pas les prendre de haut, car ces gens-là sont fiers, et enfin ne pas commettre l’erreur grossière de les sous estimer car, s’ils n’ont pas nos connaissances technologiques, ce n’est pas pour autant qu’ils ne sont pas intelligents.

 

_ Bien sûr. Alors, comment voyez-vous le déroulement des choses ?

 

_ J’imagine que notre arrivée va dans un premier temps leur causer un grand effroi. Pensez donc. Ils ne connaissent sans doute que les embarcations en bois qui n’avancent qu’à la voile ou à la pagaie. Alors un tel navire tout blanc, si gros et haut sur l’eau, qui fume et fait du bruit… Notre simple présence sera forcément perçue comme une agression, l’arrivée du diable…

 

_ Vraiment ? Comment empêcher cela ?

 

_ On ne peut pas l’empêcher, selon moi, car notre présence en ces lieux, en ces temps est anormale. Nous allons sans doute dans un premier temps essuyer une réaction de défense bien naturelle. C’est humain. Réaction à laquelle il ne faudra surtout pas répondre. Je crois que nous devrions faire plusieurs passages jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que leurs armes sont inutiles et qu’ils s’habituent un peu à notre présence.

 

_ Et ensuite ?

 

_ Ensuite, quand ils seront calmés, nous les laisserons venir à nous. Nous devrons attendre qu’ils fassent le premier pas. Alors nous pourrons nous montrer sur la plage avant.

 

_ Comment pouvez-vous être aussi confiant dans ces gens ?

 

_ Les gens, quelle que soit leur société, leur époque ou leurs moyens sont tous les mêmes. L’histoire le démontre.

Ces hommes sont avant tout des pères de familles, des fils, des frères. Ils réagissent comme nous. La seule différence entre eux et nous c’est l’évolution technique.

D’après vous, comment réagirions-nous si demain une énorme soucoupe volante venait à se poser dans un vacarme épouvantable sur le champs de mars ?

Je serais très étonné qu’on envoie aussitôt des émissaires les bras chargés de présents.

 

_ Oui, la méfiance serait sans doute la première attitude adoptée.

 

_ Pour le moins. Nous avons toujours peur de ce que nous ignorons. J’en veux pour preuve le déploiement des armes à bord.

 

_ Mais c’est normal de vouloir se protéger !

 

_ Bien sûr commandant, mais des armes à feu dans cette situation sont disproportionnées par rapport au risque encouru. Ca ne peut pas être considéré comme de la légitime défense !

 

_ Nous n’avons rien d’autre ! Nous ne percevons pas de lances dans les armureries. On est bien obligés de faire avec ce qu’on a, et c’est réglementaire de toute façon.

 

Je ne peux m’empêcher de sourire : L’application de ces règlements est-elle rétro active au point de remonter au moyen âge ?

 

_ Je ne trouve pas ça drôle.

 

_ Moi si. Car vous invoquez des arguments qui sont comme nos systèmes de transmission. Inadaptés au lieu et au temps dans lesquels nous nous trouvons actuellement. Mais finalement, vous avez raison, ce n’est pas drôle car cela pourrait causer notre perte à tous.

 

_ Sorcier, notre conversation prend un tour que je n’aime pas.

 

_ Vous m’avez demandé mon avis, commandant. Je vous le donne sincèrement, c’est tout. N’y voyez aucun manque de respect de ma part. Simplement je pense que les choses doivent être dites car la situation est grave.

 

_ D’accord, mais vous n’y allez pas avec le dos de la cuiller !

 

_ Vous êtes le commandant et moi je suis l’infirmier. Vous êtes responsable du bord, et moi de l’état de santé de tout l’équipage. C’est mon rôle et c’est surtout ma vocation. Et je m’attache à bien remplir ma mission.

 

_ Soit !

 

_ D’un autre côté, étant donné notre avance technologique et la situation présente, je ne peux m’empêcher de me sentir responsable de ce qui va arriver à ces gens qui semblent vivre bien paisiblement.

 

Maintenant, vous êtes le seul à prendre les décisions, commandant. Je ne fais que vous conseiller.

 

_ Bien. Je vois les choses de la même manière que vous, mais mes ordres restent inchangés malgré tout. Nous agirons comme prévu.

 

_ Entendu commandant. Entendu. Vous n’avez plus besoin de moi ?

 

_ Vous n’avez pas bu votre punch ?

 

_ Merci commandant, mais je préfère garder les idées claires.

 

_ Comme vous voulez. Bonsoir sorcier.

 

_ Bonsoir commandant. Je me lève et sors du carré commandant pour me diriger vers le mien.

 

J’ai une faim de loup je passe devant le rideau qui symbolise l’accès au carré. L’ambiance semble bruyante. Je vais directement à l’office prospecter dans le réfrigérateur car l’heure du repas étant largement dépassée, il est déjà bien trop tard pour manger normalement et je vais sans doute devoir me contenter de peu.

Alors que je fouille parmi les nombreux emballages qui reposent sur les grilles, et j’entends le bosco qui m’interpelle, la tête passée à travers le sas du carré.

 

_ Ho ! La seringue ! T’es bousard ou quoi ? C’est la quatrième fois que je t’appelle !

 

_ Comment veux-tu  que je t’entende, je suis dans le frigo ! Tiens, il y avait de la tête de veau ce soir ?

 

_ Très drôle ! T’enrhumes surtout pas, malheureux ! Le personnel médical du bord n’est pas terrible !

 

_ C’est ça, et le bosco est en fait une dragqueen qui s’épile sous les bras !

 

Il éclate de rire et me prévient qu’il m’a gardé de côté une assiette. Sur ce, il disparaît.

 

La diffusion générale émet soudain un crachotement puis, nous entendons la voix du commandant qui explique la situation présente et le programme de demain.

 

J’entre dans le carré. Les mines sont devenues graves. Tous, tendus, écoutent la diffusion.

Quand le commandant a terminé. Un silence total s’installe.

 

Je m’assieds à côté du bosco qui me souhaite un bon appétit et que la dernière bouchée m’étouffe.

 

Il consulte sa montre puis sort son sifflet de sa poche et souffle dedans à pleins poumons. Tout le monde sursaute. Il éclate de rire : Allez, debout les crabes ! La mer monte ! Les boscos avec moi plage arrière ! mouvement de carburant ! On stocke tous les jerricans dans la soute des hydros ! Ensuite on condamne les panneaux, je vous donnerai les cadenas et pour finir on va entraver les échelles de la plage arrière. Les mécanos aux ordres du chef machine pour disposer les lances à incendie plage avant !

 

Le chef maille comme on l’appelle se lève : Les gars, vous allez brancher deux lances au collecteur sans les alimenter. J’ai pas envie qu’elles pètent dans la nuit.

 

En un instant, le carré se vide. Je me retrouve en compagnie du commis et du cuisinier qui déclare en souriant : Et voilà ! C’est la guerre !  Et les cuistots, ils font quoi maintenant ?

 

_ Comme d’ab ! Brancardiers ! Dès que j’aurai terminé mon assiette !

 

Le commis qui ne sourit pas du tout me demande : C’est vraiment arrivé ? On est dans le passé ?

 

_ C’est la seule explication possible. Le port de Taiohae et les infrastructures que nous connaissons n’existent plus et le pire c’est que des milliers de gens habitent là.

 

_ Et qu’est-ce qu’on va devenir ?

 

_ Des intrus pour l’instant. Que veux-tu que je te dise ? Je n’en sais pas plus pour le moment. Il faut faire face du mieux qu’on peut. Tous. Tu comprends ?

 

_ On va faire comment pour retrouver notre époque ?

 

_ Mystère et boule de gomme ! Il faudrait peut-être retrouver la vague et la prendre dans l’autre sens. C’est une idée comme une autre. Mais qui n’est pas réalisable.

 

_ On ne peut pas faire ça ?

 

_ Non, je ne crois pas.

 

_ Pourquoi ?

 

_ Parce que j’ai l ‘impression très nette que c’est elle qui nous a trouvés et pas l’inverse. De plus aucun instrument de détection ne l’a signalée.

 

Je pose mes couverts dans mon assiette maintenant vide et me lève pour aller déposer le tout dans l’évier de l’office. Le cuisinier est allé cherché son second et les motel. Nous entrons tous les cinq à l’infirmerie. Je leur explique ce que nous allons faire : Nous allons répartir du matériel médical dans le bord. Cette trousse ira dans la coursive commandant à proximité de la porte étanche. Celle là dans l’abri navigation. Vous allez libérer tous les brancards de leurs sangles et les poser à plat le long des cloisons dans la coursive commandant. Il en faut un à l’abri navigation.

Demain matin, vous vous répartirez entre les postes. Les deux motel en passerelle et le cuistots coursive commandant. Avant de monter vous prendrez les deux couvertures que voici. Des questions ?

 

Le cuisinier en a une qui semble lui brûler les lèvres : Tu crois que ça va cartonner demain ?

 

_ Si tout se passe comme prévu, non.

 

_ Bon, O.K. alors allons-y.

 

Et mes quatre brancardiers s’en vont les bras chargés. Je peux leur faire confiance, depuis le temps que nous faisons ensemble des exercices ‘alarme blessés’ ils connaissent bien leur rôle et savent l’importance de leur tâche.

 

Je passe à la cafétéria équipage, prendre des nouvelles des plus jeunes d’entre nous. L’ambiance y est étonnamment calme. Je remarque tout de suite quelque chose d’anormal : Les six polynésiens appelés de l’équipage font bande à part, assis autour d’une même table. Ils se tiennent à l’écart des quatre métropolitains assis à l’autre bout du local. Ce qui n’est pas habituel.

 

Je vais à leur table : Ia orana !

 

_ Ia orana Taote. Me répondent ils.

 

_ Qu’est-ce que vous faites ainsi dans votre coin ? Vous faites la gueule ?

 

_ Y-ia ! C’est pas nous Taote ! Me répond Horoï, passablement en colère. C’est les frani-là et puis d’autres aussi. Ils disent comme ça qu’ils nous font pas confiance, que demain ça va être taparaï (la bagarre) et qu’on trahira. Tu te rends compte Taote ? Puis il se lève et hurle à l’intention des quatre autres matelots, qui depuis que je suis entré n’en mènent pas large : EHURE ! TAÎORO ! PÔ KOU ! (Suite d’injures courantes polynésiennes que je préfère ne pas traduire).

 

En colère, moi aussi, je fais face aux quatre matelots métropolitains qui baissent les yeux : Très bien Messieurs. Que personne ne sorte d’ici. Je reviens.

Je cours jusqu’au téléphone le plus proche et demande à la passerelle de diffuser : Réunion de tous les quartiers-maîtres et matelots immédiatement à la cafétéria !

Ca ne traîne pas. A peine ai-je raccroché le combiné que la diffusion s’effectue.

 

Je retourne dans la cafétéria et attends patiemment que tout l’équipage soit réuni. Sauf bien sûr ceux qui sont de quart en ce moment. Mais ils ne perdent rien pour attendre.

 

Tous sont arrivés. Et je sais déjà qui est innocent et qui est coupable dans cette affaire, rien qu‘en regardant les gens droit dans les yeux. Les coupables ne soutiennent pas mon regard bien longtemps.

 

_ Alors Messieurs ! Certains d’entre vous semblent penser qu’on ne peut pas faire confiance aux matelots et quartiers-maîtres natifs de Polynésie ? Pour quelle raison ?

 

Aucune réponse n’est formulée par personne. Un certain malaise semble parcourir le groupe.

 

_ Aucune de celles que vous pourriez invoquer ne serait valable !

Je vous explique la situation clairement. Les gens qui vivent sur cette île en ce moment ne sont pas français. Nous arrivons semble-t-il à une époque antérieure à la découverte de la Polynésie par les européens. Ils n’ont probablement jamais rencontré d’homme blanc et parlent sans doute une langue ignorée de tous.

 

Tous les membres de cet équipage sont français. Qu’ils soient nés à Paris, à Brest, à Papeete, à Fort de France ou à Strasbourg. Sinon ils ne pourraient pas porter l’uniforme. C’est clair ?

De plus, sachez que les Polynésiens du bord ont autant à craindre et peut-être même plus vous, car si les choses tournent mal, ils pourraient bien passer pour des traîtres aux yeux des gens qui vivent ici. Vous allez peut-être devoir les protéger dans les jours à venir.

Et pour votre gouverne, sachez que le matelot Horoï s’est porté immédiatement volontaire pour m’accompagner plage avant demain matin pendant que vous serez tous bien à l’abri.

Je ne suis pas fier de vous ! Vous devriez avoir honte.

 

Les visages s’empourprent, la gêne est apparente et le silence est total.

 

Un quartier-maître chef prend la parole : Mais sorcier, qui a dit ces choses là ? Je n’étais pas au courant. Pour ma part, je n’ai rien à voir là-dedans.

 

_ Il s’agit en effet d’une minorité parmi vous ; mais peu importe. Toujours est il que je vous préviens : Nous devons tous nous serrer les coudes devant l ‘adversité. C’est le propre d’un équipage de ne faire qu’un, surtout quand les choses vont mal. Et c’est aux plus anciens s’il le faut d’apprendre aux plus jeunes à se comporter en hommes.

 

En prononçant ces paroles, je fixais le quartier-maître chef droit dans les yeux, de manière à ce qu’il prenne le message pour lui.

 

_ Pour terminer : Que je n’entende plus parler de discrimination à bord, sinon je vous promets que des têtes vont tomber ! Et vous savez que je tiens toujours mes promesses ! Là-dessus, je vous salue bien !

 

Je me retourne vers les victimes de l’outrage : Venez avec moi. Sortons d’ici. Ca sent la bêtise à plein nez !

 

Nous quittons la cafétéria  et je prends bien soin de laisser la porte ouverte que le quartier-maître chef referme cinq secondes plus tard. A ce moment, son regard croise le mien. J’y lis une rage à peine contenue. Il me fait un signe lent de la tête en clignant les yeux. Je pense qu’il m’indique ainsi qu’il prend les choses en main. Effectivement, deux autres quartiers-maîtres sortent aussitôt par l’autre porte et se placent devant chacune d’entre elles les bras croisés.

 

Ce que l’on entend par la suite à travers la cloison : Des bruits sourds, des claquements et des cris ; laisse à penser que justice est en train de se faire. Ca n’est peut-être pas très réglementaire, mais ça a le mérite d’être rapide et toujours efficace. De plus, l’affaire n’ira pas plus loin et aucun scandale n’éclaboussera l’équipage. Cela restera entre eux et moi.

Mes six appelés ont une mine effarée. Qu’est-ce qui se passe ? Me demande Horoï.

 

_ C’est la grande lessive, les gars. C’est votre honneur qui est en train d’être lavé. Vous n’avez plus à vous en faire maintenant. La grande majorité de l’équipage est avec vous.

 

Au bout d’un moment, la porte de la cafétéria s’ouvre à nouveau. Le quartier-maître chef sort en se massant la main droite. Il vient à notre rencontre : Sorcier, je peux leur parler ?

 

_ Faites donc !

 

_ Voilà, je suis venu vous dire que ceux qui vous ont insulté sont des branluchons qui avaient besoin d’apprendre à vivre. Je crois que c’est chose faite. Je voudrais que vous acceptiez les excuses de tout l’équipage et que maintenant tout le monde oublie cette affaire.

 

Les jeunes Polynésiens le remercient avec émotion. Puis lui serrent la main en signe de réconciliation. Affaire classée !

 

La cafétéria se vide lentement. Les six derniers à sortir sont un peu mal en point. Ils arborent de belles couleurs vives sur les joues et deux d’entre eux saignent du nez. Leur regard est fuyant. Ils ont honte. La leçon est donc profitable.

 

J’invite le quartier-maître chef à venir boire quelque chose au carré. Il accepte volontiers.

Nous nous asseyons sur la moleskine, l’un à côté de l’autre, une verte à la main.

Je lui demande s’il n’y est pas allé trop fort et il me répond que non, il a fait attention à ne pas les blesser. A part les deux qui saignent du nez, les autres auront juste quelques ecchymoses…

 

Il est vingt-trois heures. Le bord est calme. De la plage arrière, je contemple les étoiles dans la nuit sans lune. L’air est chaud. Une douce brise apporte un peu d’air. Le navire avance lentement, régulier sans roulis ni tangage. Le bosco vient me rejoindre, deux boîtes de coca dans les mains.

 

_ Tiens. Une roteuse.

 

_ Merci, mec. Tu tombes à pic. Je commençais à avoir la pépie.

 

_ De rien, je les ai pointées sur ton nom. C’est toi qui régale.

 

Je sais très bien que ça n’est pas vrai. Ca n’est pas son genre:  Radin comme tu es, ça ne m’étonne pas…

 

_ Que veux-tu ? On ne se refait pas.

 

Nous ôtons les opercules des boîtes qui laissent échapper bruyamment une partie du gaz qu’elles contiennent et nous commençons à boire doucement la boisson pétillante et très fraîche qui aussitôt nous fait larmoyer. Un vrai bonheur qui me rappelle la première fois que j’ai bu de la limonade quand j’étais enfant.

 

_ Il s’est passé quelque chose à l’équipage. Tu es au courant ?

 

_ Oui. Mais c’est un secret.

 

_ Mad Eo ! (C’est bon !, en breton)

 

_ Tu sais quoi ?

 

_ Non.

 

_ Plus j’y pense et plus je me demande si tout ce bazar est bien le fruit du hasard.

 

_ Ah bon ? Et pourquoi ?

 

_ Parce que la vague réagissait à chaque changement de cap du navire pour toujours nous faire face. T’as déjà vu ça où toi, une vague qui change de route  ?

Et notre grimpette sans les moteurs. Comme par enchantement peut-être ? Ou alors on nous a aidés ?

 

_ Oh la la ! Comment veux-tu que je le sache ? Et puis, ça a quelle importance, hein ? Maintenant qu’on y est, on y est !

 

_ C’est capital au contraire ! Si on nous a mis dans cette situation, cela veut dire qu’on peut nous en soustraire ! Reste à savoir pourquoi.

_ Nous voilà bien avancés maintenant. On a les questions mais pas les réponses. Gare à la méningite, vieux !

 

_ Sois sérieux !

 

_ Ouais. O.K. J’oubliais que pour attraper la méningite, il faut avoir une cervelle. Ce qui n’est pas ton cas.

 

_ Sainte patience, priez pour moi !

 

_ Et cul béni avec ça !

 

_ Bon, étant donné la hauteur du débat, je finis ma roteuse et je file me pieuter.

 

_ Tu as raison.

 

_ A l’aise ! Demain on ne va pas rigoler tous les deux, vaut mieux être en forme.

 

_ Je ne parlais pas de ça . Ca ne peut pas être simplement le hasard… Mais alors pourquoi sommes nous là ? Pourquoi faire ?

 

_ Tu vois que c’est la question.

 

Nous terminons notre canette, exprimons un rot bien sonore, et décidons qu’il est grand temps d’aller se coucher.

 

 

 

BRANLE – BAS ! BRANLE – BAS !

 

La diffusion vient de nous réveiller. Je regarde ma montre, il est cinq heures trente. J’ai dormi comme une souche et pourtant j’ai l’impression de ne pas avoir fermé l’œil  du tout. Une douche et un bon café serré remédieront à cela.

 

Ma douche prise, je me rends immédiatement au carré.

Le chef machine et le bosco sont en grande conversation. Je les salue amicalement. Le chef maille semble irrité.

Ce qui n’est pas nouveau car c’est un personnage égocentrique, un père la pudeur qui se pose en donneur de leçons et de morale, un réactionnaire qui ne supporte pas la critique et qui ne se mouille jamais, brandissant les sacro-saints règlements pour s’en servir d’armure. Cela dit, il n’a pas mauvais fond.

 

_ Qu’est-ce qui se passe ?

 

_ Deux de mes appelés ont reçu des coups. Ils ne veulent rien dire mais il y a des marques sur le visage qui ne trompent pas. Le bosco dit qu’il ne faut pas s’en mêler. C’est tout bonnement scandaleux, on a frappé deux de mes mécanos et ça ne se passera pas comme ça ! Il faut que tu les voies, ils ont sans doute quelque chose de grave ! Il se tortille sur sa chaise, ses gestes sont saccadés.

 

Je prends un bol, une cuiller et viens m’asseoir à leur table. J’attrape le broc de café : Qui a fait le café ?

 

Le bosco pose son coude sur la table, sa tête dans sa main et s’adosse à la cloison. Ainsi, il peut nous voir tous les deux, car il sent que la conversation va être intéressante : J’ai préféré le faire moi-même. Dit il. Avant qu’il y ait des plaintes contre toi…

 

_ Hein ? Tu vas les voir ? N’est-ce pas ? Je vais en parler au pacha pour qu’on mène une enquête. Poursuit le chef maille, gesticulant de plus en plus sur sa chaise.

 

_ Pas assez fort ton café, c’est tout juste bon pour les dames patronnesses.

 

_ Mais non, tu fais le difficile. Me répond le bosco les yeux rivés sur le chef maille qui se décompose à la vitesse grand V.

 

_ Mais bon sang ! Vous avez fini de parler du café ? Oui ? Je vous parle de mes gars, moi ! Hurle-t-il en frappant son index sur sa poitrine et son poing droit sur la table.

 

Je bois mon café en lui souriant niaisement, ce qui a pour effet de lui couper la chique instantanément. Il reste à me regarder, au bord des larmes la mâchoire serrée.

Je pose mon bol, cesse brutalement de sourire pour montrer un visage dur. Je prends une voix très grave : Je suis désolé de te dire ça, mais contrairement à ce que tu crois, je t’ai écouté avec beaucoup d’attention.

Ce que j’en retiens, c’est que ta colère est illégitime et que tu ne trompes personne ici. Sauf peut-être toi-même. Tu es en boule non pas parce que tes gars ont eu un problème, mais parce que ce sont des gars de TON service. En fait, tu prends la chose comme un affront personnel alors que ça ne te concerne pas.

 

Il ouvre une grand bouche. Le bosco cache son sourire dans sa main.

 

_ Si tes gars commettent en ville une infraction à la loi, tu vas aller voir la police et pousser ta gueulante ? Non  bien sûr ! Eh bien là c’est pareil.

Je sens que ce que je vais te dire ne va pas te plaire, mais c’est comme ça : TES gars, de TON service, sont en fait deux trous-du-cul qui ont eu ce qu’ils méritent. C’est d’ailleurs bien pour cette raison qu’ils ne demandent rien à personne. Et je te conseille d’en faire autant si tu ne veux pas avoir la honte de TA vie. Lance une enquête, vas-y, fais ça et tout le bord se foutra bientôt de ta gueule, le pacha en tête. Vas-y… Fais le…

Il referme la bouche sans n’avoir rien dit.

 

Je lui souris à nouveau, de manière espiègle cette fois-ci et lui demande : Tu attends quelque chose ? Je croyais que tu étais pressé d’aller mener une enquête. Pourquoi tu me regardes comme ca ? Hein ? J’ai renversé du café sur mon tee-shirt ? Je fais semblant de chercher une tache. Ouf ! Non, grâce à Dieu, je n’ai rien !. Heureusement parce que les taches de café sur le blanc, c’est pas facile à enlever…Tu ne bois pas ? Qu’est-ce qu’il y a ? toi aussi tu trouves le café trop léger ? Et je m’adresse au bosco : Tu vois, lui aussi il préfère le café fort, tu ne sais pas faire du bon café, demandes lui, il te dira la même chose…

 

Le chef maille se lève d’un bond et disparaît en claquant la porte.

 

Le bosco éclate de rire, laissant échapper les larmes qu’il avait eu tant de mal à contenir jusqu’à présent.

 

Je continue sur ma lancée : Il n’y a rien de drôle là-dedans, je ne vois pas pourquoi tu ris. Il est sorti comme ça parce qu’il  est pressé d’aller mener son enquête. Il y est parti là. Et s’il cherche bien, fais moi confiance, il va trouver l’humilité. Ca risque de prendre quand même  pas mal de temps.

 

Le bosco n’en peut plus de rire

 

Deux mécanos en bleu de chauffe entrent au carré, ils ont le casque antibruit posé sur le haut du crâne, ce qui les fait ressembler un peu à Mickey : Qu’est-ce qui se passe ici ?

 

_ Rien pourquoi ?

_ On vient de croiser le chef maille à l’instant, il avait l’air décomposé et il s’est enfermé dans son bureau en claquant la porte.

 

Le bosco se tape sur les cuisses.

En riant, je leur réponds : Il est allé dans son bureau ? Il a dû trouver un premier indice, alors.

 

Le bosco s’affale sur la table, les mains sur les yeux, secoué par les hoquets de son rire.

 

Au bout d’un moment, alors que je bois toujours mon café, il se redresse et je constate qu’il pleure à chaudes larmes.

 

D’autres collègues arrivent, pour prendre leur petit déjeuner. Je profite de la situation.

 

_ Allez, remets-toi. Allez, c’est fini. C’est pas si grave que ça. Tout le monde te regarde. Qu’est-ce qu’ils vont penser ? Hein ? Allez… Sois adulte , un peu.

 

Comprenant le comique de la situation, il repart d’un fou rire et plonge la tête dans ses bras, repliés  sur la table.

 

_ Qu’est-ce qui lui arrive ? Me demandent les autres inquiets.

 

_ Ah ! Il a eu des mots avec le chef maille, ça l’a mis dans tous ses états… Vous savez comme il est sensible et fragile…

 

Le bosco tressaute sur sa chaise, on dirait vraiment qu’il pleure de chagrin.

 

_ Allez, j’ai à faire, je vous le laisse. Tâchez de le consoler.

 

Et je quitte le carré le sourire aux lèvres, en pensant que les gars vont tenter de prendre en charge le malheureux bosco.

 

 

 

 

 

 

 

Je monte en passerelle, le commandant est à son poste de commandement. Nous nous disons bonjour. J’aperçois le matelot Horoï sur l’aileron bâbord. Il me fait un signe de la main. Je sors à sa rencontre.

 

_ Comment ça va Taote ?

 

_ Ca va très bien, merci et vous ?

 

_ Aïta Péa-Péa ! (Pas de problème !) Tout s’est arrangé depuis hier soir, on a tous beaucoup discuté et ceux qui avaient dit des bêtises sur nous sont venus nous demander de les pardonner. Alors tout ça c’est oublié ! C’est du passé maintenant !

C’est comme avant maintenant.

 

_ O.K. ! On se retrouve tout à l’heure.

 

_ Oui ! Pour le Taparaï !

 

_ J’espère bien que non !

 

_ Je disais ça pour rigoler, Taote.

 

_ O.K.

 

J’entre à nouveau en passerelle. Le bosco est là, les yeux rougis. Il ne faudrait pas grand chose pour qu’il reparte à rire. Mais ce n’est pas le moment.

Il s’approche de moi et laisse échapper discrètement entre ses dents : Enfoiréééé !

 

Je lui réponds tout aussi discrètement : De quoi tu te plains, je t’ai laissé parmi plein de gens attentionnés. Tu vois, je ne t’ai pas abandonné.

 

Le commandant prend la parole : Dites, quand vous aurez terminé vos messes basses, tous les deux, le bosco pourra peut-être déstocker les armes et les munitions.

Il est l’heure.

 

Le bosco ne rigole plus du coup : De suite commandant. J’y vais.

 

_ Bosco ? Approchez, s’il vous plaît.

 

_ Oui commandant ?

 

_ Qu’avez-vous aux yeux ? Vous avez pleuré ?

 

Le commandant affecte un air inquiet, du coup.

Le bosco, surpris, devient écarlate et éclate à nouveau de rire : De rire, commandant … J’ai pleuré de rire. Demandez donc au sorcier, c’est lui le responsable. Puis il disparaît rapidement.

 

_ Sorcier ! Qu’est-ce que vous avez encore fait ? Hein ? Enfin, je préfère penser qu’il vaut mieux ça que le contraire… Allez, puisque vous êtes là, vous allez vérifier que les portes étanches sont bien fermées à clef.

 

_ J’y vais commandant. Et je pars moi aussi, heureux de ne pas avoir eu à donner d’explications.

 

Comme je m’y attendais, les portes sont bien toutes cadenassées. Le contraire m’eut étonné.

Je me rends plage avant. J’ai constaté que le matériel médical d’urgence est disposé parfaitement aux endroits prescrits. Les lances à incendie sont déroulées sur le pont.

Je les alimente en ouvrant les vannes. Elles semblent prendre vie un instant, se gonflant rapidement d’eau, puis se raidissant en tournant lentement un peu sur elles-mêmes. Comme deux énormes serpents dans les dernières secondes d’une agonie.

 

Je remonte ensuite à la passerelle rendre compte au commandant que les portes sont bien condamnées. Le bosco et ses gars du corps de débarquement ont installé les deux mitrailleuses 12,7 sur leur affût soudé sur le pont du passavant, de chaque côté de la passerelle . Les caisses à munitions reposent par terre et la bande est engagée dans chaque mitrailleuse. Un casque lourd repose plus loin par terre. Je n’aime pas beaucoup voir cela. Un accident est si vite arrivé. Surtout qu’à bord, aucun de nous n’est un spécialiste des armes. Si quelqu’un était blessé gravement par l’une de ces armes, je ne vois pas très bien, dans les circonstances actuelles ce que je pourrais bien faire pour lui, à part l’empêcher de souffrir.

Une caisse métallique contenant des pistolets semi-automatiques ‘MAG 50’  et des boîtes de cartouches repose aux pieds du commandant.

 

Mon air contrarié n’a pas échappé au commandant qui ne fait aucun commentaire.

 

Le bosco rentre dans la passerelle et rend compte que tout est prêt.

Le commandant regarde sa montre, il est sept heures. Il fait un signe au chef de quart qui s’empare alors du micro de la diffusion. Et c’est le poste de combat.

 

Immédiatement, les équipes se mettent en place et préviennent chacune à leur tour la passerelle qu’elles sont prêtes.

 

Le commandant se saisit du micro de la diffusion et répète que personne sous aucun prétexte ne doit se rendre à l’extérieur sans son ordre.

 

Le chef machine arrive, blanc comme un linge, la mâchoire toujours serrée en m’apercevant.

Le commandant lui demande pour quelle raison il fait une tête pareille. Le chef maille lui répond qu’il a très mal dormi cette nuit.

Le pacha l’invite alors a consulter le sorcier qui semble doué pour restaurer la bonne humeur.

Le bosco pouffe à nouveau de rire et le chef maille part en maugréant dans un coin de la passerelle.

 

Nous arrivons près de l’île. A la jumelle, nous distinguons très nettement les nombreuses petites embarcations qui couvrent presque entièrement le plan d’eau de toute la baie.

 

Le commandant décide qu’il vaudrait peut-être mieux annoncer notre arrivée à l’aide de quelques coups de sirène.

 

_ Un coup long, commandant. Propose Horoï.

 

_ Une raison particulière ?

 

_ C’est comme ça qu’on se sert du Pou (conque qui, percée, sert d’instrument de musique)

 

_ Soit ! Un coup long, donc.

 

Le chef de quart actionne la commande de la sirène. Le son puissant s’échappe aussitôt, et, à la jumelle, nous constatons que nous avons été entendus car tous les pêcheurs affairés dans leurs pirogues se sont tous redressés et nous les voyons nous montrer du doigt.

 

Messieurs, nous venons de faire notre entrée en scène, c’est parti pour le premier acte! Déclare le commandant. Moteurs en avant un !

 

Le chef de quart répète l’ordre. Les machines réduisent. Le bâtiment ralentit.

 

Le commandant fouille dans sa boîte attenant à son fauteuil et en sort le drapeau Marquisien. Je suis étonné qu’il y ait pensé. Il me jette un clin d’œil et hèle le timonier pour le hisser dans la mâture. Aussitôt dit, aussitôt fait.

 

_ Je ne sais pas si ça va nous aider, par contre, je ne crois pas que ça puisse nous faire du mal.

A travers les jumelles, les choses ne semblent pas beaucoup évoluer. On dirait que les pêcheurs sont restés médusés. Plus loin, sur la colline, je remarque un important mouvement de foule. Une nuée de coques se déplacent apparemment sur le dos de ceux qui les portent. Des hommes à ce que je constate. Je reviens vite sur le plan d’eau et réalise alors qu’il n’y a que des femmes et des enfants à bord des embarcations.

_ Commandant, les hommes ne sont pas encore sur l’eau ! Ils longent les côtés de la baie sur terre ! Si nous continuons à avancer ainsi, nous allons vite être encerclés.

 

Le commandant ordonne immédiatement de battre en arrière. Le navire stoppe rapidement sa progression. Puis l’ordre est donné de mettre les pales à zéro. Le navire ne bouge plus.

 

Les femmes quittent le plan d’eau à une vitesse incroyable. A croire qu’elles pagayaient discrètement en arrière sans qu’on s’en aperçoive, puisqu‘en un temps record toutes les pirogues sont échouées et nous pouvons observer les femmes remonter se réfugier au pas de course dans la colline, loin de l’eau.

 

Le chef maille regarde le commandant : c’est mal parti on dirait.

 

_ Rien n’est encore joué.

 

_ Envoyons encore un coup de sirène.

 

Le chef de quart s’exécute.

 

Aussitôt, de chaque côté de la baie, des centaines et des centaines de pirogues se soulèvent comme une gigantesque OLA, comme pour répondre à notre signal.

 

_ Le commandant, perplexe demande à l’assemblée : Comment doit-on interpréter cela ?

 

_ Je trouve cela plutôt encourageant. Dois-je en convenir à voix haute.

 

Le commandant ordonne Les moteurs en avant un. Et balancez moi encore un coup de sirène puisque ça a l’air de leur plaire.

 

Le nouveau coup de sirène provoque la même réaction des indigènes, ils lèvent leur pirogue. Je m’approche de Horoï. Vous en pensez quoi ?

 

_ C’est émouvant Taote, on dirait qu’ils sont contents de nous voir.

 

_ C’est aussi mon impression. Mais méfiance tout de même, hein ? Pas de bêtise, d’accord ?

 

_ Oui Taote.

 

Nous progressons ainsi, à faible allure jusqu’au milieu de la baie où nos stoppons.

Le commandant déclare : Maintenant que le bal est ouvert, on va voir de quelle danse il s’agit.

Les indigènes posent leurs pirogues sur l’eau.

Le bosco lance : Voilà le gratin qui s’amène ! Derrière le gros rocher sur tribord, près du fond de la baie.

 

Nous orientons nos jumelles vers la zone indiquée par le bosco et découvrons une énorme pirogue à deux coques reliées et surmontées d’une petite tonnelle en végétaux tressés qui se détache derrière le gros rocher..

Une pirogue royale ! Comme celle du musée des îles à Tahiti. Elle semble bien plus imposante et richement décorée. Six hommes armés de lances en bois terminées par des ardillons se tiennent debout et un autre coiffé d’une énorme tiare est assis sur une sorte de trône. Ce doit être le Roi.

Au fur et à mesure que la pirogue royale progresse sur l’eau dans notre direction, les centaines de petites pirogues se rapprochent d’elle comme pour l’escorter.

J’ai beau observer, je ne vois pas d’armes dans les petites pirogues. L’ensemble avance lentement, très lentement. Trop peut-être… On dirait qu’ils cherchent à gagner du temps. C’est l’idée qui me vient à l’esprit.

Un doute m’assaille. J’ouvre la porte étanche en disant que je reviens tout de suite, je vais sur l’aileron et scrute l’arrière du navire.

Une nuée incroyable de pirogues plus grosses que celles que nous avons vues, hormis la pirogue royale, bien sûr, se dirigent dans notre direction. Les occupants au nombre de quatre sont armés de lances et pagaient à vive allure. Je ne peux m’empêcher de sourire en constatant à quel point ils ont pu nous berner aussi facilement.

 

Je rentre immédiatement dans l’abri navigation et informe tout le monde de ce qui se passe derrière nous.

 

Moteur bâbord arrière deux ! moteur tribord avant deux ! Propulseur d’étrave en action sur bâbord ! Le commandant tout en donnant ses ordres s’est levé.

Le navire effectue rapidement son demi-tour.

Stoppez tout !

Nous faisons maintenant face à nos poursuivants qui cessent aussitôt de pagayer.

Apparemment, notre manœuvre les a déconcertés.

Ils semblent tous regarder dans la même direction sur notre bâbord, en l’air.

 

_ On dirait qu’ils attendent des instructions, commandant.

 

_ On dirait, sorcier.

 

Le bosco sort à son tour sur  l’aileron bâbord et scrute à la jumelle les hauteurs de la côte relativement proche : Il y a un type là-haut avec une conque, il regarde sur sa gauche, lui aussi, vers l’intérieur des terres. Il va souffler dans son instrument…

 

Le commandant se déplace d’un bond et actionne la sirène plusieurs fois de suite pendant un long moment avant de relâcher la commande.

Puis, calmement, il regagne son fauteuil et observe la réaction des piroguiers.

_ Le gus est parti en courant, commandant. Il a pas pu faire dans son ben, vu qu’il est à poil. Mais je suis sûr qu’il a eu les chocottes pour détaler aussi vite. Commente le bosco.

 

Les piroguiers s’activent à nouveau sur leurs pagaies et la formation se scinde en deux. Ils vont passer de chaque côté du navire. Ils pagaient lentement, jetant des coups d’œil inquiets dans notre direction.

 

Lorsqu’ils sont tous passés, le commandant ordonne à nouveau de faire demi tour.

 

Les pirogues se sont toutes massées devant nous, remplissant la baie. Les hommes à bord de ces embarcations ont leur lance à la main. Des lances toute simples et horriblement pointues.

Je remarque du mouvement autour de la pirogue royale. Un homme monte à bord. Les autres hommes en armes le saluent en posant un genou à terre. L’homme qui porte la tiare en fait autant. Le nouvel embarqué se saisit de la tiare et se la pose sur sa tête. L’homme prosterné devant lui s’efface, ramasse une lance et rejoint les autres gardes.

 

_ C’est des malins, n’est-ce pas commandant ?

 

_ On peut dire qu’ils nous ont bien eus Bosco. Vous en pensez quoi sorcier ?

 

_ Qu’on est pas au bout de nos surprises. Laissons-les prendre l’initiative. Maintenant que le véritable Roi est là. Après tout, ils ne nous ont toujours pas attaqués. Qu’en pensez-vous ?

 

_ Je ne suis pas persuadé que quand ils arrivaient derrière nous, ils avaient de bonnes intention.

_ Je crois qu’ils nous auraient encerclés.

 

_ Nous verrons bien. Tiens, ça bouge on dirait.

 

L’immense armada de pirogues se met en mouvement, pagayant lentement. La pirogue royale progressant au milieu d’elles pour venir en prendre la tête.

L’ensemble se déplaçant maintenant à la même vitesse, s’approche à quelques dizaines de mètres seulement de notre navire, puis s’arrête net.

 

Le bosco, qui suit l’action ne peut retenir : C’est ici que les athéniens s’atteignirent et que les spartes se…

 

_ Chut bosco ! Ordonne le commandant.

Le bosco réagit comme s’il avait reçu un coup et rentre la tête brièvement dans les épaules en affectant une grimace censée simuler la douleur.

Le Roi se tient debout sur l’avant de sa pirogue. Il porte une sorte de cape ou un manteau très clair, posé sur ses épaules et il tient à la main comme un sceptre en bois.

Derrière sa pirogue, les autres se sont massées. Les occupants se tiennent tous debout eux aussi. A la main, leur lance reposant dans le fond de la pirogue.

 

_ Messieurs, Je crois que c’est à la plage avant de jouer, maintenant. Lance le commandant.

 

Horoï me fait signe en soulevant deux fois de suite les sourcils en signe d’acquiescement. Et le bosco se sépare de ses jumelles, ce qui se passe de tout commentaire.

 

Le commandant nous répète d’être prudents et qu’au moindre signe d’agressivité, nous devrons rentrer immédiatement nous mettre à l’abri.

 

Nous empruntons l’échelle intérieure qui nous mène à la coursive commandant. Là, nous découvrons deux de nos collègues armés chacun d’un PSA. Ils nous souhaitent bonne chance.

 

J’ouvre la porte étanche et nous voici tous les trois en pleine clarté sur la plage avant chauffée à blanc. A notre arrivée une clameur de stupéfaction s’élève de toute part, je lève la tête machinalement et découvre avec effroi une foule massée sur le bord de la falaise, de part et d’autre du navire; composée uniquement d’hommes nus armés de lances, jeunes pour la plupart. Malgré la chaleur ambiante, un frisson glacé me parcourt le dos.

Je donne l’information à mes deux compagnons en leur demandant de ne pas bouger, de ne pas paniquer. Je me dis tout à coup que si ça doit mal tourner, autant qu’il n’y en ait qu’un qui trinque.

Nous sommes à un mètre à peine de la porte étanche qui est grande ouverte. En cas de danger, un bond en arrière et mes deux coéquipiers seraient tout de suite en sécurité.

J’ai pris ma décision et leur en fais part. Ils tentent bien de m’en dissuader, mais comprennent vite que c’est inutile. Je leur dis de rester là où ils se trouvent et de déguerpir en quatrième vitesse en cas de chasse ! Et de ne pas lambiner car je ne serai sûrement pas loin derrière eux !

 

Je vais pour avancer quand l’idée me vient d’enlever mon tee-shirt afin de ne pas sembler trop différent de nos hypothétiques hôtes. Aussi, je l’ôte lentement et le remets solennellement au bosco qui ouvre de grands yeux ronds : Qu’est-ce que tu fabriques ?

 

_ Ben tu vois, puisque je suis dehors, j’en profite pour bronzer un peu. Je jette un regard vers la passerelle, je ne distingue rien, il y fait trop sombre. Fais moi une courbette, ça va les impressionner.

 

_ Quoi ? Tu veux pas cent balles et un nuts non plus ?

 

_ Mais fais le nom de Zeus ! Comme ça ils vont penser qu’on se fout pas de leur poire.

 

Il s’exécute tout de même en lâchant un : Enfoiré ! Tu vas me le payer…

Je me tourne vers Horoï qui ne fait aucune histoire et me fait une révérence très stylée.

 

_ Taote, t’as raison, c’est comme ça qu’ils fonctionnent. Bonne chance.

 

La peur au ventre, je progresse seul, maintenant, lentement vers le bout de la plage avant, me maudissant de m’être porté volontaire pour faire une telle stupidité. Je n’ai vraiment pas envie de sourire. La multitude massée en hauteur me suit du regard, c’est terrible comme impression.

Une fois arrivé au bout, alors que je viens d’apparaître à la foule sur l’eau, je fais un rapide tour d’horizon. Quel monde ! S’ils se décident tous à me balancer leur lance, je vais me transformer en un instant en pelote d’épingles.

Je fixe maintenant celui qui je crois est le Roi. Il se tient à une vingtaine de mètres de moi, en contrebas. C’est un homme plutôt grand, assez jeune d’une trentaine d’années environ, d’allure athlétique. Il est tatoué de la tête aux pieds ; son corps est entièrement recouvert de symboles Maoris. Cette particularité le distingue des autres, car s’ils portent eux aussi des tatouages, ils n’en sont pas entièrement recouverts. Quant à moi, qui ne porte qu’un malheureux dauphin en couleur sur l’épaule gauche, je fais franchement figure de petit joueur ! J’en aurais presque des complexes.

 

Il ne paraît pas plus étonné que ça de me voir. Puis il fronce les sourcils et me fixe bizarrement comme s’il venait de remarquer quelque chose d’intrigant.

Il lance ce que je crois être un ordre. Je n‘ose pas bouger. De toute façon, je le voudrais que je ne pourrais pas. Je suis comme tétanisé. La pirogue royale s’avance d’une dizaine de mètres puis s’arrête. Le Roi écarquille les yeux, pousse un grand cri, comme s’il avait très peur et se lance dans une longue plainte en me désignant du doigt. Il finit sa litanie en se laissant tomber à genoux, la tête baissée. Sa tiare en tombe.

Une grande clameur s’élève alors, me faisant sursauter et craindre le pire, et toute la population pose un genou, soit à terre soit au fond d’une pirogue dans un grand bruit et garde la tête baissée. J’ai le cœur qui bat à un rythme effréné. Tous mes poils sont au garde à vous.

 

Partout, les gens sont ainsi prosternés. Sur la falaise et sur la mer.

Je me retourne vers mes deux collègues qui regardent dans toutes les directions. Effrayés eux aussi.

Je me retourne à nouveau. Le Roi est toujours prosterné. Qu’est-ce qui a bien pu le faire réagir ainsi ?

Je me dis qu’ils doivent attendre un signe de ma part, mais lequel ?

L’idée me vient d’un coup. Je cours vers Horoï. En passerelle ! vite ! Un coup de sirène ! un seul, mais un long !

Le matelot détale aussi vite qu’il le peut. Je regagne mon poste d’observation, et me tiens face à la multitude qui flotte devant moi. Le coup de sirène retentit, puissant et long. Parcourant en écho les collines jusqu’à la montagne.

Dans un bruit sourd, tous les hommes se relèvent, ainsi que le Roi qui me regarde d’un air apeuré maintenant. Sa tiare repose toujours sur le pont de la pirogue royale.

 

Je réalise que ces gens me considèrent comme un personnage de la plus haute importance. Je ne comprends pas pourquoi, mais c’est un fait indéniable.

 

J’en suis pour le moins gêné. Et je me dis que je ne dois pas les décevoir. Apparemment, ils attendent encore quelque chose de moi.

Je me résous alors à fixer leur Roi droit dans les yeux ce qui a pour conséquence de le rendre encore plus craintif, puis je souris. Son visage se détend alors et il me rend mon sourire.

Je lui fais signe de la main l’index pointé en avant et désigne la tiare qui repose toujours sur le pont de sa pirogue. Il paraît étonné et montre à son tour la tiare du doigt, pour être sûr que c’est bien de ça qu’il s’agit. J’acquiesce d’un mouvement de la tête, puis le désigne lui de l’index. Il semble prendre peur et me fait non de la tête. Je lui souris à nouveau et recommence à désigner la tiare puis sa propre personne. Il esquisse un sourire gêné puis ramasse sa tiare. Je le désigne à nouveau tout en souriant. Et, hésitant, il la repose sur sa tête. Je lui souris davantage et il semble reprendre alors confiance en lui, me rendant à nouveau mon sourire. Je fais à nouveau signe d’un geste de la main tendue cette fois, les doigts joints ; mouvement  que j’espère suffisamment distingué pour lui faire comprendre que nous devons tous aller en avant vers le fond de la baie. J’exécute ce geste toujours en souriant.

Il se penche en avant pour me saluer et lance un ordre assez long, ma foi.

La flotte des pirogues se met aussitôt en mouvement dans un ballet plutôt surprenant, étant donné le nombre important d’embarcations qui se touchent presque.

La pirogue royale opère son demi-tour sans être gênée et s’éloigne lentement à présent.

 

Je lève la tête et découvre les sommets des falaises désertés. Tout le monde est parti.

Soudain , un rythme se fait entendre, discret d’abord puis prenant une importance de plus en plus grande, pour emplir l’air de la vallée toute entière. Comme sortant d’une ruche gigantesque, le son des Toere (troncs creusés d’une fente que l’on frappe) fait vibrer  l’air comme une peau de tambour ainsi que ma cage thoracique, faisant naître aussitôt en moi une crainte instinctive, comme celle que ressentent les tout petits enfants se trouvant sur le passage d’une fanfare, à l’approche de la grosse caisse.

 

Je rejoins mes coéquipiers. Horoï me regarde avec admiration. Le bosco, lui, affiche un sourire narquois.

 

_ Je peux savoir ce qui te fait rire ?

 

_ Oooh ! Majesté ! Quel honneur pour moi ! Vous daignez m’adresser la parole ! Et il se fend d’une révérence, croisant les jambes tout en écartant les bras, tête baissée.

 

_ Ce n’est peut-être pas aussi drôle que tu sembles le croire. Je ne sais pas pour qui ils me prennent. Il va falloir clarifier certains points avant qu’on ne finisse tous dans une marmite ! Ces gens là ne doivent pas avoir le même sens de l’humour que nous et la hiérarchie me paraît être un sujet avec lequel on ne rigole pas par ici, vu comment le Roi se fait obéir au doigt et à l’œil par tout le peuple.

 

_ Pas de problème! Tu leur dis que tu es le Messie, tu leur fais la messe en latin ou en breton, pour eux ce sera du kif. T’oublieras pas de leur dire qu’on est tous tes archanges et on mènera la vie de château. Je vois pas où est le lézard.

_ Tu oublies juste un petit détail.

 

_ Ah oui et lequel ?

 

_ S’ils me prennent effectivement pour une sorte de Messie, ils attendent sans doute quelque chose de ma part, et côté miracle, je ne suis pas vraiment doué. De plus, ils sont loin d’être stupides. D’ici à ce qu’ils me demandent des preuves, il n’y a pas des kilomètres. Sans parler des rites à accomplir et qui ne vont sans doute pas manquer.

 

_ Les miracles, ça se fabrique, non ?

 

_ ???

 

_ Un exemple : Tu sautes à l’eau de bateau, O.K. ? Un plongeur t’attend sous l’eau. Il te file son deuxième embout, vous palmez jusqu’à la rive et tu ressors frais comme un gardon en ayant traversé toute la baie entière sans être remonté une seule fois à la surface, même pas essoufflé. C’est pas du miracle de premier choix, ça ? Allez, avoue.

 

_ C’est surtout un gros mensonge. Une supercherie. Je ne souhaite pas débuter nos relations dans ces conditions.

 

_ Oh la la ! Quelle grandeur d’âme ! Tu compliques toujours tout ! C’est un monde quand même !

 

_ Allez, on remonte en passerelle pour voir le pacha.

 

Le pacha est assis dans son fauteuil de commandement, les bras croisés, impassible. Il est entouré de tous ceux qui étaient déjà là quand je suis descendu tout à l’heure.

Tous me regardent sans dire un mot. J’ai la désagréable impression que je n’ai pas forcément agi de la manière souhaitée.

La situation devient très gênante, aussi, je préfère rompre le silence.

 

_ Alors ? Quel est votre verdict commandant ?

 

Sans répondre, le commandant se lève doucement de son fauteuil, affectant un air très contrarié, il me fixe droit dans les yeux : Mon verdict ? Le voici. Il écarte les bras très lentement puis, rapproche ses mains et fait semblant de se les frotter l’une contre l’autre et se met sans prévenir à applaudir frénétiquement, aussitôt suivi par l’assemblée presque entière, car le chef maille me fait toujours la gueule.

Le commandant a invité dans son carré le matelot Horoï, le bosco et moi-même, ainsi que les deux chefs de quart, présents en passerelle lors des derniers événements et le chef machine qui n’affiche toujours pas la moindre décontraction. Nous sommes tous là à l’attendre car il est allé trouver son motel.

 

Le commandant nous rejoint, la mine joyeuse : L’événement mérite d’être dignement fêté. Alors ce sera champagne. Mon motel est parti prélever deux bonnes bouteilles dans mon coqueron. Deux bouteilles de mon meilleur. Déclare-t-il l’index levé.

 

Le pot se déroule dans une joyeuse ambiance à laquelle je ne goûte pas vraiment.

Je suis intimement persuadé que le plus difficile reste à venir.

Alors que nous savourons le succès de ce premier contact, le navire avance lentement dans la baie. Nous allons mouiller l’ancre en plein milieu et allons attendre que nos hôtes se manifestent à nouveau. Voilà le programme.

 

_ Vous n’avez pas l’air plus content que ça, sorcier. Me demande le commandant.

 

_ La situation ne me paraît pas aussi idyllique qu’à vous, commandant. Et je me demande s’il n’est pas prématuré de sabrer le champagne.

 

_ Et pourquoi ça ?

 

_ Je ne sais pas vraiment pour qui ces gens me prennent exactement, mais cela m’étonnerait beaucoup que cela nous simplifie la vie. Je pressens qu’il ne faut pas rester sur un tel qui proquo.

 

_ Quel qui proquo ? Ecoutez, nous avons eu de la chance que les choses se passent aussi bien. S’ils ne vous avaient pas pris pour je ne sais quelle divinité, nous ne l’aurions peut-être pas eu, cette chance. Je crois qu’il faut les laisser vous prendre pour ce qu’ils veulent.

 

_ Et je crois, moi, qu’on gagne toujours à dire la vérité. Nous ne savons absolument pas pour combien de temps nous sommes coincés ici. Suffisamment longtemps pour qu’ils nous percent à jour en tout cas.

Ne les sous-estimez pas. Les gens d’autrefois n’étaient pas plus bêtes que nous. Et si cela doit arriver, je ne donne pas cher de notre peau. Il est encore temps de dissiper le malentendu. Nous profiterons alors du capital bienveillance qu’ils nous accordent pour le moment.

Par contre, s’ils découvrent que nous les avons bernés, leur frustration et leur colère seront alors proportionnelles à ce capital. Et nous ne l’aurons pas volé.

 

_ Vraiment ? Ils nous prennent pour des Dieux et c’est tant mieux. Ainsi, nous pourrons rester parmi eux et attendre le temps qu’il faudra pour trouver une solution à notre problème temporel.

_ Désolé de vous contredire, commandant, mais ce n’est pas « nous » qu’ils prennent pour des Dieux, mais moi. Et moi seul. Et c’est moi qui vais devoir subir les difficultés que cela représente. D’autre part, je ne crois pas que nous puissions résoudre quoi que ce soit en ce qui concerne notre problème. Depuis le début nous ne faisons que le subir. Pour maîtriser quelque chose, il faut savoir le neutraliser.

Ce qui n’est pas le cas.

 

_ Et comment pensez-vous que ces guerriers réagiront quand, si vous y parvenez, vous leur ferez comprendre que vous êtes un simple mortel ?

 

_ Il est possible de nous rendre utiles à leur communauté. Sans profiter de la situation, ce qui ne serait pas moral. N’est-ce pas commandant ?

 

_ Je vous trouve décidément bien arrogant sorcier, il me semble que vous oubliez à qui vous vous adressez.

 

_ Je sais très bien à qui je m’adresse, commandant…

Si vous vouliez être le seul à décider de tout dans cette situation, il ne fallait pas m’envoyer plage avant, faire face au roi et à son armée, il fallait y aller vous même.

Le fait que j’y sois allé me donne tout de même le droit de décider si oui ou non je souhaite continuer à passer pour un Messie aux yeux de ces indigènes, ça me paraît légitime.

 

Le commandant boit une gorgée, semble prendre le temps de la réflexion puis me demande si j’ai bien réalisé tous les avantages personnels que je pourrais tirer d’une telle situation.

 

Je lui réponds que cela ne m’intéresse pas et que cette situation est par trop dangereuse, que nous avançons sur un terrain miné. Le moindre faux pas et c’est la vie de tout l’équipage qui est en jeu.

 

_ Je ne vous savais pas rabat-joie, sorcier.

_ Ah, ça ce n’est pas mon registre commandant. Pour cela, voyez plutôt le chef machine, c’est sa grande spécialité. Demandez-lui donc pourquoi il nous fait une tête d’enterrement.

 

Le chef machine s’empourpre aussitôt, surpris que la conversation à laquelle il ne prenait aucun plaisir vienne subitement attirer tous les regards sur lui.

 

Le commandant, surpris, ne sait pas à quoi s’en tenir. Il me fixe l’air pensif puis déclare qu’il est temps de se remettre au travail.

Profitant de l’aubaine je tente de m’éclipser quand le commandant m’interpelle : Sorcier, restez donc une minute.

 

Tout le monde est sorti. Le commandant me toise et semble se poser beaucoup de questions. Je le fixe moi aussi, les bras croisés. Attendant l’ouverture du feu.

 

_ Vous persistez à croire qu’il faut tout leur dire ?

 

_ Nous n’avons pas le choix.

 

_ Pourquoi ?

 

_ Cela se retournerait à coup sûr contre nous tous, à un moment ou à un autre.

 

_ Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?

 

_ On ne s’improvise pas Dieu, commandant.

 

_Vous n’en faites qu’à votre tête, vous n’êtes pas seul à bord.

 

_ Justement, vous ne comprenez pas que si je fais ça, c’est justement pour éviter que tout le monde à bord se fasse massacrer ! Pour avoir voulu abuser tout un peuple ! Quelle tristesse.

 

_ Très bien. Puisque vous ne nous  laissez pas le choix, vous ferez à votre idée, mais tout seul, vous ne bénéficierez d’aucune escorte.

J’éclate de rire : Une escorte ? Contre des milliers de guerriers ? Vous avez un certain sens de l’humour.

Non, sérieusement. Nous n’avons pas le choix. Si nous voulons que notre relation avec ces gens soit profitable et durable, nous devons avant tout les respecter.

 

Le commandant réfléchit un instant puis sourit : Donc vous ne voulez vraiment pas vous faire passer pour un Messie.

 

_ C’est hors de question !

 

_ D’accord, c’est bon, je suis rassuré. Tout ce que je vous ai dit à ce sujet n’était qu’un test. Je voulais être bien certain de votre position avant de vous laisser retourner les voir. Nombreux sont ceux qui se seraient laissé tenter par la mégalomanie, sacrifiant ainsi l’intérêt général au profit de leur intérêt propre.

Ne m’en veuillez pas pour cette mise en scène. Mais il fallait que je sois certain de vos motivations. Vous comprenez ?

 

_ Oui. Vous aviez mis les autres dans la confidence ?

_ Non, je voulais que ça paraisse vrai.

 

_ A part le champagne, tout paraissait bien vrai, j’ai réellement cru que vous étiez sérieux et je commençais à avoir une piètre opinion de vous.

 

_ Je comprends… Mais qu’avez-vous contre mon champagne ?

 

_ Oh, rien commandant. J’espère honnêtement que ce n’est pas votre meilleur sinon, je n’ose pas imaginer ce que valent les autres.

 

_ Fichez moi le camp ! Et tenez moi au courant s’il se passe quoi que ce soit.

 

 

CHAPITRE QUATRIEME

 

INSERTION

 

 

L’homme de la mer qui connaît le monde dans sa diversité est un homme à part.

Ni meilleur ni pire que les autres, il est pourtant bien différent car s’il a su tirer profit de ses voyages, son œil a changé. Réorganisant l’ordre des priorités dans son existence.

 

 

 

Redescendu au carré des officiers mariniers, je me retrouve entouré de presque tous mes collègues qui semblent désappointés par la situation.

Certains me demandent comment je compte m’y prendre pour nous faire accepter par la population. Question à laquelle j’avoue avoir bien du mal à répondre…

Je crois qu’il faudra s’adapter aux événements quand ils se produiront tout en gardant à l’esprit la ligne directrice de notre action.

 

Le bosco me tend un coca, se gratte le menton, affecte une moue dubitative commence à boire le sien et finit par demander: Il va bien falloir que tu descendes à terre, n’est-ce pas ?

 

_ Sans aucun doute !

 

_ Et tu comptes y aller seul ?

 

_ Tu n’imagines quand même pas qu’une personnalité de mon importance pourrait descendre à terre sans son escorte déjà composée de l’élite du bord ! Sois raisonnable, enfin.

 

Le bosco manque de s’étouffer et recrache un peu de sa boisson pétillante par la bouche et les narines. Aussitôt, ses yeux se mettent à pleurer, il sautille sur place en secouant sa main libre devant lui.

 

_ Je n’aurais jamais pensé que tu serais aussi joyeux de m’accompagner. Quel bon camarade tu fais !

 

Entre deux hoquets, il arrive à articuler quelques mots tout en essayant de ne pas rire : C’est… Hors… De question ! Je ne vais quand même pas aller me faire étriper pour tes beaux yeux ! Tu me prends pour un jambon ?

 

Le chef machine, assis au fond du carré, sourit d’une manière qui ne me plaît pas du tout. A croire que la simple évocation de nos tripes à l’air l’enchante.

 

_ Bon, c’est pas bien grave, si tu ne veux pas en être, le chef maille te remplacera. Il me faut quelqu’un ayant une solide expérience, charismatique, courageux et doté d’une bonne dose de philanthropie. Je pense que le pacha sera de mon avis. Ca ne posera aucun problème.

 

Tous les regards se sont immédiatement tournés vers le chef maille qui, empourpré jusqu’à la racine des cheveux à aussitôt cessé de sourire en écarquillant de grands yeux et en serrant les lèvres, comme le reste j’imagine.

Il regarde l’assemblée et réussit à articuler quelques mots : Euh… Je ne peux pas quitter le bord comme ça… Ma fonction m’oblige à …

 

Le bosco éclate de rire : T’inquiète pas ma vieille, il déconne ! Il a dit qu’il lui fallait quelqu’un de courageux. T’as entendu ? Alors il déconne. Et puis c’est vrai que ta fonction te retient à bord. Un mec important comme toi. Surtout en ce moment, on n’est pas à l’abri d’une inspection surprise des machines, hein ? Et ta tripotée de mécanos, il faut bien quelqu’un pour les surveiller, c’est sûr. C’est tellement grand ici, ils pourraient se perdre.

Allez te biles pas, je vais accompagner son Altesse Royale prendre l’air. Et quand il aura fait son pipi, on rentre.

 

Le chef machine est passé en un instant du cramoisi au blanc. Il se lève d’un bond et disparaît précipitamment.

Les mécanos pouffent de rire. Ce n’est pas encore aujourd’hui que le chef maille changera d’image.

 

 

Je quitte le carré pour regagner mon infirmerie. J’ai l’intention de préparer des sacs de médicaments et du matériel de soins en prévision de ma descente à terre. J’imagine que parmi la population doivent bien se trouver des blessés et des malades à qui je pourrai venir en aide. Cette action nous aidera sans doute aucun à nous faire accepter malgré notre condition de mortels. C’est du moins ce que j’espère.

 

Mes sacs sont prêts. La pharmacopée couvre la quasi totalité des spécialités. J’ai de quoi anesthésier, désinfecter, suturer et panser. En outre, j’emporte mon tensiomètre, trois thermomètres, du jersey des bandes de plâtre, du coton cardé, des attelles et des écharpes au cas où. Le tout enfermé dans des sacs étanches.

 

On frappe à ma porte: Sorcier ? Le bosco entrouvre la porte et passe la tête à l’intérieur de l’infirmerie. On part quand ?

 

_ Quand ils viendront nous chercher. Tiens-toi prêt, mon petit doigt me dit que ça ne saurait tarder.

 

_ Ho ?

_ Bédame ! T’imagines le tintouin qu’on a dû leur causer ?

 

_ Ouais. On prend des armes au moins ? Un pétard chacun au cas où…

 

_ Négatif ! pas même un opinel. C’est bien compris ? Le moindre signe de menace de notre part pourrait tout mettre par terre.

 

_ Hé! Ça craint ! Tu ne crois tout de même pas que …

 

_ C’est à prendre ou à laisser ! Je ne t’oblige pas à venir. Personne ne t’y oblige. Mais si tu veux m’accompagner, c’est sans arme.

 

_ Et gnagnagna et gnagnagna ! Môssieur décide de tout. Môssieur veut pas d’armes, alors si le pauvre bougre que je suis se retrouve dans le pétrin, faudra juste dire Amen ! Si j’en ai le temps.

 

_ Je te répète que tu peux rester à bord.

 

_ Dingue ! T’es complètement dingue ! Doublé d’un bel enfoiré car tu sais très bien que je ne peux pas te laisser y aller tout seul.

 

_ Ah oui ? Et pourquoi ?

 

_ … Merde ! Tu m’emmerdes !

 

Le bosco a quitté l’infirmerie sur ces mots en claquant la porte derrière lui. On en fait plus des comme lui. C’est dommage.

 

J’ai posé mes sacs sur la table de consultation. Je file à la coopérative prendre une tape de bouche (disque en bronze monté sur une pièce de bois circulaire à l’effigie du navire) grand modèle que je pense offrir au Roi. Je la compte sur ma note. Ce sera un cadeau personnel.

 

En retournant à l’infirmerie, je croise le chef maille qui semble hésiter à me parler, puis se lance: Il faut que je te parle. En privé.

 

_ Je n’ai peut-être pas beaucoup de temps à t’accorder, je peux être appelé d’une minute à l’autre.

 

_ Ca fait rien, je ne serai pas long. Allons dans mon bureau.

 

_ Viens plutôt à l’infirmerie, c’est là que j’allais.

 

Un fois dans l’infirmerie, je l’invite à s’asseoir, ce qu’il refuse. Il a à nouveau repris un teint pourpre, ce qui trahit son émotion.

 

_ Je voulais te demander ce que tu as contre moi. Qu’est-ce que  je t’ai fait ?

 

_ Mais rien du tout. Je n’ai absolument rien contre toi. Pourquoi ?

 

_ Tu as vu comment tu me traites ? Devant mes gars, en plus.

_ A tout pouvoir, il faut un contre-pouvoir. En tant qu’infirmier du bord, je veille à ce que l’ambiance soit la meilleure possible. Tes mécanos ont un boulot difficile et tu es sans arrêt derrière leur dos à les houspiller pour des peccadilles.

 

_ C’est mon job !

 

_ Il y a différentes manières de manager une équipe. Je ne suis pas certain que tu adoptes la meilleure. Comment te considères-tu par rapport à tes gars ?

 

_ Je suis leur chef !

 

_ O.K. Tu pourrais aussi être plus proche d’eux tout en te faisant respecter, l’un n’empêche pas l’autre.

 

_ Je ne peux pas être leur copain sinon, ce serait vite l’anarchie.

 

_ C’est ta vision des choses, tu pourrais en changer. Ce sont des adultes comme toi, seul change le grade et l’âge. J’ai l’impression que parfois tu te sens seul; n’est-ce pas ?

 

Le chef maille prend un air gêné.

 

_ Tu t’enfermes dans ta tour d’ivoire, certain d’avoir toujours raison. Le revers de la médaille c’est que personne ne vient se confier à toi. Le seul ici qui s’intéresse à ta petite personne, c’est moi. Je t’asticote régulièrement, gentiment pour te forcer à sortir de ta coquille. Il n’y a qu’à ces moments-là que tu parais sympathique, plus humain. Malgré ton sale caractère.

 

_ Je ne te permets pas…

 

_ Mais je n’ai pas besoin de ta permission. En te disant ça, je te parle franchement. C’est vrai que tu n’en as pas l’habitude. Mais oses prétendre en me regardant droit dans les yeux que tu n’y prends pas plaisir, que ça ne te fait pas du bien. Avec qui d’autre discutes-tu vraiment à bord ? Hein ? Avec qui ?

 

Il baisse les yeux, gêné.

 

_ Je n’ai absolument rien contre toi. O.K. ? J’ai même de la sympathie pour toi, si tu veux le savoir. Si ça n’était pas le cas, je ne t’adresserais jamais la parole, comme les autres.

_ Pourtant… Tu…

 

_ A chaque fois que tu viens à l’infirmerie, et Dieu sait si tu viens souvent, tu es toujours bien reçu. Tu y passes pourtant trois fois plus de temps que les autres quand tu  viens, bien que tu sois en pleine forme.

_ C’est vrai. Je dois le reconnaître. Je n’y avais pas fait attention.

 

_ Tu vois ? Je ne t’en fais pas le reproche, que ce soit bien clair. Tu viens quand tu veux.

Il suffirait simplement que tu t’assouplisses un peu. Rigoles bon sang ! Ca fait du bien. Profites de la vie, elle est si courte! Ne te crois pas au-dessus des autres, ils peuvent t’apporter bien plus que tu ne peux imaginer. Et toi aussi, tu peux leur apporter beaucoup.

 

_ Tu crois ?

 

_ Ca y est ! il va me faire sa grande timide maintenant.  Ho ! Sœur Marie des angoisses, c’est fini oui ?

 

Le chef machine sourit, à peine rose maintenant.

 

_ Bon, c’est pas que je m’ennuie, mais si tu restes trop longtemps enfermé avec moi à l’infirmerie, ça va jaser dans le bord. Tu sais ce que c’est, une réputation est vite faite ! Allez.  Je lui tends la main : Copains ?

 

_ Copains.

 

Et on se quitte en se serrant la main.

Il ouvre la porte et se retrouve dans la coursive centrale nez à nez avec trois de ses mécaniciens qui paraissent surpris de le voir sortir de l’infirmerie.

 

Je passe la tête à travers la porte, fais un clin d’œil aux trois mécanos et lance haut et fort au chef maille qui s’éloigne : Tu sais ce qu’on dit ?

 

il se retourne étonné : Non ?

 

_ Qu’un bon marin a eu au moins une chaude pisse dans sa carrière et est passé au moins une fois au rapport.

 

_ Euh… Oui, … et alors ?

 

_ Eh bien maintenant, que t’as la chaude pisse, t’as plus qu’à passer au rapport ! C’est plutôt une bonne nouvelle non ?

 

Le chef maille devient aussitôt cramoisi, les mécanos font des yeux ronds et ouvrent grand la bouche. Nous regardant tour à tour, puis le chef maille éclate de rire : Dieu qu’il est con ! Mais qu’il est con ! Et il tourne les talons, levant les bras au ciel, riant toujours.

 

Les trois mécanos, toujours médusés restent à me fixer. Je les regarde, la mine hilare : Ben quoi ? On peut déconner non ? Vous n’avez rien d’autre à faire ?  Allez les bouchons gras ! Au maille ! Au maille ! Je les chasse gentiment en frappant dans mes mains. Surpris, ils font mouvement et disparaissent par l’échappée machine.

 

De son bureau, le chef machine m’observe en secouant la tête, souriant. Ce qui est un tableau plutôt rare. On dirait que la thérapie  commence à faire effet.

 

 

La diffusion vient de clamer : Le commandant est prié de se rendre à la passerelle !

 

_ On dirait que les affaires reprennent. Soupire le bosco. Je te parie qu’on nous invite à déjeuner.

 

_ Possible. Les Marquisiens ont un sens de l’hospitalité bien connu.

 

_ Ouais…  A moins qu’au menu il y ait  » Matelote de bosco accompagnée de son andouille sacrée  » Et là, on verra si l’hospitalité légendaire des Marquisiens n’est pas surfaite.

 

_ Raciste !

 

_ Andouille !

 

La diffusion clame à nouveau : L’infirmier immédiatement en passerelle !

 

Le bosco me regarde l’air bougon : Et moi, j’ai une dent qui pue ?

 

_ Le pacha ne sait pas si quelqu’un m’accompagne ou non. C’est pour ça que tu n’es pas appelé. Allez, ne fais pas l’enfant, on y va.

 

_ Ouais, que sa sainteté veuille bien passer devant.

 

Le commandant est debout, les jumelles à poste et scrute le fond de la baie. En m’entendant entrer, il se retourne : La pirogue royale vient nous accoster, semble-t-il. Le Roi est à bord en grande pompe. Un deuxième trône a été installé. Je crois bien qu’on vient vous chercher.

 

Le bosco s’est emparé d’une paire de jumelles et scrute à son tour la nef royale qui s’approche majestueusement : Ils ne sont pas escortés. Il n’y a pas d’autre pirogue pour l’accompagner.

 

_ Ils ont confiance parce que nous ne nous sommes pas montrés agressifs jusqu’à présent. C’est pour ça que nous devons continuer à nous montrer pacifiques, et ne pas emporter d’armes. Le lien de confiance est très fragile, il ne faudrait pas grand chose pour qu’il se brise.

 

Le bosco bougonne : En attendant, eux ils ont des lances, de quoi nous embrocher comme un qui rigole !

 

Le commandant se retourne vers le bosco : Vous accompagnez le sorcier ?

 

_ Oui commandant.

_ Pourquoi ?

 

_ Parce qu’il n’a aucun sens de l’orientation ! Il serait capable de foncer dans la mauvaise direction et se farcir trois fois le tour de l’île à pinces avant de retrouver le bord.

 

_  Vraiment ? Le commandant affecte un air amusé. C’est l’unique raison ?

 

_ Bon! D’accord, c’est mon pote. Là ! Je ne vais tout de même pas le laisser risquer sa peau tout seul pour nous, en attendant que ça se passe, au frais, bien tranquillement.

De toute façon, s’il y passe, on y passera tous tôt ou tard. Alors, j’aime autant être aux premières loges. Histoire de ne pas mourir idiot.

 

_ Je préfère ça. Qu’emportez-vous ?

 

_ Uniquement du matériel médical. Si on doit faire des miracles, cela devrait suffire. Dis-je en me retournant.

 

Tout en répondant au commandant, j’ai surpris de justesse le coup d’œil qui se voulait discret en direction du bosco. J’ai feint de l’ignorer, mais j’en connais un qui ne perd rien pour attendre.

 

La pirogue royale nous a accosté sur notre bâbord, au niveau de la plage arrière.

Le bosco m’accompagne, la mine tendue. Le matelot Horoï souhaitait lui aussi être de la partie, mais nous avons jugé que dans un premier temps, pour sa sécurité et jusqu’à ce que les choses soient bien claires, il valait mieux que nos hôtes n’aient affaire qu’à des gens de type européen, bien différents d’eux.

 

Quelques camarades, discrets, nous observent avant que nous quittions le bord; le chef machine est présent. Le bosco fait passer par-dessus bord l’échelle de pilote en prenant bien garde de ne la laisser tomber sur personne.

 

En dessous, à bord de la pirogue royale, un des hommes touche notre coque pour conserver un écart suffisant entre son embarcation et la nôtre. Aussitôt, il s’écarte brusquement en poussant un cri.

 

Le bosco, me jette un regard inquiet : Qu’est-ce qui lui prend ?

 

_ On dirait qu’il vient de découvrir le contact dur et froid de la tôle.

 

En effet, tour à tour, les gardes de la pirogue posent timidement leur main sur la coque du navire pour la retirer aussitôt. S’en amusant maintenant. Jusqu’au moment où le Roi lance un ordre bref et tous les gardes reprennent immédiatement leur position.

Nous appelons deux collègues pour nous aider à faire descendre nos sacs à borde de la pirogue à l’aide de bouts terminés par un émerillon. Nous agissons de la sorte que de la pirogue, personne ne peut les voir.

Une fois les sacs descendus, le bosco me fait ne belle révérence : Si sa sainteté veut bien se donner la peine…

 

_ Sa sainteté souhaite avant toute chose que tu lèves les bras.

 

_ Quoi ?

 

_ Lèves les bras. C’est simple. Allez, fais-le ou bien tu restes à bord.

 

_ Oh la la ! C’est bon, j’ai compris ! Et disant cela, il sort son T-shirt de son short dans son dos et sort un Mag 50. Il a un peu l’air d’un enfant pris la main dans le pot de confiture.

 

J’agite mon index sous son nez, en signe de négation: Pas bien, ça, espèce de gargouilloux ! Tu me prends pour qui ?

 

_ Comment t’as su ?

 

_ Mon petit doigt, d’abord et puis je lis en toi comme dans un livre ouvert.

Chef maille? Le bosco a quelque chose à te donner pour le remettre au pacha.

 

Le chef machine, un sourire jusqu’aux oreilles prend l’arme des mains du bosco, puis tend l’autre main.

 

Le bosco rouge pivoine se rebiffe : Qu’est-ce que tu veux de plus ? Ma montre ?

 

Je croise les bras en prenant l’air exaspéré: Le chargeur, c’est ça qu’il veut.

 

_ Ben, il est dans le flingue !

 

_ Pas celui-là. L’autre, celui que tu caches. Pour le cas où. Allez, fais pas l’œuf, donne le lui.

 

_ Ouais, ça va, ça va. Qu’est-ce que j’aurais pu en faire de toute façon ?

 

_ Des conneries, sûrement. Allez, on peut y aller maintenant. On les a assez fait attendre comme ça.

 

Je quitte mon T-shirt pour apparaître torse nu comme l’autre fois puisque cela nous avait si bien réussi.

Le bosco me demande s’il doit en faire autant. Je lui demande s’il veut tenter de les attendrir en faisant appel à leur pitié.

Vexé, piqué au vif, il jette son T-shirt sur le pont et bombe le torse.

 

Je descends donc en premier le long de l’échelle de pilote et atterris en douceur sur le pont de la pirogue. A peine ai-je posé le pied sur le pont que les gardes se sont mis à genoux, la tête baissée et le Roi a posé un genou au sol, baissant la tête lui aussi.

Le bosco me rejoint rapidement : merde ! Ils vont rester longtemps comme ça ? me chuchote-t-il à l’oreille.

 

Je frappe dans mes mains deux fois et le Roi se redresse, le genou toujours à terre. Une inquiétude dans le regard. Je lui tends la main droite. Il tressaute à mon mouvement. Je lui souris, ce qui ne change rien.

Je lui prends finalement la main. Ses yeux s’écarquillent, mais il ne tente pas de se retirer.

 

Le tenant par la main, je l’incite à se relever. Ce qu’il accomplit semble-t-il à contre cœur.

Je remarque que régulièrement, il fixe ma poitrine et mon épaule gauche. Je viens tout à coup de réaliser que c’est mon TIKI en or et mon tatouage en couleur représentant un dauphin sortant d’une vague qui le mettent dans tous ses états.

 

Je saisis mon pendentif de ma main droite entre le pouce et l’index pour le décoller de mon torse et le tends vers le Roi qui recule de plusieurs pas, en proie à l’effroi et qui finit par s’asseoir malgré lui sur son trône. Il profère quelques mots à voix basse.

Une prière semble-t-il. Je tends alors la main gauche dans sa direction, paume en avant, doigts joints et viens la  refermer sur le pendentif, en un geste lent et lui lance mon plus beau sourire.

 

Le Roi laisse échapper un Ouf de soulagement et rectifie sa position sur son trône. Il m’invite à m’asseoir près de lui sur le trône vacant.

Le bosco se tient près de moi, silencieux.

 

Le Roi lance un ordre bref et les gardes se redressent. Deux d’entre eux s’emparent chacun d’une pagaïe et font manœuvrer l’imposante pirogue sur une eau calme.

 

Baignant dans la lumière de midi, nous traversons la baie lentement. Le soleil à son zénith nous fait découvrir des multitudes de tons de vert tant la végétation est abondante. Une multitude d’oiseaux joue le long de la montagne, profitant sans doute d’un courant d’air ascendant. Leurs silhouettes fines et blanches pour la plupart se détachent avec grâce du gris de la roche.

 

Au fur et à mesure que nous avançons, nous constatons l’immensité de la foule aux abords de la mer tout le long de la baie.

 

Nous sommes à une vingtaine de mètres du gros rocher lorsque retentit une conque.

Aussitôt suivie par d’autres qui reprennent le relais.

Puis ce sont les Toere qui scandent un rythme rapide et puissant, bientôt remplacés par des tambours caverneux qui entament une cadence lente.

 

Lorsque nous dépassons l’énorme rocher , un cri part dans les aigus pour terminer comme une plainte grave. Alors s’élève un chant, rythmé par les tambours, mélodieux et féminin, presque aérien. On dirait un cantique.

La vue qui s’offre à nous est fantastique. Une centaine de femmes et d’enfants se sont massés contre la paroi minérale, vêtus simplement de feuilles de pandanus, tressées en couronnes.

Le chœur est cristallin. Les femmes se tiennent derrière les enfants, leurs mains reposant sur les petites épaules.

Quant aux hommes, ils se tiennent massés autour sans arme.

Le bosco semble aussi ému que je le suis. Nous en avons la chair de poule.

 

Nous accostons en douceur. Les quelques hommes présents près de l’eau nous déposent sur le pont une sorte de coupée faite de rondins et de tresses végétales.

 

Le Roi m’invite à descendre. Je le salue de la tête et demande au bosco de me suivre; ce qu’il tente de faire en m’emboîtant le pas, mais aussitôt stoppé par deux des gardes du Roi.

 

_ Hé ! Qu’est-ce qui se passe ? Demande le bosco inquiet.

 

_ Le protocole, mon pote, sans doute rien que le protocole. T’inquiètes… Profites-en pour t’occuper des bagages.

 

_ Mais je ne suis pas ton sherpa !

 

_ Fais-toi aider, t’as vu les marmules ?

 

_ Ouais… Justement, c’est pas fait pour me rassurer. Ils ont des bras comme mes cuisses.

 

Tous ces gens qui me fixent comme si j’étais… Quoi au fait ? Un tiki vivant ? J’espère bien le découvrir bientôt.

 

Je descends donc à terre, lentement, en prenant bien garde à ne pas trébucher; ce qui aurait un effet néfaste sur notre avenir proche.

A peine ai-je mis le pied à terre que les chants stoppent net.

 

Je m’arrête face à la foule et repense au salut des indiens que j’ai vu dans quelques westerns. Je me dis que ça pourrait passer pour quelque chose de respectueux et de pacifique. Alors, je pose ma main droite sur ma poitrine et déploie mon bras lentement d’une façon circulaire bien large pour que tous se sentent concernés et termine mon geste en reposant ma main sur mon torse.

Un murmure parcourt la foule.

Je me penche en avant dans un salut le plus digne possible. Aussitôt toute la foule se met à genoux. Je ne suis pas sorti de l’auberge…

 

Je me retourne vers le Roi qui se tient un genou posé sur le pont de la pirogue.

Je lui souris du mieux que je peux, tends le bras dans sa direction et l’invite à me rejoindre. Ce qu’il fait sans difficulté.

 

Une fois le Roi à côté de moi, à terre; les gardes se désintéressent complètement du bosco qui ronge son frein. Il jette un regard inquiet sur les trois énormes sacs posés sur le pont de la pirogue d’un air désabusé.

Il pose sa main sur le bras d’un des gardes et lui montre les sacs puis la terre ferme. Le garde lui sourit gentiment et s’éloigne à l’autre bout de la pirogue. Dépité, le bosco regrette sincèrement de m’avoir accompagné. Il enfonce les mains dans les poches de son short et attend la suite des événements.

 

Le Roi s’adresse à son peuple, se lançant dans un discours apparemment ému. Quand il termine, la foule pousse des cris de joie.

 

Un cortège de six hommes en costume d’apparat, portant de riches vêtements ornés de plumes noires et de nacres s’approche de nous, les bras chargés d’une tiare richement ornée de coquillages irisés ainsi que d’une sorte de cape recouverte de symboles Maoris. Ils se présentent devant le Roi et lui tendent la cape et la tiare; un genou posé au sol, tête baissée.

Le Roi se saisit de la tiare, la lève au-dessus de lui et me la pose sur la tête. Je suis surpris par son poids étonnamment élevé. Ceci fait, il prend la cape et me la pose sur les épaules.

 

Il me semble à ce moment que j’ai un point de retard et qu’il serait temps que le Roi comprenne que je le lui suis pas supérieur. Aussi, je défais ma chaîne en or qui supporte mon tiki; la tiens, un bout dans chaque main et la lève au-dessus de moi. La montrant à la foule entière. Un silence pesant se fait aussitôt.

Je me tourne vers le Roi qui ouvre de grands yeux. Et lui referme la chaîne sur le cou. Le tiki pendant maintenant sur sa poitrine. Et je le salue très respectueusement.

Le Roi n’ose plus bouger. Seuls ses yeux sont mobiles, parcourant la foule dans tous les sens. Sa respiration est rapide.

Il baisse alors les eux sur sa poitrine et lentement soulève le tiki de sa main droite.

Apparemment rassuré, il lève le tiki au niveau de son visage, et lance un cri puissant, aussitôt repris en chœur par la foule.

Puis il le repose sur son torse, arbore un sourire de bon augure et me donne l’accolade.

 

Le moins que l’on puisse dire, semble-t-il, c’est que nos relations partent  du bon pied.

 

Les membres du cortège nous invitent à les suivre et nous ouvrent la route parmi la foule devenue joyeuse. Je jette un regard en arrière et aperçois le bosco rouge de colère qui commence à se coltiner la corvée des sacs. A peine en a-t-il soulevé un qu’un groupe de jeunes hommes se disputent le droit de les porter. La mine du bosco s’épanouit d’un coup, le voilà devenu chef d’équipe.

 

Nous quittons donc le rivage pour nous enfoncer dans la baie. Les habitations sont petites, serrées les unes contre les autres, faites de végétaux empilés.

 

La végétation est particulièrement luxuriante: Bon nombre d’arbres à pain trônent majestueusement ici et là, offrant généreusement en plus de leurs fruits si précieux une ombre bienfaitrice.

 

Ce qui est remarquable aussi c’est le parfum qui flotte dans l’air. Depuis notre arrivée, je l’avais senti sans pouvoir l’identifier vraiment. Maintenant je sais, c’est du santal. Toue la vallée semble embaumée par ce parfum caractéristique.

 

La population nous regarde avec beaucoup de curiosité. Je suis ému à la pensée que nous sommes les premiers hommes blancs que rencontrent ces gens.

 

Je réalise que la végétation cache énormément de choses à la vue de ceux qui arrivent de la mer. La moitié des habitations  et des édifices sont en fait masqués par les arbres.

 

Nous finissons par arriver devant une construction bien plus grande que les autres. Devant l’entrée de laquelle deux énormes tikis en pierre semblent garder l’accès. Sans doute s’agit-il de la maison commune où doivent siéger les différents chefs de clans et le Roi, lorsque des décisions importantes sont à prendre.

 

Des fours Polynésiens ont été creusés et le fumet de la cuisson se propage agréablement.

Des musiciens en grand nombre s’installent en deux demi cercles devant l’entrée de la maison du conseil. Une ambiance de fête, bruyante et joyeuse emplit l’atmosphère.

 

Nous entrons dans la maison commune. L’impression est étrange, une fois à l’intérieur. De solides piliers forment un cercle tout autour et de grands mats centraux soutiennent la charpente. Le toit, très haut est réalisé en chaume; sans doute à partir de palmes de cocotier ou de pandanus.

Le sol est recouvert de nattes en végétaux tressés.

 

Nous nous asseyons à même le sol sur les nattes disposées tandis que deux gardes particulièrement imposants se postent à l’entrée.

 

Le bosco a été autorisé à entrer lui aussi. Il se tient assis près de moi. Les sacs ont été disposés à l’intérieur.

 

Les chefs de clan arrivent les uns derrière les autres et nous saluent avant de prendre place sur les nattes.

Je repère l’un d’entre eux, un vieil homme à la démarche très raide et au visage déformé par la douleur, les traits tirés. Il s’assoit avec beaucoup de précautions et en grimaçant. Une fois assis, il porte les mains à ses tempes en soupirant. Il semble souffrir du dos et de la tête. Ses voisins ont l’air de compatir à son état et posent la main sur son épaule en lui parlant doucement.

 

Le cercle est formé. Plus personne ne semble arriver maintenant.

Le Roi prononce quelques paroles qui semblent obtenir l’approbation générale; puis il me donne son sceptre en bois sculpté. Je l’en remercie en un signe de tête prudent car le poids de la tiare me gêne beaucoup. J’examine le magnifique objet d’art qui semble très vieux. J’imagine que des générations de souverains se le sont transmis. J’ouvre un des sacs et en sors la tape de bouche. Je l’offre au Roi qui la saisit en ouvrant de grands yeux. Un long murmure parcourt l’assemblée.

La tape de bouche passe dans toutes les mains, suscitant à chaque fois le même émerveillement. Je me rends compte que nos shorts et nos sandalettes les intriguent au plus haut point…

 

Je tends le sceptre vers le vieil homme souffrant. Il lève alors un regard blasé. Je lui souris.

Je m’adresse au bosco en parlant bas : Attrapes le petit sac et dégottes moi un verre d’eau, s’il te plaît.

 

_ … Comment je vais demander de l’eau ? Je ne parle pas leur langue !

 

_  Ils doivent bien en stocker un peu dans des récipients, trouve une noix de coco s’il le faut, mais ramènes moi de quoi boire. Débrouilles toi, c’est pressé.

 

Il se lève en soupirant et attrape le sac en question, me l’apporte. Il rougit en constatant que tous les regards convergent vers lui. Il se gratte la tête puis demande : VAÏ ? (eau en Tahitien)

 

Les hommes se concertent en parlant très bas. L’un d’entre eux se lève et sort de la maison. Il revient quelques minutes plus tard, tenant une noix de noix de coco réduite d’un tiers et finement sculptée. Il la remet au bosco qui la dépose devant moi. Elle est remplie d’eau.

 

Je sors de mon sac une boîte de d’EFFERALGAN codeïné, en prélève deux comprimés et les laisse tomber dans l’eau de la noix de coco. Je saisis ensuite le récipient et lui intime un mouvement circulaire afin de mélanger le principe médicamenteux à l’eau.

 

L’assemblée ne dit mot et suit mes moindres gestes avec beaucoup d’intérêt.

 

Dès  les comprimés effervescents dissous, je me lève et tends la noix au vieil homme qui s’étonne de l’intérêt que je lui porte. Il lance un regard circulaire et se résout finalement à saisir le récipient.

Il regarde à l’intérieur de ce dernier, le renifle et se décide à boire.

Il affecte une grimace de dégoût et repose la noix vide devant lui.

Un murmure parcourt l’assemblée.

Je retourne m’asseoir à ma place et lui adresse un sourire confiant.

Le Roi émet un ordre et aussitôt, un membres de l’assemblée dépose respectueusement devant lui un paquet enfermé dans une peau de cuir recouverte de symboles Maoris.

 

Le roi défait la peau et la pose à plat. Elle contient un tapa qui semble antédiluvien. Il le manipule avec d’infinies précautions. A la vue de celui-ci, l’assemblée s’extasie.

Outre les symboles maoris que j’ai déjà vu un peu partout, le tapa paraît contenir une sorte de carte à laquelle je ne comprends rien.

Le roi pose son index sur un des points marqués et de son autre main tape le sol. Je lui indique que j’ai compris que le point mentionné indique l’endroit où nous nous trouvons en hochant la tête. Puis il suit une ligne sinueuse et s’arrête à un autre point marqué. Là, il me montre le tiki que je lui ai donné. Et il me fait comprendre de sa main libre que lui et moi devons nous rendre à cet endroit. Je lui fais un signe d’approbation.

 

Soudain un cri s’élève dans l’assemblée. Tous se retournent vers le vieil homme dont la tête penche maintenant curieusement en avant, la mâchoire inférieure reposant sur son torse décharné; ses bras sont ballants.

 

Des regards courroucés se tournent alors vers moi. Ils pensent que je l’ai tué.

 

Je me lève à nouveau en leur souriant. Je m’approche du vieil homme dont la respiration profonde est régulière. Je tâte son pouls, aucun problème, il bat régulièrement aux alentours de soixante-dix battements par minute. Je soulève délicatement son menton. Un ronflement sonore s’élève, aussitôt salué par les rires des hommes maintenant soulagés. Le vieil homme ne s’est pas réveillé; j’ai l’impression que cela fait un bon moment qu’il n’a pas dormi.

 

Je fais signe au bosco de venir me rejoindre. Ce qu’il s’empresse de faire.

 

_ Tu vas lui croiser les bras devant lui en maintenant ses mains sur ses épaules.

 

_ T’es complètement dingue ! On va se faire étriper !

 

_ Aies confiance. Cet homme n’a pas une vie pour une simple vertèbre déplacée.

 

_ Comment tu sais ça ?

 

_ C’est un métier…

 

_ O.K. Allons-y. C’est toi le boss.

 

Je me place derrière le vieillard endormi, je m’agenouille de façon à être un peu plus haut que lui. L’entoure de mes bras au niveau de ses épaules et le soulève d’un coup sec et violent. Un craquement sec et très sonore se fait alors entendre. Le vieil homme émet une protestation discrète et se laisse tomber sur le côté pour se positionner en chien de fusil. Ses ronflements redoublent et son visage est apaisé.

 

Le bosco, étonné me demande : Qu’est-ce que tu lui as fait ?

 

_ Je lui ai remis sa vertèbre en place. Regarde le,  il ne souffre plus.

 

Je regagne ma place et le bosco la sienne. Les membres de l’assemblée conversent entre eux et commentent à voix basse ce qui vient de se passer.

 

Le Roi, incrédule se lève d’un bond et s’approche du vieillard endormi. Il le secoue doucement d’abord puis de façon énergique maintenant.

Le vieil homme ouvre les yeux, se rassoit, semblant étonné de se réveiller ainsi  au milieu de la maison commune. Il se frotte les yeux, s’étire et ouvre tout à coup de grands yeux ronds, porte les mains à sa tête, puis au niveau des reins dans son dos , pousse un cri de joie et se lève sans précaution. Il éclate de rire et se lance dans une grande explication tout en remuant dans tous les sens.

 

Le Roi écarquille les yeux. Toute l’assemblée en reste comme deux ronds de flan.

 

Le vieil homme se tourne vers moi, me montre du doigt et crie quelque chose. Puis il s’agenouille, paumes tendues en avant. Je lui fais un signe de la tête pour accepter ses remerciements.

Le Roi revient s’asseoir près de moi, range sans ne rien dire le tapa dans son enveloppe de cuir qu’aussitôt un des membres recueille avec déférence.

 

Le Roi semble réfléchir puis se lève, m’invitant à l’imiter. Il me dit quelque chose en pointant son index dans une direction. L’approbation générale se fait immédiatement entendre.

 

Nous repartons en procession plus loin dans la vallée, à la grande stupéfaction de la foule massée à l’extérieur de la maison commune. Il faut dire que le vieillard qui a retrouvé la forme ne cache pas sa joie et semble la communiquer à qui veut bien l’entendre.

 

Le bosco inquiet, me demande où nous allons. Je lui réponds que je n’en sais rien, mais que cela doit avoir un rapport avec la guérison du vieux.

 

En effet, au détour d’un buisson, nous arrivons devant une case de laquelle s’échappe la plainte lancinante d’un petit enfant. Le Roi m’invite à entrer.

A l’intérieur, assise sur une natte, une jeune femme berce un petit garçon dans ses bras. Elle semble terrorisée par ma venue. Le Roi me rejoint et elle se détend un peu. Je la salue et montre l’enfant du doigt. Le Roi lui parle et aussitôt, elle se lève en me montrant son bébé qui semble ne pas avoir un an. L’affaire s’annonce difficile, car en matière de pédiatrie, mon savoir est très limité.

 

Le bébé gémit, cela doit faire longtemps qu’il n’a pas dormi car il garde les yeux fermés, les bras ballants. Je pose ma main sur son front brûlant. Il doit avoir une fièvre à quarante degrés. Je le prends doucement des bras de sa mère et commence à l’ausculter, quand je remarque une raideur anormale du cou. Il fait trop sombre à l’intérieur, alors je sors, le bébé dans les bras, à la lumière du jour. Ce qui me permet de constater un énorme abcès sur le cou de l’enfant. Je suis soulagé car je vais pouvoir intervenir et le guérir.

Je replace l’enfant dans les bas de sa mère et ouvre un des sacs qui nous ont suivis.

Je regarde le bosco qui paraît inquiet : Tu vas m’aider. Tu vas me servir d’assistant.

 

_ Moi ? Mais je n’y connais rien !

 

_ Je vais t’indiquer ce que tu auras à faire, il n’y aura rien de compliqué. Tu n’auras qu’à m’écouter.

 

Je sors du sac  : un champ en coton bleu que je déplie sur la natte au sol; une boîte de petite chirurgie que j’ouvre et pose sur le champ bleu; un tube de pommade antibiotique; une pipette de désinfectant liquide à base de chlore; une mèche de gaze stérile , deux paquets de petites compresses stériles et de l’adhésif microporeux.

 

Le bosco et moi nous nous désinfectons les mains à l’aide d’un savon liquide, puis d’alcool à soixante-dix degrés. J’enfile une paire de gants en latex et commence l’intervention.

 

J’ai incisé l’abcès après en avoir désinfecté puis anesthésié par le froid la surface; évacué le pus très abondant, désinfecté l’intérieur et posé une mèche imbibée de désinfectant liquide à base de chlore. Le tout recouvert de pommade antibiotique et fermé d’une compresse. L’enfant n’a même pas crié.

J’ai ensuite administré à l’enfant la moitié du contenu d’une gélule de DAFALGAN que j’ai mélangé à de la pulpe de papaye. L’enfant l’a avalé sans problème.

Le bosco est très pâle, il secoue la tête de temps en temps pour me faire comprendre qu’il n’est pas fait pour ce genre de situation.

Le Roi a semblé extrêmement tendu durant toute l’intervention. J’ai bien l’impression que le bébé est son fils.

 

Nous attendons une demi heure. Le temps d’être sûr que l’antalgique a agi; je pose la main sur le front de l’enfant et constate qu’il est moins chaud. La mère me sourit car son bébé s’est endormi en suçant son pouce. Je lui rends son sourire, ce qui semble la réconforter. Le Roi observe l’enfant, éprouvé, mais paraissant tout de même soulagé.

 

Je ramasse mes affaires, enferme dans une boîte étanche ce qui est souillé. Puis nous sortons.

La foule massée devant l’habitation se tait. Attendant que le Roi parle. Au bout d’un court instant, il sort à son tour et fait  une brève déclaration sur un ton las.

Un murmure parcourt la foule qui pose un genou à terre. Le Roi en a fait autant.

 

Je lui saisis les mains et l’invite à se relever. Il obtempère avec étonnement. La foule l’imite.

 

 

Le reste de la journée s’est déroulé sans problème. Le bosco et moi-même avons été traités en invités de marque. Nous avons participé au plus merveilleux KAÏ-KAÏ qui puisse exister. La nourriture était délicieuse, les musiciens ont fait état de la maîtrise de leur art. Quant aux danses, elles étaient incroyables, tant pour les hommes qui ont exécuté celle du cochon, impressionnante de force et de puissance, que celles des femmes qui ont fait montre d’une grâce extraordinaire en présentant un ballet rappelant le vol des oiseaux.

 

Le Roi a insisté longtemps du regard sur mon tatouage en couleur qui semblait l’intriguer fortement. Puis il m’a montré une direction vers le centre de l’île tout en tenant le tiki que je lui ai donné. Il a indiqué du doigt le soleil et fait un geste circulaire de la main. Je crois bien que c’est pour demain.

A l’aide d’un bâton pointu, j’ai dessiné sur le sol notre navire et cinquante bonshommes au-dessus. J’ai pointé l’index en direction de l’ARAGO Le Roi a affecté une mine de surprise. Ensuite, j’ai matérialisé le bord de l’île et dessiné dessus les cinquante hommes d’équipage. En joignant le geste au dessin, j’ai à nouveau désigné le navire et ramené l’index sur le sol.

 

Le Roi s’est levé et a appelé une dizaine des hommes qui nous ont accompagné toute la journée. Ils ont discuté un moment et le Roi m’a répondu par l’affirmative d’un signe de tête.

 

Le vieil homme que j’ai soulagé dans la case commune est venu un peu plus tard à ma rencontre.  Il était vêtu d’un costume riche en couleurs, agrémenté de nacres et de plumes. Il m’a parlé longuement, chaleureusement. Je regrette sincèrement de ne pas parler leur langue…

 

En fin d’après-midi, quand le soleil s’est empourpré, nous avons été raccompagnés à notre demande jusqu’à notre bâtiment, à bord de la pirogue royale.

 

J’ai déposé mes sacs, ma tiare et ma cape sur une des bannettes de l’infirmerie et nous avons rendu compte de notre journée au commandant qui paraissait soulagé de nous revoir.

Le commandant nous a informé de son désir d’inviter le Roi et ses conseillers à bord le plus tôt possible, afin que l’équipage puisse être accepté sur l’île.

Je trouve personnellement l’idée excellente et je me réjouis de cette décision. Je suis donc chargé de transmettre l’invitation; ce que j’effectuerai dès demain.

 

Le compte rendu de la journée a aussi été fait au reste de l’équipage. Certains à bord s’impatientent déjà à l’idée de descendre à terre. C’est bien naturel. Mais

connaissant certains d’entre eux, je pressens des complications en perspective…

 

Le bosco ne fait des tonnes. Il se prétend devenu chef des porteurs de l’île et assistant chirurgien par la même occasion. Et bien sûr, il ne manque pas de détailler par le menu la gent féminine de l’île et l’absence de tenue vestimentaire qui la caractérise. C’est surtout en abordant ce sujet qu’il se constitue un auditoire des  plus attentifs.

 

Je souris et ne peux m’empêcher d’intervenir : Tu oublies juste un tout petit détail mon pote !

 

_ Ah oui ? Et lequel votre éminence ? Ironise-t-il, fier comme un coq.

 

_ Oh, trois fois rien. Juste que ces femmes sont les filles ou bien les soeurs ou les cousines d’un sacré paquet de marmules qui nous écraseraient la tête d’une main, comme la plupart ici le feraient avec une noix. D’autre part, nous sommes les premiers blancs à débarquer ici; et je n’ai pas vraiment l’impression que nous correspondions aux critères de choix de ces dames …. Trop maigrichons. Surtout toi avec tes cannes de serin.

 

Le groupe s’esclaffe et couvre le bosco de quolibets peu avantageux ayant trait à son anatomie toute entière.

Il s’empourpre aussitôt, piqué au vif : Si vous saviez comme je m’en tape ! Je suis marié, moi ! J’ai pas besoin d’aller chercher ailleurs ce que j’ai à la maison ! Déclare-t-il en exhibant son alliance devant l’assemblée.

 

Je ne peux m’empêcher de penser aussitôt: Et toc ! Nous y voilà.

 

Je dois dire que ça calme bien l’euphorie du coup. La plupart des gars viennent de se souvenir qu’en partant en mission, ils avaient laissé une femme et des enfants à Tahiti. Un ange passe, aux commandes d’un jumbo, déversant une benne entière de blues dans le carré. Il ne manque plus qu’un loup hurlant dans le lointain pour obtenir la pire des ambiances possible.

 

Je sonne la cloche du carré avec ferveur en secouant frénétiquement la corde. Ce qui est un véritable sacrilège quand on n’est pas le président du carré. Tous les regards convergent aussitôt vers moi. J’allume une cigarette, rejette doucement la fumée et déclare: Je suis sûr que nous ne resterons pas indéfiniment ici; que nous rentrerons bientôt chez nous, à notre époque. Ne me demandez pas comment je le sais. Je n’en sais rien moi-même, mais j’en suis persuadé. Cela dit, une journée importante pour nous tous vient de se terminer avec succès. Aussi, pour l’occasion, je paie ma tournée.

 

Les mines se détendent un peu, les discussions reprennent.

 

 

 

 

 

CHAPITRE CINQUIEME

 

L’EXCURSION ET MA RENCONTRE AVEC TAÏA

 

 

 

 

Taote !… Taote !

 

_  Hmm … Oui ?

 

_ Ia orana Taote. Excuse-moi de te réveiller si tôt, mais il y a du monde dehors pour toi.

 

_ Hein ? Mais il est quelle heure ?

 

_ Cinq heures et demie du matin Taote.

 

_ C’est pas vrai ! …. O.K. O.K. ! C’est bon. Je me lève. Préviens le commandant.

 

Le matelot de quart à la  passerelle repart sans bruit, se dirigeant dans le poste grâce au faisceau de sa lampe de poche.

J’allume ma veilleuse et vérifie l’heure. Cinq heures trente. Je baille en m’étirant longuement puis descends de ma bannette. Je m’habille rapidement et fonce en direction de la plage arrière voir ce qui s’y passe.

 

Il règne une douce fraîcheur, le jour commence à peine à poindre. Le plan d’eau est incroyablement calme. Je me penche sur bâbord et aperçois la pirogue royale qui approche doucement. Le Roi est à bord, accompagné de quelques hommes.

 

Je fonce dans la coursive centrale jusqu’au poste du bosco. J’allume la lumière. Il dort profondément tout en étreignant son oreiller. Je remarque que des larmes ont séché sur ses joues.

Je le secoue énergiquement. Il ouvre des yeux grands comme des soucoupes. Etonné de me voir ainsi penché sur lui.

 

_ Non ma poule ! Ce n’est pas un cauchemar. Je suis bien réel. Désolé de te tirer de tes rêves mais ils sont déjà là à nous attendre sur notre bâbord. Allez, debout !

 

_ Qu… Quoi ? … Qu’est-ce qui se passe ?

 

_ Le Roi, sa femme et le p’tit prince sont venus pour nous serrer la pince ! Magne-toi ! Allez, allez !

 

Le bosco prend un air renfrogné puis se lève d’un bond et saute dans son short : Mais qu’est-ce qu’ils veulent à cette heure là ?

 

_ Le meilleur moyen de le savoir , c’est d’y aller.

 

_ On a quand même le temps de boire un jus au moins ?

 

_ Tout juste, tout juste. Et seulement si il y en a de fait. Sinon, ceinture !

 

En passant par le carré, le bosco pousse un ouf de soulagement en apercevant le broc ventru de la cafetière noir et fumant. Je sors rapidement deux bols, nous nous servons et buvons notre café brûlant non sans faire la grimace au début. Le commandant arrive à son tour hirsute : Que veulent-ils ?

 

Je hausse les épaules : Nous emmener faire un tour dans les terres je crois.

 

_ C’est loin ? Pour y faire quoi ? S’inquiète le bosco.

 

_ Mystère et boule de gomme !

 

Le commandant se sert une tasse, se gratte la tête puis décide : Emportez chacun un TRPP11 (Sorte de  talkie-walkie très puissant), et deux batteries de rechange au cas où.

 

Nous acquiesçons. Puis nous partons aussitôt chercher les TRPP11.

 

Après avoir fait quelques essais de transmission avec le bord, nos appareils en bandoulière, nous prenons place dans la pirogue royale. Nous saluons le Roi qui nous rend la politesse. Il n’est pas en tenue d’apparat. Aujourd’hui, il est tout sourire. Il s’approche de nous et observe nos T-shirts avec beaucoup d’étonnement. Il tâte le tissu de celui du bosco entre ses doigts et lâche un Oooh ! d’admiration. Je pense que comme prochain cadeau, ça ne sera pas mal.

 

Il désigne du doigt nos appareils de transmission. J’attrape le mien et appuie sur le bouton « émission » et appelle : ARAGO de sorcier pour essai !

 

La voix du factionnaire à la passerelle me répond : Sorcier d’ARAGO, vous reçois fort et clair !

 

J’appuie quatre fois très rapidement sur le bouton d’émission en signe de fin de transmission. Ce qui donne un clic-clic !, clic-clic ! Auquel le factionnaire répond de la même façon : Clic-clic ! , clic-clic !

 

Le Roi écarquille les yeux et recule d’un pas, effrayé.

 

Je change de canal d’émission pour prendre le numéro six et lui tends mon appareil en insistant car il n’ose pas s’en saisir. Il finit par accepter de le prendre et je récupère celui du bosco que je cale aussi sur le canal six. Je m’éloigne de trois pas et parle dans l’appareil : Un, deux, trois, quatre! Un, deux, trois quatre !

 

Le Roi regarde l’appareil avec curiosité, l’observant sous toutes ses coutures puis me regarde à mon tour, ne comprenant pas comment ma voix peut bien sortir de cette étrange boîte verte.

Il secoue la tête puis me rend mon appareil avec précaution.

 

Nous recalons les TRPP11 sur le canal de l’ARAGO et les reposons en bandoulière.

 

Nous glissons agréablement sur l’eau au milieu des piaillements des oiseaux qui saluent le lever du soleil à leur manière.

 

A terre, un groupe nous attend . Composé d’hommes et de quelques femmes. Ils sont nus. Pas de costume de fête aujourd’hui. Certains portent un sac en fibres végétales tressées. Je reconnais le vieil homme que j’ai soulagé hier. Il semble s’être métamorphosé; son visage est détendu et il sourit à pleines dents.

J’ai l’impression qu’on ne nous regarde plus comme des bêtes curieuses. Le Roi prend la parole et le groupe avance. Je me hâte de poser la main sur l’épaule du Roi.

Il se retourne étonné. Je tapote un des sacs et mime de bercer un enfant.

Le Roi acquiesce et donne à nouveau un ordre.

Nous rejoignons rapidement la case où j’ai soigné l’enfant la veille. Je demande d’un geste au Roi de m’y précéder, afin de ne pas effrayer la jeune femme, puis j’entre à mon tour.

La jeune femme est assise par terre sur sa natte et donne le sein à son enfant qui tète en jouant avec les cheveux de sa mère.

En m’apercevant, la jeune maman sourit. Elle écarte doucement son bébé de son sein pour me le montrer. Le bambin proteste un peu et laisse échapper un jet d’urine dans ma direction.

La mère ouvre de grands yeux, ainsi que la bouche, nous observant, le Roi et moi, tour à tour. J’éclate de rire et tends les mains vers l’enfant.

Rassurée, la mère me le confie.

Je refais rapidement le pansement en remplaçant la mèche de gaze par une propre et plus courte. Je désinfecte à nouveau largement et referme d’une compresse. Le front de l’enfant est suffisamment frais pour ne rien lui donner de plus. Je dépose une bise sur la joue du bébé avant de le rendre à sa mère qui semble comblée.

Le Roi hoche la tête et caresse le front de son fils, apparemment.

 

Puis nous reprenons notre route initialement prévue.

 

Nous nous dirigeons vers le fond de la vallée. Le bosco se rapproche de moi : Tu crois qu’on va loin comme ça ?

 

_ Ce n’est pas la distance qui m’inquiète. C’est plutôt l’altitude.

 

_ … L’altitude ? Ne me dis pas qu’on …

 

_ Hélas, si. J’en ai bien peur. Je crois qu’on va devoir grimper à un moment ou à un autre.

 

_ Et dire que j’étais peinard dans ma bannette… Mais qu’est-ce que je fous là ?

 

_ Tu m’accompagnes, et tu en es fier ! Non ?

 

_ Espèce de …

 

Un de nos compagnons de route, surpris par le ton du bosco se retourne et lui lance un regard interrogateur.

 

_ Rien, rien ! J’ai rien dit. D’ac ? On dit qu’on fait comme ça ! Voilà ! comme ça, tout le monde est content. Hein ? Allez, regarde devant toi maintenant et  avance, tu vas me casser mon rythme. Le bosco prend un air renfrogné et enfonce les mains dans ses poches, feignant de m’ignorer.

 

Je ne peux m’empêcher d’admirer le physique de la jeune femme qui me précède.

Je l’avais remarquée dès notre arrivée à terre tout à l’heure. Sans doute à cause du sourire éclatant qu’elle m’a adressé.

Elle n’est pas sans me rappeler Mireilla. D’une taille sans doute similaire, elle avance d’une démarche très féline elle aussi, les muscles saillants, la chevelure abondante descendant jusqu’aux creux de ses reins. Je dois me faire violence pour regarder ailleurs car la vision de sa croupe en mouvement devant moi ne me laisse pas indifférent…

Je fais donc en sorte d’admirer le paysage mais je sens son parfum de santal, et ça, je ne puis m’y soustraire. Je souris en pensant au  bosco qui est précédé par un magnifique athlète…

 

Nous progressons au milieu de la vallée verdoyante, parallèlement à une rivière chantante, dans la pénombre instaurée par les feuillages hauts et abondants des arbres. Parfois un rai de lumière rejoint le sol, autorisé par une trouée dans la canopée.

Nous empruntons un chemin abrupte qui nous mène jusqu’à un col qui nous permet de changer de vallée pour pénétrer une forêt très dense.

 

Maintenant, les arbres sont plus nombreux, aux troncs immenses et déployés à leur base. Si importants que lorsque nous passons à leur proximité, ils nous isolent du chant joyeux de la rivière qui caracole un peu plus loin sur notre gauche, nous plongeant dans un silence inattendu. Leurs cimes atteignent des hauteurs vertigineuses , donnant à l’ensemble un air de cathédrale. A terre, un nombre incroyable de variétés de plantes se partagent l’espace; toutes plus grasses les unes que les autres, arborant des couleurs éclatantes,  des formes et des tailles surprenantes.

Un couple de grosses perruches d’un bleu tirant sur le violet virevoltent un instant au-dessus de nos têtes pour disparaître finalement dans les arbustes un peu plus loin. Je n’avais encore jamais vu d’oiseau de cette couleur. Je me demande si je n’ai pas rêvé quand un autre de ces volatiles passe près de nous dans un vol rapide.

 

Le bosco ouvre de grands yeux et suit du regard le déplacement du bel oiseau qui rejoint ses nombreux congénères qui piaillent en nous observant sur des branches basses, un peu plus loin.

 

Le long du chemin, nous croisons de temps à autres des tikis sculptés dans la pierre, à cause desquels nous effectuons à chaque fois un large détour.

Au premier tiki rencontré, la jeune amazone marchant devant moi s’est retournée et, dans un sourire de toute beauté m’a révélé sur le ton de la confidence : TAPU ! En désignant la statue de pierre de son index.

 

J’ai acquiescé en luttant pour la regarder droit dans ses yeux divinement dessinés en forme d’amande. Dieu que son corps est splendide ! Elle arbore une poitrine fière et volontaire ainsi qu’un ventre plat et ferme. Le supplice de Tantale !

 

Le bosco rapplique : Hé ! Pousse canule ! Il y en a encore pour long ?

 

_ Comment veux-tu que je le sache ? Aucune idée mon pote.

 

_ C’est que j’ai la dalle, moi. J’ai juste bu un café en quatrième vitesse, c’est tout.

 

_ Je le sais bien, C’est pareil pour moi. Tu peux peut-être regarder si tu trouves à cueillir un fruit au passage. Il doit bien y avoir des manguiers ou des papayers parmi tous ces arbres…

 

_ Pas con comme idée. J’aurais pu y penser.

Le bosco se rend alors compte de la beauté de la jeune femme nue qui nous devance, affecte une moue de circonstance en me regardant et me confie discrètement : Il y en a qui savent se placer ! Et il continue sa marche le nez en l’air cette fois-ci, à la recherche de fruits à cueillir.

 

Quelques minutes plus tard,  il trébuche sur une racine qui dépasse du sol et s’étale de tout son long dans l’humus : Nom de …

 

Deux de nos compagnons de route se précipitent à son secours et le relèvent avec une facilité déconcertante. Le bosco est alors soulevé du sol, les jambes pendantes, la mine obscurcie par la terre et les feuilles mortes, ses yeux grand ouverts.

Il recrache quelques débris végétaux. Les deux hommes qui le soutiennent au-dessus du sol le reposent doucement; et tout en éclatant de rire lui indiquent la direction de la rivière qui coule à une douzaine de mètres.

Penaud, le bosco s’éloigne rapidement.

Le groupe en profite pour faire une halte. Le Roi affiche un sourire en regardant le bosco s’éloigner. Une joyeuse discussion s’entame; sans doute au sujet du malheureux, parti se laver dans la rivière.

Ma charmante voisine de route me lance des regards en coin et me sourit toujours d’une manière éclatante.

 

Un cri d’épouvante retentit. C’est la voix du bosco !

Nous nous précipitons dans sa direction. Le malheureux se démène comme un beau diable, dans l’eau jusqu’à la taille, pour ressortir sa main gauche immergée, en vain. Soulevant des gerbes d’eau.

Nous le rejoignons. Il est épouvanté.

 

_ Ma main ! elle est en train de me bouffer la main ! Aah la saleté !

 

Un des Marquisiens plonge rapidement les deux mains dans l’eau en les glissant le long du bras du bosco. Il semble se rendre compte de quelque chose et parle à voix basse. Les autres lui répondent sur le même ton, admiratifs. Le Roi hoche la tête.

 

Le Marquisien s’arc-boute et, dans un effort qui l’oblige à grogner, sort de l’eau une énorme anguille dans la gueule de laquelle est prisonnier l’avant bras du bosco. La tête du poisson géant est aussi grosse que celle d’un homme, avec des yeux en amande qui semblent expressifs.

A peine la tête hors de l’eau, l’anguille relâche la main du bosco. Ses grosses lèvres blanches semblant nous sourire.

Le Marquisien la soulève un peu plus et cale la tête du poisson sur son épaule, la maintenant fermement pour qu’elle ne retombe pas à l’eau. L’anguille est si grande qu’une partie de son corps reste encore immergée.

 

Mon pauvre compagnon examine sa main qui ne porte aucune blessure apparente. Je vérifie qu’elle est bien fonctionnelle, il la remue dans tous les sens sans éprouver la moindre douleur. Donc, tout va bien.

J’observe l’anguille de plus près. Elle ouvre la gueule, sans doute à la recherche d’oxygène et je peux constater qu’aucune dent n’orne sa mâchoire.

 

Chacun leur tour, le Roi en tête, tout les membres du groupe viennent caresser la tête de l’anguille. Lui parlant de façon très respectueuse. Je m’exécute à mon tour en lui disant que c’est inutile d’essayer de bouffer le bosco car il n’est pas comestible et plein d’os de surcroît.

 

Le bosco me jette un regard noir.

 

Le Marquisien qui porte toujours l’anguille apparemment sacrée, la repose délicatement dans l’eau en lui parlant doucement.

Sans se débattre, l’anguille s’éloigne tranquillement vers des eaux moins fréquentées, plus calmes.

 

Le groupe entoure le bosco qui tient toujours sa main gauche endolorie dans sa main droite. Le vieil homme que j’ai soigné la veille lève les bras au ciel, prononce quelques paroles qui entraînent l’adhésion de tous, exprimée par une longue litanie. Puis il donne l’accolade au bosco qui semble pris au dépourvu, sans réaction.

Tout le groupe imite le vieil homme que je qualifierais maintenant de prêtre. Quand j’arrive à mon tour pour lui donner l’accolade, le bosco me demande : Qu’est-ce qui leur prend ?

 

_ Eh bien, j’ai l’impression que le mécréant que tu es a reçu la bénédiction des Dieux. Tu leur en as bouché un coin.

 

_ Ho !

 

_ Vois comme ils te regardent maintenant. L’anguille doit être sacrée par ici, et le fait qu’elle t’ait attrapé est un signe divin. Je ne vois pas d’autre explication.

 

_ Et pourquoi elle m’a attrapé ?

 

_ Elle a dû sentir qu’à la pêche tu ne valais pas tripette, ça a dû lui plaire… Ce n’est pas moi qu’elle aurait choisi, sûr !

 

_ J’ai failli y laisser la main et tu te paies ma tête ? Tu ne respectes donc rien ?

 

_ Elle n’a même pas de dents ! Elle aurait bien fini par te lâcher. Tu ne risquais rien, à part attraper froid dans l’eau.

 

Le Roi nous fait signe et le groupe reprend la marche.

 

La jolie amazone qui, manifestement me recherche, marche maintenant à ma gauche. Toujours souriante, elle pointe son index sur sa poitrine et me déclare timidement en soulevant les sourcils : Taïa !

 

Je lui rends son sourire et lui réponds en effectuant le même geste : Luc.

 

_ Luc ? Demande-t-elle en pouffant de rire.

 

_ Luc !

 

Mon prénom semble l’amuser. Il est possible qu’ici Luc paraisse exotique…

Nous marchons un bon moment sans incident notable et nous arrivons au bout du chemin, au pied d’une paroi abrupte qui s’élève bien au-dessus de la cime des arbres. Là, deux des hommes du groupe entament l’escalade, un panier tressé passé autour du cou.

Le Roi montre la direction du sommet, la mine épanouie. Le prêtre entame un chant triste et doux à entendre. Peut-être pour inviter les Dieux à protéger les grimpeurs…

 

Le bosco toujours trempé s’est assis sur une souche, le menton calé dans ses paumes. Il a une mine désabusée. Il me fait signe de le rejoindre.

 

_ Qu’est-ce qui t’arrive ? T’en fais une tête !

 

_ T’as tout de même pas l’intention de nous faire grimper là-haut ? J’espère.

 

_ J’ignore totalement où nous allons. Ce n’est pas à moi qu’il f…  Ne bouge pas ! Tu entends ? NE BOU-GE-PAS !

 

_ Qu’est-ce qui se passe ? Demande le bosco, le front plissé par l’inquiétude soudaine.

 

_ Un cent pieds près de ta cuisse droite. Un gros. Attends, je vais prendre un bâton.

 

Un énorme scolopendre de vingt-cinq centimètres de long environ, de couleur rouge chair et large comme mon pouce a grimpé le long de la souche pour venir s’installer près de la cuisse du bosco qui, du coup a blêmi.

 

Je cherche une branche cassée dans les environs, quand une main légère se pose sur mon épaule. C’est Taïa, elle me montre une branche fine d’un mètre cinquante de long environ qu’elle a prélevé sur un arbuste et dont elle a ôté les feuilles.

Elle la fait fouetter dans l’air comme une badine, ce qui a pour conséquence d’émettre d’un sifflement puissant.

 

Elle se place devant le bosco, un sourire aux lèvres, et d’un coup sec fait claquer sa badine sur le cent pieds, aussitôt coupé en deux, puis en quatre et en huit.

 

Le bosco a sauté du tronc en un réflexe immédiat, rétractant ses lèvres et en inspirant bruyamment l’air entre ses dents serrées. Puis il a examiné sa cuisse et il contemple maintenant les huit morceaux du terrible animal qui se tortillent dans tous les sens, sa tête sortant et rentrant frénétiquement de puissantes mandibules noires et acérées d’une belle taille.

 

_ Pfiouu ! Je vous dois une fière chandelle, mademoiselle ! Merci beaucoup. Le bosco se fend d’une simple courbette. Ce à quoi répond la chasseresse en lui ébouriffant les cheveux.

 

Le bosco fait des yeux tout ronds et lève à mon intention les paumes en signe d’interrogation.

 

_ J’ai bien l’impression qu’ils ne nous prennent plus pour des Dieux. En tout cas pour toi, c’est certain maintenant.

 

_ C’est bien le moment, moi qui comptais un peu là-dessus pour qu’ils me donnent un morceau à manger. A peine ces paroles prononcées, l’estomac du bosco semble appuyer ses affirmations en émettant un gargouillis très sonore.

 

Un des hommes à qui la protestation du ventre du bosco n’a pas échappé part en riant fouiller dans un des paniers qui restent et en sort un petit paquet fait d’une feuille de bananier repliée en losange rectangle et fermé par un petit bout de bois passant de part et d’autre des épaisseurs de la feuille. Il le tend au bosco qui du coup pique un fard.

 

_ Euh… Merci… Trugaré… Maururu ! C’est quoi au juste ?

 

Le grand gaillard semble comprendre la question et répond : KAKO ! et lui fait signe de l’ingérer puis se frotte l’abdomen.

 

Le bosco, sceptique, ouvre délicatement le paquet et découvre à l’intérieur de celui-ci une bouillie blanche d’apparence très consistante. Il la sent, trempe son index dedans et goûte finalement.

Son visage s’éclaircit d’un coup : Mais c’est délicieux ! La vache ! Qu’est-ce que c’est bon ! Tu devrais goûter Luc, un vrai Mozart … Mmm… Miam !

 

Tout le groupe a écouté le bosco se régaler avec beaucoup d’attention et c’est un éclat de rire général à le voir dévorer avec autant d’entrain. Apparemment, le bosco est adopté.

 

Taïa me propose à mon tour un des paquets que j’accepte très volontiers. Elle me l’ouvre délicatement tout en se rapprochant, jusqu’à ce que sa poitrine vienne effleurer mon torse puis davantage et accentuer un peu plus le contact. Nos nez se touchent presque; Elle plante alors son regard dans le mien. Ses yeux sourient et son ventre est maintenant contre le mien. Elle doit se rendre compte de l’effet produit car elle s’écarte doucement en me tendant le paquet ouvert, me gratifiant d’un sourire espiègle, mutin.

 

Si là je n’ai pas compris, je suis le plus grand benêt de toute la terre et de tous les temps. Dieu que la vie peut être belle parfois !

Le charme de la Polynésie ! Ce n’est certainement pas un mythe.

La scène n’a semble-t-il échappé à personne puisque tout le monde me regarde l’air amusé. Même le Roi, les sourcils relevés, un sourire à peine contenu, me fait un signe de tête.

Je me contente de sourire à mon tour et tâche de me concentrer sur la nourriture qui, en effet, est délicieuse.

J’ai dû prendre des couleurs, j’ai les joues en feu. Il faut que je me calme…

 

Un cri a retenti en hauteur et deux cordes viennent terminer de se dérouler et s’abattent sur le sol dans un bruit mat.

 

Le prêtre s’avance, me donne trois petites tapes derrière la nuque, me dit quelque chose de gentil sans doute, étant donné le ton employé et le sourire affiché qui révèle l’absence de trois dents sur le devant.

Il me tend une des cordes et l’autre au Roi. Ce dernier me fait signe de monter en pointant son index vers le haut. Geste inutile, ça aussi, je l’ai compris.

 

Nous entamons l’ascension qui n’est pas une sinécure ! les prises sont rares et la roche glissante. Mes sandalettes ne sont pas idéales pour ce genre de sport.

J’ai beau donner tout ce que j’ai, le Roi me devance et l’écart ne cesse de s’accroître. Le long de la paroi, poussent des plantes que je n’ai jamais vues. Je ne suis pas expert en botanique et pourtant, la forme et les couleurs de certaines d’entre elles me stupéfient.

Heureusement, les cordes réalisées par un tressage de fibres végétales sont parfaites pour grimper car elles ne glissent pas, la main tient fermement dessus.

 

Je sue de grosses gouttes qui perlent sur mon front, s’accumulent sur mes sourcils et viennent me brûler les yeux. Je prends mon mal en patience et me concentre sur l’effort. L’ascension est longue et pénible.

Je jette rapidement un oeil en bas et constate que les autres n’ont pas attendu que nous soyons arrivés à destination pour nous succéder.

J’évalue le chemin parcouru. Une sensation de vertige montre le bout de son nez, sournoise et dangereuse. Je lève rapidement la tête et aperçois le Roi qui disparaît dans la paroi. Courage ! Plus qu’une vingtaine de mètres et le tour est joué.

 

Les muscles de mes bras ainsi que ceux de mes jambes sont devenus très douloureux, ils doivent être gorgés d’acide lactique. J’imagine que de sérieuses courbatures sont à prévoir dans les prochains jours.

 

J’arrive enfin au terme de l’escalade. Le Roi et les deux hommes qui nous avaient précédés pour disposer les cordes se tiennent à l’entrée d’une caverne sombre et immense à ce que je peux en juger. Les deux costauds m’aident à franchir le dernier mètre et me tapent dans le dos en hochant la tête, me signifiant ainsi que je n’ai pas trop tardé à grimper. C’est ridicule, sans doute, mais j’en retire une sorte de fierté.

Les autres arrivent à leur tour, régulièrement. Je me demande comment le prêtre, vu son grand âge pourrait bien réaliser un tel effort physique. La réponse ne se fait pas attendre longtemps car je le vois apparaître avec son sourire édenté, agrippé au dos d’une des marmules qui nous accompagnent. Le porteur est en sueur ! Il ne semble pas trouver assez d’oxygène. Il tombe à genoux et semble sourire malgré tout; il affiche une sorte de satisfaction. Une telle robustesse force l’admiration. Du coup, je me sens chétif moi,  avec mon mètre quatre-vingt-dix et mes quatre-vingt-cinq kilos…

 

Le bosco apparaît à son tour, rouge comme un coquelicot. J’ai l’impression qu’il est prêt à exploser. Il découvre l’entrée de la grotte en ouvrant de grands yeux rougis par la sueur et l’effort, la bouche grande ouverte, aspirant l’air à pleins poumons.

Je l’attrape sous les bras et le tire en avant. Il s’assoit par terre, les jambes à demi repliées, la tête pendante. Essayant de récupérer son souffle. Je viens m’asseoir près de lui : Tu sais que tu m’impressionnes ?

 

_ Normal, tu n’avais jamais encore vu de mort-vivant avant ça !

 

_ Je n’étais pas mieux que toi en arrivant. J’en ai bavé des ronds de chapeaux.

 

_ Ouais… Te casses pas, c’est pas la peine. T’as vu l’autre énergumène qui portait le vieux sur son dos ? Oh putain ! J’ai bien failli le gratter avant d’arriver et quand le vieux  m’a vu me pointer à sa hauteur, il a gueulé sur l’autre. Alors monsieur muscle a accéléré. J’ai accéléré aussi, mais il m’a eu. Dieu du ciel j’ai bien cru que j’allais crever.

 

_ T’as fait la course ? … Mais tu es complètement cinglé !

 

_ Ben quoi ? Si ça m’amuse ! T’en fais pas, va ! Il n’est pas frais non plus, l’autre. Regarde le.

 

Le colosse semble en effet éprouver toutes les difficultés pour reprendre son souffle. Incroyable ! Deux gosses ! voilà ce qu’ils sont.

 

 

Les derniers membres du groupe apparaissent à leur tour; Taïa est la dernière.

 

Les cordes sont remontées immédiatement. La vue que l’on a depuis l’entrée de la grotte est magnifique. D’où nous sommes, nous apercevons une bonne partie de la baie de Taiohae et l’ARAGO sur son ancre.

 

 

 

 

Tout le monde a récupéré. Le prêtre fouille dans un des paniers et en sort des torches, ainsi qu’un nécessaire formé d’une petite planche de bois, de l’herbe séchée et un bâtonnet. Il va pour s’activer en calant la planche entre ses pieds et en disposant le bâtonnet sur l’herbe sèche, quand le bosco lui allume son briquet ZIPPO sous le nez. La réaction est brutale : Surpris et horrifié à la fois, par la naissance spontanée d’une flamme à dix centimètres de son visage, le vieux prêtre est parti en arrière en poussant un hurlement d’effroi qui a semé la panique dans tout le groupe.

Le bosco, dépité a refermé le capot de son briquet, éteignant ainsi la flamme. Tous le regardent médusés.

Je m’approche du bosco : Ecarte toi un peu et recommence.

 

Le bosco saisit une torche à terre, s’éloigne de quelques pas et allume à nouveau son briquet; puis il enflamme la torche.

Un Ooh ! parcourt le groupe qui n’en croit pas ses yeux.

Le prêtre s’approche, non sans crainte, d’une démarche prudente.

Le bosco lui donne la torche allumée. Le prêtre désigne du doigt le briquet et hoche la tête en signe d’interrogation. Le bosco le lui montre, et , doucement, ouvre le briquet et actionne la molette. La flamme jaillit aussitôt.

Le prêtre porte ses doigts à sa bouche, semblant à la fois émerveillé et épouvanté.

Le bosco lui tend le briquet. Il le refuse tout net en secouant la tête de gauche à droite.

 

Les torches s’allument les unes après les autres et nous nous enfonçons dans la caverne. La voûte est très élevée, sans doute constellée de chauve-souris. Brrr ! J’en ai froid dans le dos.  Il fait plutôt froid et humide.

Après une vingtaine de mètres parcourus, nous arrivons dans une grande salle, davantage un carrefour car à l’autre bout, en face, s’offrent quatre entrées de galeries.

Le groupe s’arrête sur l’ordre du prêtre qui récite une douce litanie. Nous sommes près de la paroi de gauche, devant une énorme roche qui ne présente aucune marque particulière. Le prêtre me regarde l’air malicieux. Il lève les sourcils, me désigne le fond de la salle des yeux et lève les mains, m’invitant ainsi à choisir parmi les quatre possibilités celle qu’il faut choisir.

Je ne m’attendais pas à celle la. J’ai beau réfléchir, observer les quatre entrées, je ne vois aucune raison pour en choisir une plutôt qu’une autre. Je m’adosse à l’énorme roche, croise les bras et gratte le sol du bout de ma sandalette.

Le prêtre écarquille les yeux et parle au Roi qui nous invite alors à nous écarter.

Il fouille avec précaution le sol, au pied de la roche. Une torche se rapproche pour éclairer sa main. Il semble creuser le sol et dégage soigneusement une pierre qui maintenant apparaît. Elle est transpercée en son sommet. Il passe une des cordes dans cette ouverture, recule d’un pas et tire d’un coup sec sur la corde qu’il tient à deux mains. La pierre est éjectée et retombe lourdement.

Nous attendons tous que quelque chose se produise, mais rien. Le prêtre se gratte la tête et discute avec le Roi, puis se tourne vers nous en écartant les bras et en haussant les épaules en signe d’impuissance. Un vent d’inquiétude commence à parcourir le groupe quand un craquement se fait entendre, suivi d’un bruit sourd, caverneux. Les torches se lèvent et dévoilent l’énorme rocher qui roule le long de la paroi.

Le prêtre saute de joie et s’enfonce dans l’obscurité du passage révélé. C’est un défilé assez étroit et plutôt bas de plafond. Nous descendons pendant une trentaine de mètres, et arrivons devant une entrée simplement fermée par un rideau de fibres végétales. Le rideau écarté, nous découvrons une salle magnifique au sol, aux murs et au plafond pavés. D’autres torches sont allumées et insérées dans des entailles murales. La lumière révèle alors le contenu de la salle.

 

Deux gisants reposent sur un monolithe sculpté : Un homme et une femme très âgés se tenant par la main. Ils portent des tiares, des plastrons, des bracelets et des bagues en or incrustés de pierres précieuses. Les tiares sont rehaussées de plumes défraîchies. Les deux corps sont parfaitement conservés. J’ignore de quand ils datent, mais leur état laisse supposer qu’ils ont été embaumés d’une manière particulière car leur peau est lisse et ferme; ils semblent dormir. La femme est d’une grande beauté malgré son âge qui devait être canonique car outre les rides, ses cheveux abondants sont blancs.

De chaque côté de la sépulture trône majestueusement un énorme tiki d’un style que je ne connais pas, mais qui n’est pas sans rappeler la culture Maya ou Aztèque. D’énormes récipients taillés dans la pierre et sculptés semblent contenir des joyaux et des objets en or, du moins à ce que je peux en juger, de là où je me trouve.

Une énorme table ronde sur le plateau de laquelle d’innombrables inscriptions sculptées semblent s’animer et danser dans la lumière des torches.

 

Le groupe entier se prosterne devant les deux dépouilles. Taïa me fait comprendre avec insistance que nous devons en faire autant. Nous nous agenouillons, donc.

 

Le bosco me donne un coup de coude : Hé, Luc ?

 

_ Quoi ? Tu crois que c’est le moment ?

 

_ Jette un œil sur la droite… Là-bas, au fond, dans les espèces d’auges en pierre.

 

_ Oui, eh bien ?

 

_ Des pierres précieuses ! Tout un tas malheureux ! Et de l’or aussi. En pagaille !

 

_ On verra ça après, attends un peu.

 

Le bosco me lance un clin d’œil puis affecte une attitude de recueillement, comme s’il était dans l’église de son bourg, dans le Finistère.

 

Le Roi se lève en se lançant dans une longue litanie, comme une plainte. Il se sépare du tiki que je lui ai offert, le lève devant lui face aux deux dépouilles et le remet au prêtre qui se lève pour aller le placer au-dessus de l’homme défunt, et revient devant le Roi et lui rend son tiki. C’est maintenant au tour du prêtre d’entamer un chant triste et émouvant, même pour quelqu’un qui n’en comprend pas les paroles. Il s’approche à nouveau de la dépouille masculine, se prosterne et semble prélever quelque chose, puis il revient devant le Roi à qui il confie ce qu’il vient de prendre. Il frappe dans ses mains. Tout le monde se relève.

 

_ La messe est finie ? Me demande le bosco.

 

_ J’en ai bien l’impression, Serge. On peut se relever maintenant.

 

_ Au moins, par ici, ça ne dure pas trop longtemps, et puis c’est moins fatiguant… Dis moi, tu crois que je peux me permettre de garder un de ces cailloux qui brillent en souvenir ?

 

_ Si on t’en offre un, bien sûr. Mais je te déconseille de te servir, même d’y toucher.

 

_ Eh ! Tu me prends pour qui ? Tu me connais ! Quand même, il y a un sacré trésor ici.

 

Et comme dans un musée, le bosco, les mains jointes dans le dos suit les murs en contemplant les richesses accumulées sur le sol.

Du coin de l’œil, je remarque que le prêtre l’observe très attentivement.

Par curiosité, je m’approche de l’énorme table ronde. Sa surface est lisse comme du verre et elle est finement sculptée. C’est un véritable travail d’orfèvre. Il me faut un bon moment pour comprendre comment sont organisés les signes qui la recouvrent. Il s’agit en fait d’une gigantesque spirale, dont l’origine se situe au centre de la table. Le travail du ciselage est tellement fin que pour un peu, on ne remarquerait pas la forme de spirale. Je crois bien que je l’ai perçu grâce à la lumière changeante des torches qui font remuer les ombres sur la surface.

Le Roi me rejoint, accompagné de Taïa. Tous deux m’observent. J’en suis un peu gêné.

Je pointe de l’index le centre de la table et suis la spirale d’un air admiratif. Ils semblent surpris.

J’observe le détail des éléments y figurant et découvre en premier une sorte de pyramide à étages, un mastaba plus précisément. Des signes que je crois avoir déjà vu sur des photos de sites précolombiens suivent, comme des serpents stylisés, des oiseaux aussi. Un nom me revient « quetzalcoatl » Je ne sais plus très bien, en regardant le serpent, qui en l’observant d’un peu plus près semble contenir dans sa gueule une tête. Je me risque à poser la question : Quetzalcoatl ? en montrant du doigt le serpent.

 

Le prêtre, venu nous rejoindre semble blêmir et prononce quelques mots à voix basse. Taïa et le Roi paraissent s’étonner de sa réaction et l’interrogent. Le prêtre ne prend pas le temps de répondre et repart aussitôt dans le fond de la pièce.

Il parcourt de la main les pavés du mur et appuie sur l’un d’eux qui s’enfonce.

A notre grand étonnement, un bruit de frottement pierreux se fait entendre, il semble provenir de sous la table. Je m’accroupis et découvre qu’une des dalles au sol s’est enfoncée.

Le prêtre s’agenouille devant l’orifice découvert, y plonge la main dans une cavité sur le côté et en ressort une peau de bête enroulée sur elle-même. Il en défait les liens et la déroule sur la table. Un tapa de grande taille apparaît, de facture très ancienne et rempli de signes maoris, ainsi que de dessins.

Le prêtre lève les bras et profère  de façon très solennelle des paroles qui résonnent dans la pièce. Tout le monde se précipite autour de la table. Les visages expriment l’étonnement et une grande curiosité.

 

Le prêtre pose son doigt sur le tapa à l’endroit où est semble-t-il dessinée une île gigantesque sur laquelle figurent des montagnes une pyramide à étages et le serpent : Azatlan ! prononce-t-il très fort, une vive émotion dans la voix.

 

Il suit du doigt la progression sur le tapa. des navires, de grandes pirogues, une dizaine en tout ont quitté la terre d’origine pour se diriger vers l’ouest, à travers le pacifique. Puis le groupe s’est scindé : Deux pirogues ont poursuivi tout droit vers l’ouest, les autres obliquant sud ouest.

 

Apparaissent  alors d’autres îles plus petites, où les hommes ont semble-t-il débarqué.

Le prêtre indique l’une d’entre elles et de son autre main, frappe le sol à mon intention, pour que je comprenne.

 

Sur l’île, deux formes humaines se distinguent particulièrement, portant la tiare; le premier couple royal, sans doute. Sous eux, une multitude s’organisant en une forme pyramidale. Une sorte d’arbre généalogique, remontant à une époque si lointaine qu’elle donne le tournis.

 

Le prêtre indique maintenant le premier couple royal représenté sur le tapa et les désigne l’un après l’autre : TANE ! HINA !

 

Le groupe reprend religieusement : TANE ! HINA !

 

Puis le prêtre se retourne et s’approche lentement des deux défunts, reposant sur leur pierre funéraire. Il s’agenouille devant eux et clame d’une voix emplie d’un profond respect : TANE ! HINA !

 

C’est une révélation incroyable ! Nous sommes en présence des dépouilles du premier couple souverain des Marquises. Le prêtre revient près de nous.

Je pointe du doigt le couple royal dessiné sur la carte et refais en sens inverse le déplacement du peuple Maori vers l’Amérique du sud ou peut-être le Mexique.

Une fois arrivé sur « Azatlan », j’enlève mon doigt de la carte et regarde le prêtre en levant les mains en coupe et en les écartant, en signe d’interrogation.

Le prêtre sourit et lève son index vers le plafond, puis écarte avec beaucoup de précautions le tapa et désigne un symbole qui se situe en dehors de la spirale, une étoile parmi d’autres qui, à mon grand étonnement forment la constellation d’Orion.

Je fais une mine dubitative et souris poliment.

Le bosco qui n’a rien perdu de l’explication se gratte la tête et me demande : Il est sérieux ? Si j’ai bien compris, il prétend que son peuple vient d’une étoile dans la constellation d’Orion. Il nous prend pour qui ? En prononçant ces mots, le bosco se tapote la tempe de son index.

 

Le visage du prêtre jusqu’alors souriant s’assombrit. Il tape du plat de la main sur la table, ce qui nous fait sursauter. Taïa paraît effrayée. Le Roi fronce les sourcils. Le groupe entier se masse derrière le prêtre. Nous sommes deux de notre côté de la table.

 

Le bosco s’écarte lentement de la table : Oups ! je crois que je viens de faire une gaffe ! J’ai mis le curé en boule… C’est pas bon pour nous.

 

_ N’en rajoutes pas, il ne faudrait pas grand chose pour que ça tourne vinaigre.

 

_ Je ne demande pas mieux que de m’excuser, j’ai le trouillomètre à zéro ! Mais comment me faire comprendre ?

 

_ On tient bon. Je crois que ce serait pire encore.

 

Le prêtre et le Roi conversent un instant, puis le Roi semble acquiescer. Alors le prêtre lance un ordre. Les membres masculins du groupe sortent de la pièce, à contrecœur. Seuls le Roi et Taïa restent en notre compagnie.

Une fois tout le monde sorti, le prêtre referme le rideau de l’entrée, s’éloigne et fouille parmi les pavés qui constituent la paroi de gauche et en enfonce deux simultanément. Un bruit sourd parcourt la pièce, une vibration se fait sentir sur le sol et un morceau de la paroi de droite s’ouvre, créant un appel d’air.

Muni d’une torche, le prêtre disparaît dans cette nouvelle cavité et en ressort quelques minutes plus tard, tenant dans ses mains un paquet en peau tannée, fermé par un lacet en cuir. Il le pose sur la table et le fait glisser dans notre direction, dans un geste empreint d’agacement.

 

Le bosco se rapproche et soupèse le paquet : Si tu veux mon avis, il y a là-dedans la preuve de ce qu’il avance. Ou du moins ce qu’il considère comme une preuve. Je ne sais pas ce que c’est, mais ce n’est pas bien lourd.

 

_ Ouvre le paquet. Et prends bien garde à ne pas abîmer son contenu.

 

_ La confiance règne, ça fait toujours plaisir…

 

Le bosco défait le lien qui ferme le paquet. Il déplie la peau, pose à plat les rebords et un objet curieux s’offre à notre vue.

Une sorte de planchette rectangulaire de la taille d’une ardoise scolaire dont l’apparence rappelle le cristal. De couleur tirant sur le bleu, toute sa surface est moirée, irisée et parfaitement lisse.

Le prêtre nous enjoint à saisir l’objet. Le bosco me fait un signe de tête pour m’indiquer qu’il me laisse cet honneur. J’attrape l’objet avec d’infinies précautions de la main gauche, le tourne dans tous les sens. Le bosco se penche en avant : On dirait un cadre de bureau, pour y mettre des photos. On en trouve dans tous les supermarchés, tu parles d’une découverte !

 

_ Je n’en suis pas si sûr. La couleur et la matière sont bizarres.

 

Le prêtre, irrité, fait le tour de la table pour nous rejoindre. Il saisit ma main droite et la place à l’autre extrémité de l’objet, ce qui fait que maintenant, je le tiens à deux mains. J’ai la très nette impression que rien ne se passe quand un léger fourmillement apparaît au bout de mes doigts, à chaque main.

J’ai à peine le temps d’en faire part au bosco que la surface de l’objet s’éclaire, change de couleur pour tirer sur le jaune fluorescent. Un écran ! C’est un écran.

Puis des inscriptions apparaissent, nombreuses et très petites, s’alignant de manière impeccable et formant des paragraphes alignées eux aussi, les uns derrières les autres; puis au-dessous des premiers déjà alignés . Des formes se dessinent très rapidement, des petits disques apparemment, coupés en leur centre par une ellipse.

De l’un de ces petits disques qui clignote, part une courbe verte au-dessus de laquelle une foule de ces petits signes vient s’inscrire.

La courbe verte termine sa course sur un autre petit disque, de l’autre côté de l’écran. Je n’ose pas y croire… Le petit disque fait partie d’un ensemble de quatre gravitant autour d’une étoile, quatre autres plus éloignés tournent eux aussi dans le même sens, d’est en ouest. La dixième, plus éloignée, semble immobile.

 

_ Mais c’est notre système solaire ! S’exclame le bosco.

 

_ Tout juste. Et ce que je tiens là m’a tout l’air d’être une carte de navigation spatiale. De quoi tomber sur le cul, quand même.

 

_ C’est pas forcément pire que de remonter dans le temps !

 

_ Tu ne te rends donc pas compte de ce que je tiens là ? C’est l’origine de l’humanité, rien que ça ! Tu imagines tout ce que cela remet en question ?

 

_ Eh bien, pas trop, non.

 

_ Adam et Eve, ton catéchisme, la place de l’homme dans l’univers, l’évolution de l’homme qui descendrait du singe !

 

_ L’homme des cavernes a pourtant existé …

 

_ Coexisté plutôt, on dirait.

 

_ Ce n’étaient peut-être pas des hommes comme nous…

 

_ Comment cela ?

 

_ Je ne sais pas moi. D’autres entités qui seraient venues sur terre et qui auraient apporté leur contribution à notre évolution. Parce que je vois mal une humanité toute entière, capable de voyager dans l’espace venir sur terre et régresser au point de vivre l’antiquité, le moyen âge dans la misère et les massacres.

 

C’est bien la première fois que mon ami Serge tient un tel langage. Sa répartie me laisse perplexe et mon enthousiasme premier cède vite le pas à un doute pesant.

 

Le prêtre me reprend l’écran lumineux des mains qui s’éteint pour reprendre sa couleur initiale, bleue nacrée. Il me regarde droit dans les yeux et me lance un regard interrogateur.

 

Je lui réponds par un hochement de tête approbateur, et pose ma main sur l’écran puis le désigne du doigt, puis le Roi, puis Taïa et m’efforce de prendre un air interrogateur.

 

Il semble réfléchir à ce que je veux bien vouloir lui faire comprendre, puis il nous fait signe de le suivre.

 

Nous nous approchons des deux momies; le prêtre désigne l’écran et le pose délicatement près des deux corps. Il nous regarde et lève les mains au ciel pour les baisser au-dessus des momies. Il repart vers la table, y récupère le tapa et revient nous rejoindre. Il désigne le couple royal dessiné sur le tapa et sur la stèle où ils reposent.

Il lève son pouce puis son index en prononçant : TANE, HINA !

J’opine du chef, le bosco aussi. Le prêtre lève la main au-dessus de sa tête, l’index levé et dans un mouvement lent, vient poser le doigt sur le tapa : TANE, HINA…AZATLAN ! Et il suit la progression inscrite : AZATLAN…TAIOHAE !

 

Je suis bouleversé. Si j’ai bien compris, les deux momies auprès desquelles nous nous trouvons seraient des êtres venus de l’espace qui auraient rencontré la civilisation Maya et auraient migré à travers le pacifique en entraînant une partie de la population pour y fonder une nouvelle civilisation. La civilisation Maori.

J’ouvre de grands yeux qui doivent me faire paraître incrédule, car le prêtre repart dans la pièce secrète et en ressort en traînant un coffre en bois richement sculpté.

Le prêtre semble se trouver au bord de la crise de nerfs, et c’est les mains tremblantes qu’il ouvre le coffre.

Son contenu est déconcertant: Des objets inconnus et tous faits dans une matière ressemblant celle de l’écran que nous avons vu tout à l’heure.

Le prêtre sort une sorte de bloc d’environ quatre centimètres d’épaisseur. Il le saisit de chaque côté, à deux mains. La surface s’illumine aussitôt et nous voyons défiler des images : Une ville dont la vue est prise en altitude; elle semble immense et étrange. D’immenses arches la parcourent. Des appareils semblent flotter dans les airs, innombrables et colorés.

L’image qui suit est étrange, elle montre TANE et HINA dans une tenue vestimentaire particulière qui rappelle celle de nos pilotes de chasse. Ils sourient et posent dans un milieu naturel. C’est ça qui est étrange, la nature en elle-même : Les plantes sont particulières avec des formes et des couleurs que nous ne connaissons pas; mais le plus surprenant reste l’arrière plan : une chaîne montagneuse somme toute banale, mais au-dessus, trois lunes – deux grosses et une plus petite – se tiennent suspendues dans l’azur !

L’image suivante semble prise à l’intérieur d’un appareil. On y voit HINA, le dos tourné aux commandes qui tient l’écran décrivant le plan de vol devant elle. Elle sourit de façon admirable. Elle est vraiment d’une grande beauté.

 

Les images qui défilent ensuite sont des prises de vues de l’espace d’une netteté extraordinaire. On y voit des nébuleuses, des constellations magnifiques, des planètes inconnues, puis la terre. Les prises de vues se succèdent : les pôles les différents continents, les océans, l’archipel des marquises à basse altitude, une côte, la forêt, des temples, des montagnes. Une population prosternée, le couronnement des deux voyageurs de l’espace. Une population en guerre contre une autre. Des incendies tragiques. L’appareil de vol détruit, en proie aux flammes. Une foule  implorante. Un déplacement massif. La construction de grandes pirogues. L’océan, et les pirogues noires de monde, une centaine de pirogues. Enfin la côte, la baie de Taiohae, l’installation. Une croissance rapide de la population, le couple royal et ses enfants, puis les enfants des enfants.

Les travaux dans la falaise pour creuser le tombeau.

La dernière image est une vue de Taiohae qui semble prise de l’entrée de la grotte.

 

Le bosco me regarde, blanc comme un linge: Ils n’étaient que deux ! Ils ont fait le voyage jusqu’ici et ont fondé la civilisation Maori.

 

_ Oui. Et ils ont œuvré avec sagesse, sans orgueil ni vanité. Ils n’ont rien fait construire d’énorme comme des temples ou des palais. Les lois sont simples et la vie du peuple est heureuse.

 

_ Dingue ! C’est dingue !

 

Je pose la main sur le bras du prêtre en acquiesçant. Je remarque qu’il pleure en silence. Le Roi et Taïa aussi.

 

Le prêtre range le bloc ainsi que l’écran dans le coffre et part remettre ce dernier à sa place, dans la pièce secrète.

 

Quand il revient, les larmes séchées, il montre à nouveau les momies : TANE, HINA… HAKA’ IKI ! Il pointe son index sur sa poitrine : HAKA’ IKI ! Il désigne le Roi : HAKA’ IKI ! Puis Taïa : HAKA’ IKI !

 

Qu’est-ce qu’il veut dire ? demande le bosco.

 

_ J’ai bien une idée, mais je n’en suis pas sûr. J’ai l’impression qu’il essaie de nous expliquer que tous trois descendent de Tane et Hina. Que les deux extra-terrestres sont leurs ancêtres.

 

_ Hô !

 

Le prêtre, comme pour confirmer ma thèse, pose un baiser sur le front de Taïa, puis sur celui du Roi et croise ses bras en les remuant doucement devant lui comme s’il les berçait.

 

_ C’est leur père ! s’écrie le bosco. Et ces deux là sont frère et sœur !

 

_ Incroyable ! La lignée directe des extra-terrestres ! Tu m’étonnes qu’il se soit fâché ! C’est l’histoire de sa famille qu’il nous a raconté.

 

Le prêtre appuie à nouveau sur les deux pavés de la cloison et la porte se referme. Il lance ensuite un ordre bref et le reste de la troupe entre à nouveau.

Le tapa est alors religieusement replié et enfermé dans sa peau de bête, puis lacée et rangée avec soin dans sa cavité. La dalle remise en place par une pression sur le pavé de la cloison.

 

Le bosco me susurre : Le trésor, c’est pas les diamants ou l’or, c’est ce qu’il y a dans le coffre.

 

_ Nous sommes déjà bien plus riches de l’avoir vu. N’est-ce pas suffisant pour nous ?

 

_ Ah ça oui ! C’est très bien là où c’est, et il faut que ça y reste. Une sépulture, c’est sacré.

 

_ Même plus tard ?

 

_ Comment ça ?

 

_ Quand on sera revenus à notre époque. Ca sera toujours là.

 

_ Une sépulture, ça reste une sépulture. Il n’y a pas à tortiller ! Je n’aimerais pas qu’on vienne farfouiller dans le caveau familial. Alors ce qui vaut pour moi vaut pour les autres. Juré craché.

 

_ Amen ! Juré craché.

 

Le Roi, accompagné de Taïa et de leur père donc, s’approche de nous  et nous fait face. Le prêtre lève les mains et entonne une mélopée douce et triste. Le Roi avance et me passe un cordon autour du cou. Quand il le lâche, je sens un poids sur mon torse. Je n’ose pas y toucher mais je sens la fraîcheur de l’objet qui repose entre mes pectoraux. Taïa me sourit et c’est un réel ravissement.

Quant au bosco, il ouvre de grands yeux : T’as pas perdu au change !

 

_ Comment ça ?

 

_ Tu ne vois pas le tiki qu’il vient de te refiler ? C’est une véritable œuvre d’art, une pièce de musée. Il doit peser lourd.

 

J’attrape le tiki entre deux doigts. En effet, c’est quelque chose ! Il est plutôt gros, en or massif, finement sculpté à la main d’une multitude de motifs Maoris et d’autres qui rappellent les signes inscrits sur l’écran des voyageurs spatiaux. Il est suspendu à un collier noué autour de sa tête; un collier fait de cheveux tressés d’un noir intense. Ce seraient ceux de Taïa que je n’en serais pas surpris.

 

Chaque membre du groupe vient nous donner l’accolade. Le grand colosse passe doucement son poing fermé sous le menton du bosco; un signe d’affection sans doute…

 

Nous jetons un dernier regard dans la pièce et adressons une pensée aux deux défunts; puis nous prenons le chemin de la sortie.

 

La grosse roche a été remise en place, les torches ont été rangées dans les paniers.

La descente le long des cordes s’est faite facilement.

 

Une fois en bas, le groupe retrouve sa bonne humeur et se réjouit de pouvoir s’exposer à nouveau au soleil pour se réchauffer.

 

Le prêtre s’approche  et nous désignant, le bosco et moi-même déclare d’un ton solennel en montrant le sommet de la paroi que nous venons tous de descendre: TAPU ! (Interdit/Sacré). Puis il pose son index en travers de sa bouche. Nous lui faisons signe que nous avons compris.

 

_ Sorcier d’ARAGO ! Sorcier d’ARAGO !

 

Les TRPP11 ont émis l’appel en même temps; l’ensemble du groupe s’est retourné, surpris. Je réponds à l’appel : ARAGO de Sorcier, j’écoute !

 

_ Je vous passe le commandant… Sorcier ? Où êtes-vous ?

 

_ Nous sommes dans une autre vallée, sur la droite. Tout va bien. Nous allons rentrer.

 

_ Bien. Pensez-vous que le Roi accepterait une invitation à bord pour ce soir ? J’ai l’intention d’organiser un Kaïkaï en son honneur.

 

_ C’est difficile à dire pour l’instant, comandant. Mais dès que nous serons arrivés à Taiohae, je tenterai de le convaincre.

 

_ Entendu. Rappelez-moi dès que vous serez rentrés à Taiohae.

 

_ Entendu, commandant… Clic-clic, clic-clic !

 

_ Clic-clic, clic-clic !

 

Le prêtre et Taïa semblent médusés par notre moyen de communication. J’appelle le bosco qui s’est éloigné : Serge ! On va leur faire une démonstration. Emmène le prêtre un peu plus loin, on va le faire converser avec Taïa.

 

_ Et pourquoi je me coltine le vieux ? On peut changer ?

 

_ Ne sois pas bête. Cale toi sur le canal « deux ». O.K. ?

 

_ O.K. C’est fait. Allez Papy, viens par là… Si, si. Taïa, dans la boi-boîte ! Si, si.

 

Je montre l’appareil à Taïa qui fronce les sourcils. Je m’assure que le bosco est à bonne distance, il lève son pouce. Je pose l’appareil contre la joue de Taïa en appuyant sur le bouton d’émission et l’invite à parler en remuant les lèvres sans sortir un son; ce qui a pour résultat de la faire éclater de rire. Je relâche alors le bouton et on entend la voix de son père, le prêtre hurler à pleins poumons quelque chose.

Je me retourne pour me rendre compte de ce qui se passe, mais apparemment, le vieil homme se tient tranquillement près du bosco, l’appareil contre son oreille, attendant une réponse. Simplement, il crie. A cause de la distance, sans doute.

Le bosco, lui, cache sa bouche de sa main libre pour qu’on ne le voie pas rire.

 

Nous les rejoignons. Le bosco est hilare. Le prêtre est rayonnant de joie : Papy…T-L-P-P-ONZE !… Papy…T-L-P-P-ONZE !

 

_ Il est trop, affirme le bosco.

 

Bientôt, c’est tout le groupe qui rapplique et nous sommes obligés de le séparer en deux pour leur faire passer à tous l’épreuve du T-L-P-P-ONZE ! Comme ils disent en roulant les R. L’exercice les amuse beaucoup.

 

Nos traversons à nouveau la vallée verdoyante, passons le col et finissons par entrer dans la baie de Taiohae.

 

Une bonne odeur de cuisine et de viande grillée nous rappelle qu’il est plus de midi. En chemin, les hommes nous laissent les uns après les autres pour sans doute regagner leur foyer. Nous nous dirigeons à cinq maintenant vers une case assez grande, par rapport à la plupart de celles que nous avons vues. Le prêtre nous invite à entrer en posant sa main gauche sur son coeur. Ce doit être chez lui. Une femme âgée, le visage ridé et serein, arborant une épaisse chevelure blanche qui descend dans son dos en une longue tresse jusqu’en bas de ses reins, nous accueille. Nous la saluons poliment. Au moment où je me penche, elle remarque le nouveau tiki que je porte. Elle le saisit entre les  doigts de sa main droite et pose la paume de sa main gauche sur ma tête, puis ferme les yeux. Surpris, je n’ose plus bouger; Je ne suis pas le seul d’ailleurs, apparemment, tout le monde semble retenir son souffle.

 

La femme rouvre les yeux et sourit. Elle me dépose un baiser sur le front et porte le tiki à mes lèvres. Allez y comprendre quelque chose…

 

L’intérieur de la case est très soigné. Des nattes sont disposées au sol. Le mobilier sommaire est richement sculpté, et les murs sont ornés de colliers de coquillages. Je me demande comment ils sont fixés; je m’approche de l’un d’eux et constate qu’il est suspendu à une épine d’oursin crayon. Une énorme mâchoire de requin trône sur le mur face à l’entrée; si elle ne comportait pas ses sept rangées de dents acérées comme des rasoirs, on pourrait s’en servir de cerceau et danser le houla-houp avec, tellement elle est large.

 

En l’apercevant, le bosco ne peut contenir un sifflement entre ses dents : Tu parles d’un clapoir ! Je ne sais pas qui est allé lui chatouiller la glotte à celui-là, mais c’était certainement quelqu’un de courageux ! T’imagines la bestiole autour ? Il devait faire dans les dix mètres, au moins. C’est le genre de bestiau qui t’avale d’un coup, comme ça. Gloup ! Et il n’y a plus personne. Rien que de l’imaginer, j’en ai des frissons !

 

Nous nous asseyons en cercle. Taïa se place à ma droite, le bosco étant à ma gauche. A droite de Taïa, le prêtre et son fils, le Roi. La femme qui doit être l’épouse du prêtre et la mère du Roi et de Taïa se place à gauche du bosco. Elle le fixe droit dans les yeux; le bosco rougit immédiatement et sourit mal à l’aise; elle sourit à son tour en lui ébouriffant les cheveux. Le bosco ouvre des yeux tout ronds. Cela fait deux fois aujourd’hui…

 

Je m’acquitte de prévenir le bord que nous sommes rentrés dans la baie.

La maîtresse de maison frappe dans ses mains et une jeune fille apparaît, les bras chargés d’un énorme plateau sculpté contenant une incroyable quantité de sortes de petits beignets. On dirait des beignets de chevrettes; ces crevettes  qui vivent dans l’eau douce des rivières. La jeune fille rayonne de joie. Elle semble très fière d’accomplir cette tâche.

L’agréable fumet emplit instantanément la case, c’est un véritable ravissement. La jeune fille dépose le plat sculpté sur la natte, au centre de notre groupe; elle sort et revient poser à côté du plat une corbeille en fibres tressées, remplie de citrons verts.

Le repas se déroule dans la bonne humeur. Apparemment, le prêtre relate notre expédition  de la matinée par le menu à son épouse.

Elle réagit à plusieurs reprises, en riant d’abord quand son mari imite le bosco, la main prisonnière de l’anguille et puis en fronçant les sourcils à l’évocation de Quetzalcoatl ainsi qu’aux noms de TANE et HINA.

Quand le prêtre parle de Taïa, d’une voix amusée, une fois sa phrase terminée, sa femme enfouit son visage dans ses mains, en me regardant à travers ses doigts, prise d’un petit rire coquin, en secouant la tête.

Taïa ne semble pas réagir, ignorant le fil de la discussion. Elle se contente de m’adresser un regard de braise tout en sectionnant de ses dents éclatantes un beignet de chevrette, un petit sourire en coin.

C’est fou l’effet que produit cette femme sur moi. Sa proximité, son parfum, son regard suffisent à accélérer mon rythme cardiaque.

 

La maîtresse de maison s’adresse à Taïa. Elle semble lui poser une question sur un ton assez grave. Taïa semble un instant prise au dépourvu puis acquiesce en fixant sa mère droit dans les yeux;  dans une attitude de défi.

La vieille femme soutient durement le regard de sa fille puis s’adoucit et lui sourit, acquiesçant d’un hochement de tête. Elle lui pose une autre question. Et je suis surpris d’entendre Taïa répondre : Luc !

 

La mère de Taïa me sourit gentiment : Luc ?

 

_ Oui ?

 

Elle pose à plat la main sur sa poitrine : Hinano. Elle me regarde d’une façon qui me laisse perplexe; j’ai l’impression qu’elle me couve des yeux.

 

Le bosco qui n’a rien perdu de la conversation (contrairement à ce que j’aurais pu penser, étant donné l’enthousiasme avec lequel il dévore les beignets), me donne un coup de coude discret, il cligne sciemment les yeux et arbore un sourire ironique : Dis donc, ma poule ! Si tu as besoin d’un témoin à ton mariage, je suis ton homme…

 

_ Non ! Tu insinues que …

 

_ Bédame ! Que crois-tu qu’elles se sont raconté ? Hein ? Si tu veux mon avis, la damoiselle vient d’obtenir l’accord de sa maman. Apparemment, c’est le matriarcat qui prévaut par ici.

 

_ Mais je n’ai rien dit moi !

 

_ Tu l’as repoussée ? Non ! Alors, qui ne dit mot consent. Et j’ai bien l’impression que dans ces contrées, ce sont les femmes qui cherchent un homme et pas le contraire. T’es foutu mec !

 

_ Il va falloir éclaircir cette situation, je veux bien qu’on soit copains, mais de là à aller jusqu’au mariage… Faut pas trop pousser !

 

_ Je me demande si…

 

_ Oui ? Quoi ?

 

_ Je me demande si j’ai à bord quelque chose de convenable à me mettre pour une telle occasion. C’est que ce n’était pas prévu…

 

_ Espèce d’andouille !

 

_ Andouille toi-même, c’est toi qui sera bientôt saucissonné, la corde autour du cou.

 

_ Même pas en rêve.

_ Une princesse, ça ne doit pas beaucoup supporter de se faire éconduire. Surtout au stade où on en est. Et puis si tu souhaites continuer à entretenir de bonnes relations entre la population et le bord… Ne vas surtout pas froisser la famille royale. Ça ne se fait pas.

 

_ Au stade où on en est ? Quel stade ?

 

_ La belle vient d’annoncer à ses parents, qui sont aussi ceux du Roi qu’elle t’a choisi pour époux. Maman a donné sa bénédiction. Papa n’a semble-t-il pas son mot à dire, quoiqu’il t’a à la bonne depuis le début;  son vote t’était acquis d’avance, de toute façon. Voilà où on en est, Môssieur le joli cœur ! Il n’y a plus qu’à fixer une date.

 

_ C’est tout l’effet que ça te fait ?

 

_ Ah non ! Je suis bigrement content. Parce qu’aux repas de noces, on s’en met plein le lampion ! Si tu peux faire en sorte qu’il y ait de la langouste…

 

La situation me dépasse. Comment faire pour expliquer qu’il s’agit là d’un malentendu ? Il faut que je sorte réfléchir seul.

Je me lève, salue tout le monde et sors rapidement prendre l’air. Ils en sont tous baba.

 

Je marche le long du bord de mer, en proie à un grand tourment, quand le Roi, accompagné du bosco me rejoint.

Il écarte les mains et prend un air interrogateur. Je lui réponds aussi sec : Taïa, Luc… Aïta (non) ! En agitant devant lui mon index gauche de gauche à droite.

 

Le Roi prend une mine faussement désolée, lève les épaules en signe d’impuissance.

Me voilà propre ! Même le Roi n’y peut rien. Enfin ! Je trouverai bien un moyen pour me défiler, d’une manière ou d’une autre.

Tout à coup, je repense à l’invitation du pacha. Le moment n’est peut-être pas le meilleur, mais comme on est au bord de l’eau, avec l’ARAGO en vue, le côté pratique l’emporte. Je vais pour parler au Roi et je réalise que je ne peux même pas l’appeler, ne connaissant pas son nom. Je ne sais pas si ça se fait de demander ça à un Roi par ici, mais je me lance. Je pointe mon pouce sur mon torse et je prononce : Luc.

Je tends la main dans sa direction et il me répond : Téva.

 

Le bosco se rapproche de nous : Puisqu’on en est à tu et à toi, moi c’est Serge.

 

Le Roi, Téva donc, répète amusé : Seldge ?

 

_ SèRRRE..JE !

 

_ Selge !

 

_ Mad éo ! Selge me va très bien.

 

_ Mad éo ?

 

_ Oui, pour dire que c’est bon… Ah la la ! comment lui expliquer ? Ah si ! Le bosco lève le pouce bien haut en l’agitant devant lui : Mad éo !

 

Téva en fait autant avec son pouce : TAU !

 

_ Ben voilà, TAU ! Pour moi c’est pareil, c’est TAU !

 

_ Dis donc Serge, puisque tu t’entends si bien avec Téva; tu ne veux pas épouser sa sœur ? Elle te ferait des gratouillis sur la tête… Toi qui aimes tant ça !

 

_ Cause toujours, beau merle !

 

_ Bon, c’est pas le tout… Téva ?

 

Téva laisse le bosco pour me prêter son attention. Je lui désigne l’ARAGO, mime l’action de manger et pointe l’index en direction du soleil pour le baisser lentement en direction de l’ouest.

Il me répond en posant sa main sur son torse d’un air interrogateur.

J’acquiesce, je le désigne et désigne aussi la maison de ses parents ainsi que la maison du conseil.

Téva acquiesce à son tour.

 

 

Nous passons l’après midi à terre, en compagnie de nos hôtes. Le bord a été prévenu et le pacha a été informé que l’invitation est acceptée. Nous assistons à une façon de pêcher le requin bien singulière: Deux jeunes hommes sont entrés dans la mer jusqu’à mi cuisse, dans la baie et ont entrepris de frapper la surface de l’eau du plat de la main. Quelques minutes plus tard, leurs amis, massés sur le rivage se sont mis à crier; un aileron venait d’apparaître à une vingtaine de mètres. Les hommes se sont alors mis à courir dans l’eau, poursuivis par le requin; ils couraient en longeant la berge, l’eau sous le genou, tout en se rapprochant graduellement du bord; obligeant ainsi le requin dans sa course effrénée, à venir s’échouer sur le sable noir.

Une fois la bête hors de l’eau, une équipe lui transperce maintenant la tête à coups de  lances pointues. Les requins que j’ai vu sortir de l’eau étaient tous très gros.

 

Courage ou bien inconscience ? Il faut les deux, je présume, pour accomplir ce genre de sport. Je n’ose imaginer le sort du coureur qui chuterait.

Cette technique de pêche tient à la fois lieu de moyen de ravitaillement, bien sûr, mais surtout de spectacle apparemment très prisé par toute la population, vu le nombre important de spectateurs massés sur la berge.

 

En tout, une vingtaine de requins ont à présent été sortis de l’eau.

Il faut bien savoir qu’aux Marquises, il n’y a pas de barrière de corail. Quand vous entrez dans l’eau, vous perdez rapidement pied car le bord de l’île, ce que l’on appelle le tombant, est un à-pic qui plonge à quelques milliers de mètres. Vous êtes tout de suite dans l’océan pacifique, le grand bleu. Du bleu devant, sur les côtés, derrière et pire que tout, dessous.

Quand on sait qu’un requin peut remonter de très profond à la surface comme une torpille, le grand bleu est générateur d’angoisse… De plus, ces poissons sont si rapides que dans bien des cas, l’œil n’a même pas le temps de le capter !

Les requins que l’on y rencontre n’ont rien de commun avec ceux des lagons; ils sont plus gros et très agressif.

 

J’en ai fait la pénible expérience lors d’une des précédentes missions, dans la baie d’Anao.

Je plongeais en apnée, à la recherche de jolis coquillages pour compléter ma collection. Je palmais à quatre mètres du récif, à peu près. Heureusement…

Du coin de l’œil, j’ai perçu un mouvement, j’ai tourné la tête et j’ai pu constater qu’un requin de quatre mètres environ, passait à cinq mètres de moi, tranquillement, puis il s’est éloigné calmement. Je l’ai d’abord identifié à la pointe blanche de son aileron, ce qui m’a rassuré et induit en erreur.

Dans les lagons, les requins à pointe blanche sont très communs, comme les pointes noires et ne sont pas du tout agressifs; d’autre part, ils mesurent rarement plus de deux mètres.

 

Et puis, justement, je me suis fait la réflexion qu’il était bien long pour un pointe blanche et que son dos avait une drôle de courbure. J’ai tout à coup ressenti un frisson me parcourir le corps, une inquiétude galopante m’occuper l’esprit, une angoisse, comme un sixième sens en état d’alerte. J’ai à nouveau tourné la tête et j’ai alors eu la vision d’horreur : Le requin se tenait à une vingtaine de mètres et gesticulait dans tous les sens. La danse typique des requins avant l’attaque ! Et il m’a fait face.

 

A ce moment, je n’étais plus maître de quoi que ce soit. L’instinct de survie à dû prendre le dessus; le lézard, en quelque sorte est remonté à la surface, sorti du premier étage cérébral, commun à bien des espèces, pour aller contrôler les étages supérieurs.

Quand j’ai retrouvé mes esprits, toute ma lucidité, j’étais assis sur le récif fait de roche volcanique, à deux mètres au-dessus de la surface de l’eau, le tuba toujours dans la bouche, l’embout à moitié découpé par mes dents, tellement je l’avais mordu; les palmes toujours aux pieds et les mains en sang, malgré mes gants renforcés de cuir sur la paume et les doigts; et un cœur prêt à sortir par ma bouche tellement il cognait fort dans ma poitrine, sans doute saturé par l’adrénaline.

J’avais escaladé le récif coupant en grattant !

J’ai vu le requin passer près du récif, nageant nerveusement, apparemment  frustré d’avoir raté sa proie; puis il s’est éloigné, faisant route vers d’autres opportunités alimentaires.

Je l’ai échappé belle ce jour là… Je ne sais pas si je dois remercier quelqu’un comme Dieu, par exemple; mais qui que ce soit, il est assuré de toute ma reconnaissance !

 

 

 

Taïa  paraît un peu gênée, attristée. Depuis le début de l’après-midi, elle m’a lancé des regards timides et des sourires à peine esquissés. Je ne peux pas la laisser ainsi. Après tout, qui a parlé de mariage, à part le bosco ? Personne. Dans ce que j’ai vu ou entendu, rien ne laisse à penser qu’une union soit décidée, ni même envisagée. L’idée même d’un mariage n’est que pure spéculation de la part du bosco, son interprétation très personnelle de la discussion qui a eu lieu entre Taïa et sa mère.

Je lui offre donc mon sourire le plus chaleureux possible afin qu’elle ne soit plus tourmentée. Elle se métamorphose alors pour retrouver sa gaieté naturelle.

Nous étions tous sur le rivage à suivre les prouesses des rabatteurs de requins. Je la rejoint et nous nous écartons du groupe pour aller nous asseoir un peu plus loin, au bord de l’eau.

Je pose doucement ma main sur la sienne, qu’elle retourne aussitôt pour la refermer sur la mienne. Nos regards se rencontrent. Nous restons un bon moment à nous contempler ainsi, apprenant chaque détail du visage de l’autre. Je suis avec ravissement la magnifique courbe de ses paupières qui donnent cette si jolie forme d’amande à ses yeux; sa bouche si finement ourlée comme seules celles des femmes du pacifique peuvent l’être; sa chevelure sentant si bon le santal, si noire, brillante, et tellement abondante qu’on a l’impression que l’on pourrait s’y perdre à jamais.

 

Je crois bien que je suis réellement tombé amoureux de Taïa, que j’ai succombé à son charme. Heureux et triste à la fois.

 

Heureux d’avoir pu la rencontrer et la découvrir ainsi. Heureux de ressentir quelque chose d’aussi fort et tellement pur, précieux.

Mais triste aussi en raison  des circonstances. Triste de savoir que notre présence en ce temps ne serait probablement que provisoire. Qu’aucune promesse ne saurait être faite car impossible à tenir. Et comment la prévenir, lui faire comprendre ?

 

J’en suis là de mes réflexions quand elle pose délicatement sa tête sur mon épaule et se met à caresser mon torse, faisant glisser doucement ses doigts si fins dans mes poils. J’arrête de penser. Je saisis délicatement son menton, plante mes yeux dans les siens et je pose un baiser sur ses lèvres entrouvertes. Elle ferme les yeux et se blottit contre moi. Puis elle s’écarte et me fixe d’un regard chargé de désir, comme doit l’être le mien.

Elle se relève et m’invite à la suivre.

 

Nous marchons d’abord l’un à côté de l’autre, d’un pas délibérément lent, pour ne pas attirer l’attention des autres sur nous – A part le bosco qui me gratifie d’un clin d’œil tellement peu discret – personne ne se rend compte de notre départ, le spectacle des pêcheurs étant si prenant. Puis nous pressons l’allure et nous nous enfonçons dans la baie, dépassant rapidement la zone habitée pour emprunter à nouveau le col et descendre presque en courant le versant dans l’autre vallée. Nous suivons la rivière pour atteindre une magnifique cascade.

L’eau, descendant à pic le long de la paroi ruisselante depuis le sommet semble parcourir dans les deux cent mètres pour plonger en un bouillonnement assourdissant, dans un bassin creusé à même la roche au fil du temps. Véritable écrin naturel au fond de la vallée, l’endroit est ensoleillé et la végétation tout autour de la cascade est luxuriante. Des perruches violettes virevoltent de branche en branche en émettant des petits cris joyeux.

Une grande roche plate et polie par le travail de l’eau au fil du temps repose au bord du bassin et l’une de ses extrémités plonge en oblique deux mètre dans l’eau.

 

Taïa, légère et féline saute d’un bond gracieux sur la pierre, elle se retourne dans ma direction, me lance un sourire éclatant et complice puis elle plonge en riant dans l’eau bouillonnante.

Je quitte à la hâte mes vêtements, en proie à une excitation phénoménale et cours à sa suite en plongeant à mon tour dans l’eau claire.

Je suis surpris par la fraîcheur de l’eau. On a beau dire que ça fait du bien, que c’est revigorant, cela a tout de même des conséquences dont on se passerait bien en pareil moment…

 

Nous nous retrouvons au milieu du bassin où l’eau est très profonde. Taïa est radieuse, je le suis moi-même.

En un mouvement de la tête, elle a rejeté ses cheveux en arrière; ses longs cils étincellent au soleil, retenant des petites gouttes d’eau comparables à des brillants. Notre étreinte est fougueuse. Elle ferme ses bras autour de mon cou et enserre ma taille de ses jambes, frottant avec force son ventre contre le mien, sa douce toison caressant mon sexe. Sauvagement, elle colle alors sa bouche contre la mienne.

Malgré la fraîcheur de l’eau, la preuve de mon désir réussit à se matérialiser à nouveau. Je suis contraint de nager à reculons en agitant les bras et les jambes car le poids de nos corps ne nous permet pas de rester à la surface. Je nage jusqu’à rencontrer sous mes pieds la roche lisse et oblique.

Je nous hisse hors de l’eau, Taïa toujours contre moi, se pressant avec passion contre mon corps; son sexe reposant sur le mien.

Les rayons du soleil nous apportent une chaleur bienfaisante.

 

Des gouttes d’eau perlent le long des cheveux de Taïa, puis s’écoulent sur sa poitrine ferme et galbée pour terminer leur course au bout de ses tétons durcis. Elle s’apprête à m’enfourcher quand je la retiens doucement. Elle ne semble pas comprendre. Je nous fais rouler sur la pierre, afin de me retrouver au-dessus d’elle. Elle me sourit, perplexe. Puis elle va de surprise en surprise au fur et à mesure que je descends le long de son corps, lui faisant découvrir lentement les délices des préliminaires de l’amour. Jeu qui semble-t-il n’a pas cours par ici, mais auquel elle participe volontiers, se laissant d’abord porter sur les ondes du plaisir en tenant ma tête enfouie entre ses jambes dans la délicieuse moiteur de son intimité, se cabrant longuement et gémissant à l’envi; puis apportant sa malice et sa fougue, faisant preuve d’une fantaisie qui me ravit.

 

Nos cris et nos plaintes montent vers un ciel bleu et très haut, ricochant d’abord sur les parois rocheuses, en se mêlant au grondement bouillonnant  de la cascade.

 

Taïa était encore une jeune fille ce matin; elle est maintenant devenue femme.

Quant à moi, je ne suis plus du tout certain de vouloir retrouver une époque à laquelle Taïa n’appartient pas. Désolé pour Mireilla, mais je n’y peux rien, c’est plus fort que moi.

Nous sommes restés un bon moment au bord de la cascade, jusqu’à ce que nous soyons rassasiés l’un de l’autre. Enlacés, isolés du reste du monde, comme à l’intérieur d’une parenthèse dans le temps qui passe.

 

En arrivant au col, sur le chemin du retour, je demande à Taïa dans un geste de la main ce qu’il y a dans la vallée de l’autre côté, derrière l’abrupt rocheux qui borde celle d’où nous venons.

 

Elle prend alors un air effrayé, en secouant la tête négativement et en prononçant sur un ton affolé : TAPU ! TAPU ! TUPEPEHUE ! ( le diable ! )  TAPU ! Et elle reprend la marche en accélérant l’allure. Mettant ainsi un terme à cette discussion.

 

Je me demande ce qu’il peut bien y avoir de si effrayant là-bas…

 

Nous avons regagné Taiohae. Nous avons retrouvé le bord de mer, maintenant déserté. Nous nous dirigeons en direction de la case des parents de Taïa et, au détour du chemin, nous tombons sur le bosco, assis en tailleur sous un arbre à pains, au milieu d’un groupe de jeunes Marquisiens amusés.

 

Le bosco est aux prises avec une belle noix de coco, tentant en vain d’en arracher la bourre avec les dents, contrairement à ses nouveaux amis qui s’acquittent de cette tâche avec une facilité déconcertante.

A chaque fois que le bosco recrache de la bourre en grimaçant, c’est un éclat de rire général. Des enfants ont pris place autour du groupe afin d’assister à ce spectacle qui les fait rire aux larmes.

 

Le bosco nous aperçoit : Ptouh ! Tiens, voilà les deux tourtereaux de retour ! Ptouh ! Ptouh !

 

_ Tu t’es fait de nouveaux potes ?

 

_ M’en parle pas ! Ptouh ! Ils se sont mis en tête de m’apprendre à éplucher une noix de coco !… Ptouh ! Je ne sais pas comment ils font, mais moi, je n’y arrive pas. Tout ce que je vais y gagner, c’est d’y laisser un chicot. Enfin, ça a au moins le mérite de les faire rire… Ptouh ! Ca prendra le temps que ça prendra, mais j’y arriverai, nom de Zeus ! Ptouh !

 

Le bosco ne risque pas d’y arriver, car il a entamé la noix de coco en son milieu. Alors qu’il faut commencer par détacher un morceau de la bourre à l’extrémité la plus fine de la noix, la moins résistante, où les dents peuvent se refermer dessus en profondeur.

 

Un des jeunes m’interpelle : Luc-tane ! Les nouvelles circulent vite par ici… Il me désigne une noix de coco, un sourire aux lèvres; m’invitant à me joindre à eux, une pointe de défi dans le regard.

J’attrape la noix de coco, Taïa pouffe de rire, le bosco cache le sien du mieux qu’il peut derrière sa noix mais ses yeux le trahissent.

Je m’assieds en tailleur, entre deux jeunes marmules au sourire franc comme l’or.

Je tourne la noix entre mes mains pour choisir le meilleur angle d’attaque. Des commentaires discrets, ponctués de rires, fusent.

Le bosco a posé sa noix sur ses cuisses et m’observe, impatient de me voir le rejoindre au niveau des débutants peu doués.

Je plante mes dents à l’extrémité de la noix dans la bourre tendre et amère, serre les mâchoires et assure la prise de mes mains à sa surface et pousse sur mes bras en tirant la tête en arrière. La bourre résiste un instant puis commence à céder, un tout petit peu d’abord; puis d’un coup, une portion se détache sur toute la longueur du fruit.

 

Un Oooh ! parcourt le groupe. Le bosco ouvre des yeux tout ronds et sa bouche, crispée continue à former le « Oh » bien qu’aucun son n’en sorte plus.

Je lui lance un clin d’œil et poursuis la décortication de ma noix de coco.

 

Les enfants applaudissent et le Marquisien assis à côté du bosco lui donne une tape dans le dos au moment où ce dernier allait recracher un morceau de bourre, intimant alors une puissante impulsion au débris végétal qui du coup atterrit sur le nez du Marquisien assis juste en face de lui. C’est éclat de rire général immédiat. Ils en pleurent tous, assis, secoués de spasmes, penchés en avant.

 

Au bout d’un moment, j’exhibe la noix extraite de sa bourre en la faisant sauter dans le creux de ma main, pas peu fier de ma prestation. Le bosco est vert !

Je m’approche de lui et lui explique la technique à suivre.

Il s’y plie et d’un coup, réussit à détacher un long morceau de bourre qu’il recrache en prenant un air blasé. Le groupe l’applaudit et il ne peut contenir un sourire de satisfaction. Taïa en profite pour lui ébouriffer les cheveux, une fois de plus. Les enfants à qui ce geste n’a pas échappé se succèdent pour le refaire.

Le bosco lève alors les yeux au ciel en secouant la tête de gauche à droite et en élargissant la commissure de ses lèvres.

 

Curieux tout de même ce besoin qu’on les gens de passer leurs mains dans sa chevelure; cela vient peut-être du fait qu’il a le crâne un peu pointu…

 

Toujours est-il qu’il se laisse faire jusqu’au moment où il se lève d’un bond et poursuit les enfants en criant : Bou-hou-hou ! et en agitant les mains au-dessus de sa tête. Les enfants, ravis par ce nouveau jeu s’égaient en poussant des cris de joie où se mêlent le rire et une peur excitante.

 

Le jour commence à décliner, les ombres s’allongent et la baie prend un air plus sombre; il est presque dix-huit heures, la nuit ne va pas tarder à tomber.

Nous prenons la décision de regagner le bord de l’eau, près de la pirogue royale, pour y attendre la délégation invitée à bord pour le Kaïkaï.

 

Nous prenons congé en saluant nos nouveaux amis si sympathiques et nous partons, suivis par la ribambelle de gamins, avides des attentions du bosco qui, de temps en temps se retourne pour pousser un : Bouh ! Qui les comble d’aise.

 

Tout en marchant, le bosco m’observe du coin de l’œil et il finit par lâcher ce qu’il ne peut retenir : Alors, c’était comment votre petite escapade ?

 

_ Ca, ça n’est pas tes oignons. Ca ne regarde que Taïa et moi, tu comprends ?

 

_ Oui, excuses moi. O.K. C’est vos affaires.

 

_ Par contre…

_ Oui ?

 

_ Il y a une vallée un peu plus loin, derrière celle qui cache la grotte aux ancêtres, qui m’intrigue.

 

_ Ah bon ? Et pourquoi ?

 

_ J’ai demandé à la demoiselle qui marche à côté de nous et dont je ne prononce pas le prénom exprès pour ne pas l’inquiéter, ce qu’il y avait là-bas et elle a eu une frousse d’enfer. Elle a parlé du diable.

 

_ Ho !

 

_ Je t’assure. On pourrait peut-être aller y faire un tour, un de ces quatre. En zodiaque, ce serait vite fait. Toi et moi, pour en avoir le cœur net.

 

_ C’est curieux, mais maintenant que tu m’en parles, j’ai déjà entendu quelque chose à ce sujet lors d’une mission précédente… Une vallée où personne ne va jamais, à causes de phénomènes inexpliqués.

 

_ Ah oui ?

 

_ Je te jure ! Le gars qui m’en a parlé avait le trouillomètre à zéro, rien que d’y penser.

 

_ Décidément, il va falloir aller y jeter un œil.

 

Cela fait à peine dix minutes que nous attendons près de la pirogue royale quand la délégation arrive, avec à sa tête le Roi, son épouse tenant son fils dans ses bras et ses parents.

Téva observe sa sœur, un sourire en coin, elle ne laisse paraître aucune émotion; et il se tourne vers moi en affichant une certaine bonhomie.

Le prêtre lui, vient directement à ma rencontre et me donne une tape toute amicale sur l’épaule, il me susurre quelque chose à l’oreille puis part d’un petit rire sincère.

Taïa regarde ses pieds, apparemment gênée.

 

Si notre départ s’est fait discrètement, notre absence n’est pas passée inaperçue…

 

Je me déplace pour rencontrer l’épouse de Téva et prendre des nouvelles du nourrisson qui semble ne plus souffrir du tout, mais qui, en m’apercevant se pelotonne dans le giron de sa mère, radieuse. Cette dernière pose sa main libre sur sa poitrine et prononce : Mahina !

 

Je répète en souriant : Mahina. Puis je désigne l’enfant. Elle me répond : Teiki !

Je caresse la joue du bambin qui cache son visage contre la poitrine de sa mère.

 

Je connais le prénom de toute la famille sauf celui du grand-père de Teiki, le prêtre. Aussi, je le lui demande. Il sourit et répond en posant sa main à plat sur son torse: Teiki. Comme son petit-fils.

 

Hinano, la femme du prêtre, s’approche du bosco et ce qu’il semble redouter, vu les accents circonflexes que forment ses sourcils, ne manque pas d’arriver; elle lui ébouriffe les cheveux.

 

Tout ce beau monde embarque sur la pirogue royale et nous quittons la rive pour traverser la baie en direction de l’ARAGO.

 

Je préviens le bord à l’aide du TRPP11 que nous arrivons.

 

En dépassant le rocher, le bosco et moi constatons que les tentes ont été montées, ces toiles disposées au-dessus des plages avant et arrière pour les protéger du soleil.

La plage avant est déjà éclairée, du monde semble s’y affairer.

 

Nous accostons le long de la plage arrière éclairée, la nuit est en train de s’installer. Une échelle de pilote pend le long du bord. La pirogue est amarrée  aux taquets. Nous montons à bord.

Le commandant nous accueille. La délégation est fortement intriguée par le bruit ambiant, dû à la ventilation et aux groupes électrogènes, les diesels alternateurs.

Les vedettes suspendues aux bossoirs sont aussi une énigme qui les préoccupent.

Certains d’entre eux frappent le pont du pied  et semblent déconcertés par la matière qu’ils rencontrent.

Le commandant nous invite à emprunter les extérieurs pour rejoindre la plage avant. Il nous précède.

En arrivant sur le pont teugue, le pont intermédiaire, un vent de panique parcourt le groupe en passant près des bouches d’aération. L’éclairage, par contre, semble les émerveiller.

 

Nous arrivons sur la plage avant qui a été aménagée pour l’occasion. Des tréteaux et des planches ont été disposés pour faire de grandes tables. Des nappes blanches en papier recouvrent les tables. Des gamelles remplies de punch et de sangria trônent au beau milieu. Je me demande si c’est une bonne idée…

Le commandant s’approche : Pouvez-vous faire les présentations ?

 

 

Je fais donc les présentations, puis demande au bosco d’aller chercher les Polynésiens du bord et de leur demander de bien vouloir prendre leur Ukulele, histoire de mettre un peu d’ambiance, car installer une chaîne HIFI ne me paraît pas convenir à la situation.

Le cuisinier arrive, accompagné de ses aides, les bras chargés de plateaux remplis de taboulé pour certains et de poulets rôtis  découpés pour d’autres.

La vaisselle en inox remporte un vif succès auprès des invités; les couverts aussi.

 

Le Motel remplit de punch les gobelets en plastique et commence la distribution.

 

La porte étanche s’ouvre et nos Polynésiens arrivent sur la plage avant, un Ukulele à la main, le dernier a apporté sa basse, faite d’une grosse poubelle en plastique dont le fond est troué au centre; par ce trou est passée une ficelle bloquée par un noeud, et cette dernière est reliée à un manche à balai. Pour en obtenir un son, il suffit de poser la base du manche à balai sur le rebord de la poubelle retournée en tendant la corde et en la faisant vibrer.

Pour monter la gamme, il suffit alors de tirer sur le manche, et plus on tire, plus on monte dans les aigus. En principe, ça paraît simple …

 

Leur arrivée laisse les invités sans voix. Teiki, le prêtre, s’approche d’eux et leur parle. Horoï répond. Du coup, tout le groupe s’agglutine autour d’eux. Je me fraie un passage pour me retrouver à côté de l’appelé.

Teiki pose une question. Horoï me regarde, interrogateur : Il me demande d’où nous venons, je lui réponds quoi ?

 

Le commandant intervient : La vérité, matelot ! Dites leur la vérité, que nous venons du futur, bien malgré nous et que nous venons en paix.

 

Horoï s’exécute. Un silence pesant fait suite à sa déclaration. Téva pose à son tour une question. Horoï se tourne vers le commandant : Le Roi me demande combien de temps nous pensons rester ici.

 

Le commandant se gratte la tête, me consulte du regard. Je prends la parole : Eh bien, je dirais que nous n’en savons rien, cela ne dépend pas de nous. Si le phénomène qui nous a amenés ici se reproduit dans une semaine, nous pourrons peut-être repartir à ce moment-là, sinon, il se peut que nous restions ici à jamais.

 

Horoï traduit et Taïa me lance alors aussitôt un regard intense, inquiet et triste à la fois, traduisant une souffrance réelle, regard auquel je ne peux rien répondre, et qui m’embarrasse beaucoup.

 

Le Roi pose à nouveau une question; Horoï me la traduit : Qui êtes vous réellement ?

 

_ Réponds-lui que nous sommes des hommes comme eux, ni plus ni moins. Que seules nos religions et nos coutumes diffèrent et que ça ne doit pas être un problème entre nous; nous pouvons nous aider mutuellement.

 

Horoï accomplit la traduction. La réaction de Téva me réconforte, il lève son verre, Il déclare quelque chose et le vide d’un trait, aussitôt suivi par le reste de la délégation. Le punch a l’air de bien leur plaire.

 

Horoï, un sourire aux lèvres traduit : Vous êtes tous les bienvenus, puissiez vous rester pour toujours.

 

Le commandant, heureux de la tournure que prennent nos relations, lève le sien et proclame : Je propose que nous buvions à notre alliance ! Paix et bonne entente !

 

Nous l’imitons.

 

Les Polynésiens du bord s’installent et entament une chanson très douce, tellement agréable : « MIRI MIRI ». Qui charme d’emblée nos invités. Horoï, qui se révèle être un précieux interprète, nous accompagne, le commandant et moi-même, dans nos déplacements au sein du groupe.

Teiki se présente à nous et prend un air malicieux; il s’adresse à notre interprète en affichant un demi sourire. Horoï paraît surpris : Taote, il me dit de te demander ce que tu sais à propos de TANE et HINA.

 

_ Tu peux lui répondre que je ne sais rien, je ne connais pas ces noms-là.

 

Horoï répond donc au prêtre qui semble ravi, découvrant sa denture clairsemée dans un sourire franc. Il me tapote la joue affectueusement et s’éloigne en chantonnant, son verre de punch à la main.

Le commandant intrigué : C’est qui ça, TANE et HINA ?

 

_ Comme je viens de le dire au prêtre commandant, je n’en sais rien.

 

_ Curieux, ce vieux.

 

_ C’est le père du Roi, commandant.

 

_ Vraiment ?

 

_ Oui. Et à côté de lui, sa femme, la mère du Roi; à droite, avec l’enfant dans les bras, c’est la femme du Roi qui tient son fils; et la jeune femme à ma droite s’appelle Taïa, sa sœur.

 

_ Dites moi, sorcier, cette jolie jeune femme vous tient en haute estime on dirait. Je me trompe ?

 

_ Non. Nous sommes amis.

 

_ Hum… Les infirmiers, décidément…

 

_ Ce n’est pas ce que vous pourriez croire commandant; c’est arrivé comme ça, c’est tout.

 

_ Oh, mais je ne crois rien, je dis simplement que vous êtes plutôt du genre rapide, c’est tout. Le reste ne concerne que vous. De plus, ça va justement dans le sens de nos relations diplomatiques. Une alliance avec la famille royale, c’est inespéré !

 

Et le bosco qui écoute notre conversation depuis un moment se fend d’un : Et toc !

 

Je me sens obligé d’apporter une précision : Pour le moment, personne à part le bosco dans un délire onirique, n’a émis cette hypothèse…

 

_ Mais je ne vous demande pas d’officialiser cette liaison ! Le fait qu’elle existe me suffit amplement… Et ce ne serait pas moral, non ?

 

_ D ‘une certaine manière, en effet, c’est aussi mon avis.

 

La soirée se déroule magnifiquement, nos invités sympathisent avec les membres de l’équipage présents à ces agapes. Ils semblent ravis et honorés.

 

Le Roi demande bientôt à visiter l’intérieur du bord. Sa demande suscite immédiatement l’enthousiasme de toute la délégation.

C’est alors une étrange procession qui pénètre à l’intérieur du navire. Le commandant joue au guide et fait traduire ses explications succinctes, adaptées aux circonstances par Horoï qui n’a jamais autant parlé en si peu de temps.

La passerelle connaît un vif succès auprès de nos visiteurs, mais ce n’est rien comparé aux cuisines, en plein travail, qui constituent à leurs yeux le clou de la visite: des Oh! d’admiration devant l’eau qui coule au robinet, la patateuse qui pèle les pommes de terre, le four électrique, le réfrigérateur, les ustensiles métalliques; ils n’en croient pas leurs yeux ! Et cette débauche de lumière !

 

Nous leur faisons visiter aussi les différents carrés  et la cafétéria équipage, en prenant auparavant le soin de faire éteindre les magnétoscopes et les chaînes HIFI. Ce serait trop en une fois !

 

L’équipage entier est surpris de voir défiler ainsi dans le bord tous ces gens nus. Bien des regards s’attardent sur Taïa qui ne semble pas le remarquer…

 

La salle des machines inquiète nos visiteurs … Ils ne sont pas nombreux à oser s’y aventurer; sans doute à cause du vacarmes des groupes électrogènes, contigus. Quant à l’infirmerie, au premier abord, elle ne semble pas les intéresser du tout, jusqu’à ce qu’ils comprennent ce que l’on y fait et qu’ils apprennent que c’est là mon domaine.

 

Le Roi semble impressionné et heureux de découvrir notre univers, il semble emballé.

La visite terminée, nous regagnons la plage avant et poursuivons les réjouissances, qui durent jusqu’à trois heures du matin !

 

Teiki, qui a succombé aux délices du punch, chante gentiment pour lui tout seul, un sourire béat aux lèvres, ses paupières n’arrivant que par instants à s’ouvrir sur des yeux curieusement vitreux. Son fils le supporte pour quitter le bord. Toute la troupe regagne joyeusement la terre ferme d’un pas mal assuré.

Taïa me prend la main et m’entraîne à la suivre; j’hésite quand la voix fatiguée du comandant déclare que demain sera considéré comme service du dimanche et que nous avons vingt-quatre heures de permission.

Je fais un signe de tête au bosco, qui me rejoint en une démarche empreinte d’un fort roulis : Quoi qu’y gnia  ma poule ?

 

_ Je découche ce soir, mais demain matin, je rentrerai à bord et nous pourrons aller jeter un œil dans cette fameuse baie, t’es toujours O.K. ?

 

Il mime un garde à vous grotesque et un salut qui lui cache l’œil droit : Paré à aller tirer le diable par la queue ! No problémo ! Puis il tourne les talons et s’éloigne en chantant : Nuit de Chine, nuit câline, nuit d’amour ! Et disparaît par la porte étanche.

 

Taïa m’emmène dans la nuit. Très vite, nous quittons le groupe des invités qui regagnent leur domicile, pour nous engager dans un petit chemin qui nous mène à une case isolée du reste des habitations. La construction semble neuve.

 

Elle entre la première. Je ferme la porte sommaire derrière moi. Quand je me retourne, je me retrouve face à elle qui se lève sur la pointe des pieds pour poser sa bouche gourmande sur la mienne, entourant mon cou de ses bras. Elle me mordille la lèvre inférieure.

Je me déshabille en hâte, sans que nos lèvres ne se séparent.

 

Je lui couvre la nuque de baisers que je souhaite légers comme des papillons puis poursuis en descendant lentement, m’attardant du bout de la langue sur la pointe de ses seins si fermes; descendant toujours, à genoux maintenant, je m’applique entre ses jambes longues et galbées. Là, je goûte longuement et lentement à la source délicate et parfumée de son plaisir. Taïa se cabre aussitôt, enfonçant ses doigts dans mes cheveux et exprimant sans retenue son plaisir augmentant crescendo.

Rapidement, son corps demande grâce, Taïa se laisse tomber à genoux. Essoufflée, elle enfouit son visage au creux de mon épaule puis, au bout d’un instant, elle descend davantage, lentement, pressant ses mains contre mon torse; elle enferme alors mon sexe dans une douceur et une chaleur délicieuses, son visage disparaissant dans sa chevelure abondante. Je connais là un rare moment de volupté.

 

Je passe la nuit sur la couche de Taïa. Une nuit durant laquelle je ne dors pas beaucoup, répondant immédiatement à ses invitations aux jeux de l’amour qu’elle renouvelle plusieurs fois par sa bouche aux lèvres sensuelles et mutines et ses dents blanches qui mordillent si délicieusement  ou encore par ses mains douces, caressantes et devenues effrontées.

Il n’est plus une partie de son corps que je ne connaisse maintenant, auquel je n’ai pas goûté.

 

Au petit matin, nous nous endormons pour de bon, épuisés par l’amour et radieux.

 

 

 

CHAPITRE SIXIEME

 

LA BAIE MAUDITE

 

 

 

 

 

Un rayon de soleil vient doucement de se poser sur mon visage, filtrant à travers le rideau de fibres végétales tressées, ce qui me réveille. Taïa dort profondément sur le ventre, la tête reposant sur le côté, dans ma direction.

Son visage est paisible, elle semble sourire. Dieu qu’elle est belle !

 

Je me lève doucement. Me rhabille sans bruit et sors de la case.

 

Le jour a cette couleur merveilleuse qui vous fait sentir mieux que jamais. Une légère rosée qui sera bien éphémère, couvre les végétaux et reflète la lumière déjà éclatante du soleil en de millions de points qui scintillent. Les insectes entament leur journée. Les oiseaux quant à eux, honorent le jour qui débute par leurs chants criards et joyeux.

La relative fraîcheur du matin est très agréable, je n’ai en tête que des pensées positives, je m’en rends compte. Je me mets à siffler un air des BEATLES : « Here comes the sun » Il n’a jamais aussi bien collé à la réalité.

Et je descends tranquillement le long du chemin jusqu’au  bord de l’eau. La baie semble immobile, comme figée. La côte se reflétant sur la surface lisse comme dans un miroir; l’effet est saisissant.

Et au milieu de la baie, l’ARAGO, imposant, éclatant de blancheur au soleil levant.

 

J’emprunte une des nombreuses pirogues et me laisse glisser sur la surface miroitante de l’eau. Sans bruit, en m’obligeant à enfoncer doucement la pagaie, je progresse lentement en direction du navire. L’homme de quart en passerelle m’aperçoit et me fait un signe de la main auquel je réponds. Je lui désigne l’arrière du navire, il lève son pouce en l’air, m’indiquant ainsi qu’il a compris ou je veux en venir.

Quand j’arrive au niveau de la plage arrière, l’échelle de pilote passe par dessus le plat bord en un bruit mat. J’amarre la pirogue à l’échelle et monte à bord.

 

Je me dirige directement à l’office de mon carré où une délicieuse odeur de café flotte. Je jette un œil à travers le passe plat et je découvre le bosco, la mine renfrognée, accoudé à une table, le menton reposant dans ses mains, devant un bol de café fumant. Je vais le rejoindre.

 

_ Eh bien, tu as l’air tout fripé !

 

_ Ah tu tombes à pic, toi ! J’avais peur de ne pas te voir avant des heures; j’ai un de ces mal de crâne ! J’ai le teston comme un cabanon !

 

_ Ne bouge pas, je vais te chercher de l’aspirine, une minute. Je traverse la coursive et j’ouvre l’infirmerie. Dans la vitrine, je prélève dans une boîte métallique grise et ronde deux comprimés d’aspirine à cinq cent milligrammes. Je referme le tout et retourne dans le carré.

 

_ Tiens, avale ça, et dans un quart d’heure, tu n’auras plus mal.

 

_ Merci mec ! Le bosco ouvre la bouche, y introduit les deux comprimés et boit une lampée de café. Il déglutit en faisant la grimace.

 

Je prends un bol et m’assois en face de lui. Je me sers un café et nous restons un bon moment, l’un en face de l’autre, sans dire un mot.

 

Au bout de cinq minutes, je romps le silence : C’est le punch qui te met dans cet état ?

 

_ Le punch et la sangria. Le mélange ne me réussit pas.

 

_ Tu m’étonnes ! Tu es debout depuis longtemps ?

 

_ Une heure. C’est le mal de crâne qui m’a réveillé. La journée commence bien …

 

_ Hum ! On devrait peut-être remettre notre petite virée à un autre jour …

 

_ C’est hors de question ! Tout est déjà prêt. Le zode est amarré au cul du navire, les nourrices sont pleines et je suis allé chercher des pochons repas et un carton de flotte dans la cambuse. C’est déjà à l’office, il n’y a plus qu’à embarquer tout ça et on peut partir.

 

_ On prend un moyen de transmission ?

 

_ C’est indispensable, regarde derrière moi.

 

Sur la moleskine au fond du carré, deux TRPP11 sont posés.

 

_ Tu as pensé à tout ! Je vais prendre une trousse de premiers secours au cas où et mon poignard de survie. Le temps de prendre une douche, j’enfile mes pataugas et on y va.

 

_ Parce qu’en plus, on va jouer à Rambo ?

 

_ Non. Ce n’est pas le genre de la maison, mais on va sans doute devoir marcher pas mal et tant qu’à prendre un couteau, autant qu’il soit solide et utile. Tu ne crois pas ?

 

_ Ouais, mais moi je n’ai qu’un opinel …

 

_ Je te prête mon couteau de plongée, si tu veux.

 

_ Vendu !

 

La douche m’a fait du bien. Je me sens d’attaque, comme rechargé. Je récupère à l’infirmerie mon couteau de plongée pour le bosco, une trousse d’urgence métallique étanche et mon ceinturon T.A.P. sur lequel sont accrochés ma gourde métallique en inox recouverte d’un tissu vert kaki et mon couteau de survie, un « AITOR JUNGLE KING II ». C’est un couteau de fabrication espagnole, d’une rare qualité et d’une résistance inouïe, inoxydable. Son manche étanche contient : une boussole, des hameçons, une pierre qui fait des étincelles quand on la frotte à l’aide de la lame, des hameçons, du fil et des plombs de pêche, un crayon, une pince à épiler et un compartiment à médicaments; l’étui qui le supporte contient lui : un lance-pierres, un harpon métallique, du fil en nylon blanc, un miroir pour faire des signaux lumineux et une pierre à affûter. Sa lame large et très épaisse coupe comme un rasoir sur un côté et peut scier une branche de l’autre. Je le traîne partout avec moi depuis quinze ans; il a séjourné dans l’eau douce aussi bien que dans l’eau de mer et bien qu’il ait bourlingué plusieurs fois autour du globe dans toutes les conditions, il est toujours comme neuf. Il fait d’ailleurs l’objet de bien des convoitises à bord…

 

C’est donc ainsi harnaché que je me prépare à partir : la gourde pleine, et mon poignard fixé à mon ceinturon ainsi qu’a ma cuisse par des lacets, deux paires de chaussettes et mes pataugas aux pieds. Deux paires de chaussettes : Une fine contre la peau et une épaisse par-dessus pour remplir la chaussure car c’est le meilleur moyen pour éviter les ampoules.

 

Je rejoins le bosco plage arrière, il a apporté les TRPP11, la nourriture et le carton d’eau. Il porte une casquette à l’effigie d’un bâtiment U.S., une paire de lunettes de soleil aux verres bien noirs, comme les miennes : des Vuarnet PX 2000.

Moi je porte un BOB militaire; je trouve que c’est la coiffure idéale en tous temps qui protège aussi bien de la pluie que du soleil; en plus, sa couleur kaki passe partout et on peut le plier dans n’importe quel sens, il suffit de le mouiller et il retrouve sa forme initiale. Nous remplissons nos sacs à dos d’une bouteille d’eau et d’un pochon de nourriture que le commis nous a préparé la veille.

 

Nous descendons donc le long de l’échelle des plongeurs, dans le zodiaque; nous calons le matériel de manière à ce qu’il ne puisse être exposé à l’eau de mer, nous prenons le contact radio avec la passerelle et nous partons.

C’est le bosco qui prend les commandes du zodiaque. C’est son métier après tout.

 

Les boudins de l’embarcation sont déjà chauds et encore un peu mous; quand le soleil sera plus haut, ils seront tendus à l’extrême, l’air contenu à l’intérieur se dilatant en fonction de la chaleur. C’est pour ça que quand on gonfle un zodiaque un jour de grisaille, on le gonfle à fond, puis on le dégonfle un peu le soir, pour éviter qu’il n’éclate le lendemain s’il fait soleil.

 

Poussés par nos quarante chevaux, l’avant levé, nous imprimons un sillon au milieu de la baie de Taiohae que nous quittons rapidement.

Comme le plan d’eau est lisse, le bosco pousse les gaz à fond, l’impression due à la vitesse est grisante. Les verres de nos lunettes noires se constellent rapidement de petites gouttelettes d’eau de mer qui sèchent presque aussitôt et laissent un dépôt cristallin de sel.

Nous sortons de la baie, le bosco ralentit  car l’état de la mer n’est pas le même et à cette vitesse là, avec le peu de poids que nous transportons, nous aurions vite fait de nous retourner comme une crêpe.

Instinctivement, je me déplace jusqu’à l’avant du zodiaque pour faire contrepoids, ainsi nous ne ralentissons pas trop.

 

Nous contournons la falaise, passons devant la baie suivante, dépassons une autre falaise beaucoup plus longue et nous entrons par un passage curieusement étroit dans la baie qui nous intéresse.

Une impression de silence et d’abandon se font curieusement ressentir. Le bosco avance au ralenti dans une eau sombre. Nous guettons les abords de notre embarcation avec une inquiétude grandissante. De nombreux rochers noirs affleurent ci et là. Le défilé s’élargit régulièrement, nous passons un coude.

 

Je me retourne brusquement car j’ai cru percevoir un mouvement à la surface de l’eau, non loin de nous, mais je ne vois rien. Le bosco lève ses lunettes et m’interroge du regard. Je secoue la tête de gauche à droite quand brutalement, une terrible secousse ébranle le zodiaque. Je me cramponne à la corde qui sert de main courante le long du boudin; j’ai décollé du plancher. Le bosco a glissé et il s’est accroupi au fond de l’embarcation, il a stoppé net, la main toujours sur la poignée des gaz : C’était quoi d’après toi ? Un tronc ?

 

Je me penche pour voir derrière nous si quelque chose flotte à la surface, mais rien.

Au moment où je vais me redresser pour retrouver une position plus confortable, je découvre sous la surface, à mon niveau, une énorme masse grise agrémentée de quelques taches presque blanches qui se déplace, changeant simplement parfois de niveau de profondeur. C’est immense. Je hurle : A fond ! Serge ! A fond les ballons !

 

Le bosco tourne brusquement la poignée des gaz et le zodiaque se cabre. Je me cramponne à la corde , une main sur chaque boudin en essayant de me porter le plus possible sur l’avant tout en gardant l’équilibre. Nous passons un nouveau coude et j’aperçois au loin la plage de sable blanc, bordée de cocotiers.

Je me tourne vers le bosco : Tout droit ! Tout droit ! Fonce !

Le bosco a les mâchoires serrées et les lèvres pincées. Il a passé sa main libre à l’intérieur de la main courante de sorte que si une nouvelle secousse nous arrive, il ne risque pas de se retrouver éjecté.

 

La plage s’approche rapidement, je risque un œil sur le côté gauche, rien. Sur le côté droit, rien non plus. Je me demande si je n’ai pas rêvé.

 

J’entends le bosco me hurler : Cramponne toi ! Et nous arrivons sur le sable à toute vitesse; le moteur hors bord, prévu pour sauter son cran en cas de niveau de l’eau insuffisant s’est soulevé sans souffrir de la manoeuvre. Le bosco a rapidement écarté son bras de la commande, activant ainsi le coupe-circuit.

Le zodiaque a littéralement glissé sur le sable. Suffisamment haut pour que nous n’ayons pas besoin de l’amarrer à quoi que ce soit.

 

Nous restons un moment à scruter le plan d’eau en silence, nous attendant à voir une forme percer la surface sur laquelle courent encore les ondes que notre embarcation lui a imprimées; un « V » en relief qui s’écarte de plus en plus.

 

Le bosco se retourne vers moi : T’as vu quoi au juste ?

 

_ Je n’en sais rien, je me suis peut-être trompé…

 

_ Tu parles ! Et la secousse ? Une impression, peut-être ? Il y avait quelque chose, sûr !

 

_ Ca paraissait vraiment gros.

 

_ En tout cas, on l’a largué, vite fait, bien fait !

 

_ Espérons qu’on n’aura pas à faire à lui au retour.

 

_ Il sera sûrement retourné vers le large.

 

_ Vu la taille qu’il doit faire, ça m’étonnerait beaucoup qu’il puisse passer par où nous sommes entrés. Il est coincé dans la baie. Il a dû grandir dedans, il y mourra.

 

_ Et merde ! Allons voir un peu plus loin si ce n’est pas plus gai.

 

 

 

Nous progressons difficilement. La végétation est très dense faite d’arbustes pour le moment et le terrain grimpe un peu. Nous nous éloignons de la côte et pénétrons dans la vallée. Il n’y a pour ainsi dire pas d’oiseaux. Les seuls que nous apercevons volent en altitude mais ne se posent nulle part par ici. Par contre, nous avons du enduire notre peau de monoï pour nous protéger des moustiques et des nao-nao, ces moustiques à peine visibles tant ils sont petits et qui vous causent de réels dégâts cutanés. Le monoï ne les empêche pas d’attaquer; mais quand ils atterrissent sur la peau huilée, ils s’engluent et ne peuvent pas piquer. C’est un Marquisien qui m’a appris ce truc; Non seulement ça sent bon, mais en plus, ça n’est pas toxique. Allez trouver mieux en droguerie !

 

Ainsi oints, nous avançons péniblement pendant une demi-heure, quand nous débouchons dans une clairière. Il y règne une chaleur épouvantable. Le sol est dur, rocailleux. Nous faisons une petite pause, juste pour boire un peu d’eau. Nous nous servons de ma gourde pour l’instant; cela nous évite de nous défaire des sacs.

 

Nous reprenons notre marche à peine dix minutes après nous être arrêtés.

La végétation change, nous pénétrons maintenant dans une zone d’ombre prodiguée par des arbres assez haut, nous sommes à l’orée d’une forêt. Nous apprécions ce rafraîchissement soudain, surtout que nous entendons maintenant le bruit caractéristique d’une eau courante, d’une rivière. Les plantes qui se partagent l’espace de la vallée sont les mêmes que celles qui se trouvent dans la vallée voisine. Normal. Simplement, l’ambiance n’est pas la même. Cela vient peut-être du silence oppressant. Aucun oiseau ne chante. C’est tout de même curieux.

 

Nous décidons de nous rapprocher de la rivière; les berges des cours d’eau sont en général de bons axes à suivre en pleine nature, dans une forêt. Cela procure au moins un repère.

 

En approchant de la rivière, le bosco me fait : Chut ! Puis il se baisse. Je l’imite. J’écoute et j’entends moi-aussi des rires de femmes et aussi comme si on frappait la surface de l’eau, comme quand on lave du linge et qu’on le jette dans l’eau pour le rincer.

 

Nous avançons à pas mesurés, en faisant bien attention à rester baissés pour ne pas être vus tout en prenant bien garde à ne pas faire le moindre bruit.

 

Nous sommes à cinq mètres de l’eau que nous apercevons à travers les plantes. Les rires sont tout proches, leur propriétaires devraient en toute logique se trouver en face de nous, mais il n’y a personne. Le bosco me regarde et gonfle ses joues. Il se relève tout doucement en regardant à gauche et à droite, pour finalement se tenir debout : Il n’y a personne ici !

 

Je me lève à mon tour et constate qu’effectivement, personne ne se trouve dans les parages, ni de près, ni de loin. Et pourtant, des femmes rient joyeusement juste en face de nous. Du moins, si l’on en croit nos oreilles.

Nous restons un bon moment à scruter l’air au-dessus de l’eau, en essayant de comprendre le phénomène.

 

L’eau n’est pas profonde, elle nous arrive à mi mollet, nous décidons de traverser la rivière pour voir si de l’autre côté, le phénomène est identique.

Il l’est, à part que les rires ont évolué. J’ai l’impression qu’ils sont passés de joyeux à moqueurs. J’en fais part au bosco : Tu n’as pas l’impression que les rires ont changé ?

 

_ Je ne sais pas où elles se cachent, mais une chose est sûre : Elles se paient nos têtes, maintenant ! Attends un peu que j’en trouve une, tu vas voir si elle va rigoler longtemps !

 

Qu’on soit d’un côté ou de l’autre de la rivière, les rires ne changent pas de place. Une de ces dames devrait se trouver là, juste devant moi. Et je pointe mon index à l’endroit précis d’où est émis le rire, juste trois ou quatre centimètres au-dessus, où devrait se situer d’après mon estimation, le front de la demoiselle. Les rires cessent aussitôt pour laisser la place à un silence inquiétant, brutal.

 

Le bosco fronce les sourcils : On ferait peut-être bien de ne pas rester là, et évite de mettre ton doigt n’importe où. Apparemment, c’est pas le genre de truc qui se fait par ici.

 

Je lui souris en secouant la tête : C’est sans doute un mirage acoustique, il y a des femmes qui rient quelque part et leurs voix se répercutent ici, par moments. Par hasard, peut-être.

 

_ Un mirage acoustique ? T’en as d’autres comme celle-là ? Me demande le bosco en se grattant le menton.<< Jamais entendu parler. Pourtant je lis Hubert Reeves.>>

 

_ Je ne sais pas si un tel phénomène existe vraiment. Mais c’est la seule explication logique que je trouve à ça.

 

_ Logique ? Logique ? Trouve-moi quoi que ce soit de logique à notre présence ici en ce temps !

 

_ …

 

_ Tu vois ? C’est pas la peine de chercher. Prends les choses comme elles viennent et puis c’est tout. Toi tu parles de mirage, les Marquisiens parlent du diable. Mirage ou diable, il n’y a rien de palpable là-dedans, et encore moins de logique. Pourtant les voix sont là. Et quand tu les désignes du doigt, elles se taisent. J’ai l’impression qu’il y a quelqu’un qu’on ne voit pas mais qui lui nous voit.

Et moi, tu sais quoi ? Eh bien ça me fiche la frousse, alors on va aller voir plus loin si ça ne rigole pas un peu moins. Et le bosco, en effectuant un détour pour éviter l’endroit d’où fusaient les rires traverse à nouveau la rivière d’un pas décidé pour regagner l’autre rive. Malheureusement, dans sa précipitation, son pied gauche heurte une pierre bien décidée à ne pas bouger et il s’étale de tout son long dans l’eau.

Aussitôt, les rires reprennent, toujours moqueurs, prenant maintenant le ton de ricanements.

 

Je cours prêter main forte au bosco qui se relève, trempé, blessé uniquement dans son amour propre. Il ne saigne pas, ne se plaint de rien. Il se tient juste debout, les bras ballants, regardant dans le vide en direction des ricanements qui durent et il lâche sur un ton neutre : Salopes ! Les rires s’arrêtent net. Puis il se retourne et tout en rajustant les bretelles de son sac à dos reprend la marche le long de la rivière. Je le suis en dressant l’oreille, me retournant de temps à autre, mais non; plus rien. S’il y avait bien quelqu’un là, le bosco lui a cloué le bec.

 

L’ambiance est pesante. Le bosco s’arrête net et tend son doigt sur sa droite: << Regarde ça !>>

 

J’avance d’un pas pour me retrouver à sa hauteur et découvre dans les feuillages un squelette aux os blanchis, coupé en deux au niveau de la taille. Les deux parties du corps sont séparées d’un mètre, à peu près. Une lance pointue traverse toujours la cage thoracique de part en part. La mâchoire est grande ouverte, ce qui donne à la tête l’apparence d’un sourire épouvantable. Je m’approche du squelette et constate avec horreur que le dessus du crâne est absent. La tête n’a pas été fracassée, mais découpée, comme si on avait soigneusement pratiqué un orifice.

 

Le bosco constate à son tour le trou béant aux bords bien nets dans la calotte crânienne et fait une grimace de dégoût : << Il s’est fait bouffer la cervelle ! C’est dégueu !

 

_ Tu crois ?

 

_ J’en suis sûr. Je me demande si on ne devrait pas s’en aller d’ici. Ce n’est pas un endroit pour nous.

 

_ N’exagère pas. Si ça se trouve, le macchabée est là depuis des dizaines d’années. Allons jusqu’au fond de la vallée pour voir ce qu’il y a et nous rentrerons après, comme prévu.>>

 

Le bosco acquiesce, l’air toujours inquiet.

Nous poursuivons notre chemin. Les sens en alerte, regardant régulièrement dans toutes les directions, hantés par la vision du cadavre.

Par moments, nous sommes obligés de marcher dans l’eau car la végétation sur la berge est trop dense et constituée d’épineux infranchissables.

Nous évoluons ainsi pendant quelques kilomètres, quand nous repérons sur notre droite une immense clairière, éclairée par une large trouée dans les cimes des arbres. Cette clairière est le seul point lumineux et pour ainsi dire accueillant dans l’immense forêt.

Nous nous frayons à l’aide de nos couteaux un chemin à partir du bord de l’eau  pour y accéder.

 

A notre grande stupéfaction, nous entrons dans les restes d’un village. Avec ses huttes abandonnées, défraîchies.

Dans la clairière, la température de l’air est plus élevée.

Des tikis en pierre sont toujours érigés. Nous faisons attention à ne pas nous en approcher. La maison du conseil, immense par rapport aux autres constructions semble défier le temps. Nous entrons à l’intérieur. De la vaisselle en bois : des plats et des noix de coco richement ouvragés reposent sur les nattes qui recouvrent le sol; ainsi que des herminettes (outil fait d’un manche en bois un peu courbe et terminé par un long silex taillé), des pagaies et des casse-tête (arme en bois faite d’un long manche solide et terminée par une fourche en forme de torque), sculptés. Un tapa encore déroulé  a été abandonné dans un coin. J’ai l’impression que le village entier a fui dans l’urgence. Pourtant, aucune trace de lutte, pas de restes d’incendie, ni de saccage. Tout est en place et en bon état.

 

Le bosco semble perplexe : << Ils ont dû avoir une sacrée frousse pour tout abandonner comme ça ! Qu’est-ce qui a bien pu les obliger à fuir ?

 

_ Je crois que c’est la question.>>

 

Nous entrons dans toutes les cases, juste pour regarder, sans ne rien toucher, comme si leurs propriétaires pouvaient arriver d’un moment à l’autre et nous demander ce que nous pouvons bien fabriquer chez eux.

Dans chaque case, c’est le même tableau. Des objets toujours là : Des bijoux, des armes, des pagaies, des plats sculptés, des statuettes, des coquillages … Recouverts de poussière; semblant abandonnés pour l’éternité.

Ce qui est aussi curieux, c’est la totale absence d’animaux. Pas la moindre poule, le moindre oiseau, quant aux mammifères, ce n’est même pas la peine d’y penser.

Je trouve l’endroit déprimant. J’en fais part au bosco qui est de mon avis.

 

Nous décidons de continuer notre exploration de la vallée en empruntant maintenant le reste d’un chemin qui, autrefois, devait être large et fréquenté; et aujourd’hui recouvert de mousse et d’herbe folle.

 

Le chemin oblique sur la droite, nous arrivons devant une sorte de cirque naturel, en contrebas. La roche au fond forme un arc de cercle, comme un fer à cheval. Le sol est constellé par un éboulis gigantesque de rochers plus ou moins volumineux, dont les plus gros atteignent à peu près la taille d’une caravane. Au fond du cirque, en bas de la paroi s’ouvre une grotte. Son entrée, sombre et menaçante nous attire.

 

Avant d’aller plus loin, nous tentons une liaison radio avec le bord, en vain. Les appareils fonctionnent pourtant, puisque nous pouvons converser l’un avec l’autre.

Nous mettons cela sur le compte des barrières naturelles que constituent les bords élevés des vallées.

 

Il est onze heures et quinze minutes, nous buvons à nouveau de l’eau et nous descendons le dénivelé pour entrer dans le cirque. Le bosco me fait remarquer que le sol fait penser aux images de la surface martienne, sans la couleur rouge, bien sûr.

Nous avançons entre les rochers, en direction de la grotte, devant nous repérer grâce à la courbe élevée de la falaise car les roches les plus importantes nous empêchent de la voir.

Nous sommes à la moitié du chemin à parcourir quand nous entendons comme un galop, un bruit de sabots, lourd et puissant. Nous nous arrêtons. Le bruit cesse aussitôt. Le bosco, devenu blanc me regarde inquiet; je n’en mène pas large moi non plus. Nous nous collons le dos à la grosse roche. Nous attendons un peu puis nous avançons de quelques mètres  pour atteindre une autre roche et le bruit de sabots reprend, plus fort, plus près.

 

Le bosco regarde dans tous les sens : <<Il y a une bestiole par ici, une grosse ! Qu’est-ce que c’est ?

 

_ Je n’en sais rien, je ne la vois pas.>>

 

Le martèlement du sol reprend; derrière nous cette fois, nous interdisant toute retraite. Il est suivi d’un horrible cri, ne faisant référence à aucune bête connue, qui nous déchire les tympans et nous fait sursauter. Comme un mugissement extraordinaire, puissant et menaçant.

Un frisson glacial me parcourt le dos. Le bosco semble céder à la panique, les yeux exorbités, tremblant : <<La grotte, il faut nous réfugier dans la grotte !>>

 

Cette solution me paraît au premier abord convenable, mais d’un autre côté, je ne suis pas certain que de nous enfermer dans cette grotte puisse se révéler salvateur; car après tout, une grotte n’est rien d’autre qu’un cul de sac. Sans parler de ce qui peut nous attendre à l’intérieur…

 

Je dégaine mon couteau, le montre au bosco :<< On ne va tout de même pas fuir tête baissée dans cette grotte, alors qu’on ne sait pas ce qu’il y a dedans !

 

_ Tu as mieux à proposer ?

 

_ Oui. Faire demi tour et quitter cet endroit épouvantable.

 

_ Et comment ?

 

_ Le bestiau réagit à nos mouvements. Contournons la roche et essayons de manoeuvrer pour l’obliger à changer sa position, pour nous laisser le champ libre. Prends ton couteau, on ne sait jamais.

 

_ J’ai une de ces trouilles !

 

_ Tu n’es pas le seul. Mais il ne faut surtout pas paniquer. Surtout pas. On va se tirer de là vite fait>>

 

A peine ai-je prononcé ces mots que le bosco se raidit, écarquillant encore plus grand les yeux, serrant les dents et affichant une grimace d’effroi; les bras collés contre son corps. Il se plaque le dos contre la paroi du rocher. Une tache sombre vient poindre sur son short, s’étalant tout autour de sa braguette et rapidement, des gouttes tombent à terre, de plus en plus nombreuses et sa vessie se vide entièrement. Je feins de l’ignorer, me forçant à le regarder dans les yeux. Et brusquement, je l’entends…

 

J’entends la respiration de l’animal. Un souffle puissant, sonore et épouvantablement près, derrière moi.

Je me retourne d’un bond et la vision que j’ai me glace le sang. Oh ! Mon Dieu ! Quelle abomination ! Comment une telle créature peut-elle vivre sur cette terre ?

Je me plaque moi aussi contre la roche, à côté du bosco. Me sentant d’un ridicule consommé avec mon couteau à la main. Autant chasser le grizzli avec un cure dent.

 

L’œil totalement noir de la bête, inexpressif nous observe. Elle semble nous jauger. Son mufle poilu, sale et baveux laisse échapper l’air d’une façon brutale et régulière. Ses deux cornes épouvantablement grandes et pointues nous menacent tous les deux.

L’animal garde la tête baissée, prêt à charger. Il semble n’attendre qu’un mouvement de notre part pour s’élancer sur nous et nous éventrer, probablement.

 

Il s’agit d’une sorte de taureau, gigantesque et difforme. Difforme par ses proportions énormes et très éloignées de celles de la magnifique bête que nous connaissons.

Non. Cette bête là arbore une tête beaucoup plus large. Ses yeux sont trop écartés l’un de l’autre et beaucoup trop gros. Son front n’est pas plat, il est bombé… Et surtout, il retrousse ses babines et arbore d’énormes crocs.

Quant au reste du corps: un poitrail très large et puissant, des pattes avant énormes toutes en muscles du sabot jusqu’à l’épaule, un dos presque plat; et le tout semblant être en état de décomposition. Le poil n’est pas net et brillant, il est terne et de nombreuses ulcérations qui laissent couler comme du pus, couvrent son corps.

Sa taille est à peu près le double de celle d’un beau taureau normal.

 

Il y a pourtant quelque chose d’étrange. Hormis l’aspect et la taille de l’animal; quelque chose qui me chiffonne. Un détail qui ne m’a pas échappé, mais que ma conscience n’a pas encore pris en compte. Il y a quelque chose qui cloche. C’est sûr.

 

<<Il … Il va charger… Il va nous embrocher et nous balader à chaque bout de ses cornes. C’est horriiiible !

 

_ Calme toi. Calme toi. Regarde le bien. Tu ne trouves pas que quelque chose cloche ?

 

_ Je vais te le dire moi ce qui cloche ! C’est que notre bide soit à portée de ses putains de cornes. Voilà ce qui cloche !>>

 

Doucement, nous nos déplaçons en gardant le dos contre la roche, sans quitter le monstre des yeux.

 

L’animal pousse à nouveau son hurlement infernal. La peur nous tétanise sur place.

 

D’un coup l’évidence me saute aux yeux ! Incroyable que je ne l’aie pas remarqué plus tôt ! C’est tellement gros !

 

_ Serge ?

 

_ Ouais ?

 

_ Son ombre…

 

_ Quoi son om…  Il n’en a pas ?

 

_ Il n’en a pas.

 

_ Et alors ?

 

_ S’il n’arrête pas les rayons du soleil, peut être qu’il n’existe pas.

 

_ Un mirage ?

 

_ En quelque sorte.

 

_ Comment en être sûrs ?

 

_ En lui jetant quelque chose, comme mon sac à dos, par exemple. Tu es prêt à courir ?

 

_ Tu es sûr de vouloir faire ce que tu fais ?

 

_ Non. Mais je n’ai pas d’autre idée. Prêt ?

 

_ Prêt.>>

 

Je défais doucement les bretelles du sac, le pose à terre et l’attrape par sa poignée supérieure.<< A trois ! Un, deux, trois !>>

J’ai lancé mon sac directement sur l’animal qui a aussitôt réagi en levant la tête brusquement. Le sac le traverse de part en part et tombe dans un bruit mat entre ses quatre pattes.

 

Le bosco déglutit : << Tu es certain qu’il n’existe pas ?

 

_ Certain. Et je le prouve.>> Je m’avance vers le monstre qui réagit aussitôt en balançant de manière menaçante sa tête, de gauche à droite. Il gratte le sol de son sabot. Je dois faire un gros effort pour me convaincre que la bête ne peut pas exister,  que c’est du bluff comme dans la rivière. En même temps, je ne peux m’empêcher de penser que je fais là quelque chose de suicidaire, et mes jambes semblent ne pas vouloir me porter vers l’animal. Je lutte pour avancer. J’arrive tout de même près de lui. Il retrousse ses babines et émet un grondement puissant. J’ai le cœur qui bat à une vitesse incroyable. Je constate que je ne sens rien; pourtant, il devrait puer, vu son état.

Je retiens mon souffle et j’avance la main pour la poser sur son front, entre ses yeux. Ma main passe à travers. Je ne rencontre rien du tout. J’avance encore un peu et me retourne en direction du bosco. Il est complètement abasourdi, la bouche grande ouverte.

 

J’éclate de rire : << Olé toro ! Tu viens faire un tour Serge ?>> Et je me mets à danser sur place, comme si je luttais pour garder mon équilibre.

 

Le bosco s’approche, un demi sourire aux lèvres, pas encore rassuré. Il fait passer sa main à travers la bête et il éclate de rire à son tour. << C’est quoi ces conneries à la fin ?

 

_ Je n’en sais rien. Mais celle-là me suffit. Je crois qu’on en a assez vu pour aujourd’hui. La grotte ne doit pas contenir quoi que ce soit de bon. Les Marquisiens ont bien raison. Cet endroit est TAPU. Ne prenons plus de risque.

 

_ D’acc. On rentre. C’est trop dingue par ici. >>

 

 

Nous faisons demi-tour. Je marche tout en réajustant mon sac à dos sur mes épaules. Le taureau se tourne et nous observe nous éloigner.

 

Nous retournons au village désolé. Un silence de mort y règne toujours. Nous nous y arrêtons pour prendre rapidement notre repas. Non seulement midi est passé mais les événements que nous venons de vivre nous ont ouvert l’appétit.

 

Le bosco, tout en écalant son œuf dur, l’air sombre réfléchit à voix haute:<< Il y a bien quelqu’un derrière tout ça, forcément.

 

_ Sans doute. Quelqu’un qui ne veut pas de nous dans la vallée.

 

_ Mais comment s’y prend-il pour réaliser des tours pareils ?

 

_ Mystère et boule de gomme ! Toujours est-il  que s’il ne veut pas de nous, inutile d’insister.

 

_ Brrr ! J’en ai encore la chair de poule !

Il faut que tu saches que j’ai toujours eu une trouille d’enfer des taureaux. Quand j’étais gosse, j’en faisais régulièrement des cauchemars ! Souvent. J’avais tellement peur qu’à chaque fois que je faisais ce cauchemar, je pissais au lit. C’était horrible. Toujours le même cauchemar. Je rêvais qu’un taureau gigantesque et furieux me poursuivait dans un petit chemin caillouteux, étroit, au milieu d’arbustes épineux comme l’aubépine. Le seul moyen pour moi de lui échapper était de courir, de plus en plus vite, toujours plus vite. Je sentais son souffle juste derrière moi, il mugissait de rage et j’avais beau redoubler d’effort, il me rattrapait, inexorablement; et à chaque fois, je pissais au lit.

J’ai eu l’impression de revivre mon cauchemar d’enfant tout à l’heure. Je n’ai pas pu me retenir. Excuse-moi.

 

_ Tu n’as pas à t’excuser. J’étais mort de peur moi-aussi. Je devais avoir la vessie moins pleine, c’est tout. Et tu n’as pas à t’inquiéter. Cela restera entre nous.

 

_ Ouais. T’es un vrai pote… Il va falloir que j’aille me laver dans la rivière, je ne peux pas rester comme ça.

 

_ Il faudra faire vite. J’ai l’impression que nous ne devons pas trop traîner dans cette vallée. Il y a quelqu’un ou quelque chose ici de maléfique.

_ On voulait voir, eh bien, on n’est pas déçus.>>

 

Nous nous dépêchons de manger, avalant rapidement le contenu du pochon que le commis nous a préparé la veille : Le petit paquet de pommes chips, la tomate, la cuisse de poulet froid, l’œuf dur et la portion individuelle de camembert emballé. Le tout copieusement arrosé de « château  La pompe ».

Le repas terminé, nous remballons consciencieusement tous les déchets que nous enfermons dans le pochon et le tout dans le sac à dos. Nous vérifions qu’aucun vestige de notre repas ne restera après nous. Nous ne souhaitons pas, par notre voyage dans le temps, devenir les premiers pollueurs des Marquises. Ce serait un comble ! Moi qui pique régulièrement des colères après les inconscients qui n’hésitent pas à jeter par la portière de leur voiture les bouteilles plastiques quand elles sont vides ou de laisser derrière eux le souvenir impérissable de leur pique-nique : Bouteilles, gobelets, couverts, pochons; le tout en plastique bien sûr ! Sans parler des couches pleines…

 

Nous, nous repartons donc avec l’intégralité de nos déchets à l’intérieur de nos sacs. — C’est devenu une question d’honneur, puisque nous pensons réellement que les gens qui ne font pas de même manquent singulièrement d’éducation, de savoir vivre et d’intelligence surtout. Ils se comportent en microcéphales, répondant uniquement à leurs besoins primaires; ils ont faim ? Ils mangent. C’est aussi simple que ça; le reste ne les intéresse pas. Leur bêtise les amène à penser que ce qu’ils laissent n’est pas grand chose face à l’immensité de la nature. S’ils le peuvent, qu’ils multiplient par quelques millions le volume en question et ils comprendront peut-être enfin la gravité de leur comportement — Nous marchons tout droit vers la rivière.

 

Le bosco délesté de son sac à dos s’assoit dans l’eau, face au courant. Il défait son short, quitte son caleçon qu’il rince à plusieurs reprises. Il se rhabille et ressort de l’eau satisfait. <<Je me sens beaucoup mieux, trempé mais beaucoup mieux.

 

_ Heureux de te l’entendre dire.>>

 

_ Et au fait… — Le bosco se retourne et effectue un bras d’honneur en direction de la forêt —  C’est pour m’avoir fait pisser dans mon froc !

 

Nous poursuivons notre retraite le long de la rivière, parmi les plantes grasses qui sont aussi hautes que nous, pour certaines, et les fougères arborescentes qui nous dépassent largement quand nous entendons horrifiés un cri inhumain qui retentit puissamment loin derrière nous. Nous nous regardons un bref instant et nous pressons d’abord le pas, pour rapidement nous mettre à courir comme des dératés.

 

L’horrible cri retentit à nouveau, semblant plus proche cette fois. Un autre bruit se fait entendre, plus feutré, semblant être celui de feuillages froissés.

Nous courons à perdre haleine. <<Tu crois que c’est encore un mirage ? Me crie le bosco.

 

_ Sans doute,  mais je préfère ne pas devoir le vérifier. Ne te retourne surtout pas ! Fonce !>>

 

Un craquement terrible résonne, suivi d’un grincement effroyable, montant dans les aigus et un arbre s’abat avec grand fracas sur notre gauche à une vingtaine de mètres à peine derrière nous. Une branche vient me heurter de plein fouet à l’épaule gauche, me projetant au sol. La douleur est immédiate.

 

Le bosco vient à mon secours et m’aide à me relever. Je grimace; mon bras est tétanisé, j’ai les genoux en sang et mon front semble résonner encore de l’impact avec le sol.<< Cette fois-ci, ce n’est pas un mirage, Serge. Planquons-nous dans les plantes et laissons-le nous dépasser.

 

_ Putain de merde ! C’est quoi encore ?

 

_ Tais-toi et baisse la tête.>>

 

Nous roulons sur le côté et nous mettons à l’abri comme nous le pouvons sous les végétaux. Nous sommes allongés sur le ventre, les mains en coupe, les doigts croisés sur la tête, en un réflexe, pour nous protéger comme nous pouvons.

 

La chose passe rapidement près de nous, à une dizaine de mètres, à peine, dans un grand fracas d’arbres qui se brisent, qui éclatent; piétinant tout sur son passage. Une multitude de débris tombent en pluie fine un peu partout, dans un bruit épouvantable.

Une odeur pestilentielle, méphitique nous agresse les narines.

Du coin de l’œil, j’ai juste aperçu une forme grise, énorme, passer très vite, faisant vibrer le sol. Son cri écoeurant nous vrille les tympans et fait vibrer nos cages thoraciques.

 

Je sens un mouvement de panique chez le bosco, juste à ma droite. Il commence à se relever, les yeux hagards, la bouche grande ouverte. Je l’attrape par la nuque et coince son cou dans le creux de mon coude droit, assurant ainsi ma prise. Je le maintiens fermement au sol, contre moi. Il tente bien de se débattre un instant, mais abandonne rapidement. Moi aussi, je suis à un moment tenté de prendre mes jambes à mon cou. Mais mes tripes me disent que ce serait là une erreur fatale.

 

Nous restons ainsi, face contre terre un bon moment. Nous avons entendu la bête ou la chose ou quoi que ce soit s’éloigner dans la fureur. Elle a encore crié très fort. Puis elle est revenue, parcourant le chemin en sens inverse, détruisant tout sur son passage. Je n’ai pas pu la voir en entier; juste une masse grisâtre, énorme,  allant jusqu’à la cime des arbres pourtant hauts et puante avançant à une vitesse surprenante. Et elle a disparu. Son cri a retenti encore une fois, moins fort, et le silence est revenu.

 

Au bout d’une demi-heure, nous nous relevons avec précaution. Le bosco a le visage plein de boue. Ses yeux ronds ressortent curieusement.

Je m’assois, tenant mon bras gauche dans ma main droite. Il semble bien moins douloureux. Je commence à le mobiliser avec précaution, puis prenant confiance, je le remue dans tous les sens. Tout va bien.

 

Le bosco s’assied lui aussi, la tête baissée:<< Qu’est-ce que c’était ?

 

_ Le pire de nos cauchemars réunis ! Sauf que c’était vrai. Je montre la branche brisée.

 

_ J’ai paniqué… Je ne sais pas ce qui m’a pris…

 

_ Moi aussi, j’ai paniqué. J’ai juste eu le bon réflexe en t’attrapant, c’est tout.

 

_ Merci. Tu m’as sauvé…

 

_ Ça nous a sauvés tous les deux ! O.K.? Tu en aurais fait autant pour moi. Je le sais.

 

_ Je l’espère… Je n’en sais rien en fait.

 

J’éclate de rire : Si tu voyais ta tête ! Tu es recouvert de boue !

 

_ T’as pas vu la tienne ! On a la même crême de maquillage…

 

Je passe mes doigts sur ma figure et constate que moi aussi, je suis recouvert de boue.

 

Nous nous débarbouillons rapidement dans la rivière et reprenons notre marche en silence, tous nos sens en alerte, d’un pas rapide.

 

Nous retrouvons enfin le zodiaque sur la plage. Nous le mettons à l’eau avec difficulté car il est trop enfoncé dans le sable et le retourner n’est pas une mince affaire, même à deux. Nous sommes obligés de creuser à quatre pattes le sable pour le dégager un peu, anxieux à l’idée que la chose pourrait revenir nous surprendre en terrain découvert. Je remarque que le vent souffle et que le ciel s’assombrit.

 

Nous sommes arc-boutés, tirant de toutes nos forces sur le filin noué à l’anneau de l’avant du zodiaque, et il commence à venir, très lentement, puis d’un coup, il se retourne pour faire face à l’eau. Là, le faire glisser dans la pente de la plage devient un jeu d’enfant.

Nous embarquons. Le bosco à l’arrière, près du moteur et moi à l’avant, comme à l’aller.

Par prudence, nous nous éloignons du bord de la plage à la pagaie, pour ne pas faire de bruit. A trente mètres environ, le bosco démarre le moteur et nous avançons à petite allure, pour ne pas être trop bruyants, quittant cette baie maudite.

Le cri d’épouvante retentit à nouveau dans notre dos. Nous l’entendons distinctement malgré le bruit du moteur. D’instinct, le bosco ouvre les gaz à fond et nous projette violemment en avant. Je jette un œil en arrière par-dessus mon épaule et distingue avec effroi la cime des arbres remuer au loin, le mouvement des faîtes, violent, se rapproche à une vitesse effrayante. Je distingue par moments une énorme masse grise se détacher de la verdure. Nous passons le premier coude.

Le fait de nous soustraire à la vision de cauchemar me soulage. Des remous agitent la surface de l’eau sur notre gauche. Je n’y prête pas attention. Accroupi et cramponné aux mains courantes.

Le cri retentit encore; plus près, plus menaçant. Nous fonçons toujours, tout droit. Nous passons le deuxième coude et nous finissons par nous propulser à travers le passage étroit, tel un obus.

 

Dès la sortie, nous prenons de travers une vague puissante qui nous pousse dangereusement vers les rochers qui affleurent à notre droite. Le bosco, déterminé pousse d’un coup la barre à droite et le zodiaque fait alors une embardée sur la gauche, en décollant au-dessus de la surface de la mer, offrant ainsi une dangereuse prise au vent. Je me jette d’un bond le plus possible en avant, et notre embarcation finit par retomber lourdement. Le bosco ralentit l’allure et reprend la route parallèle à la côte. Il arbore un franc sourire et lève son pouce bien haut.

 

Je lui rends son sourire et lève le mien. Il s’en est fallu de peu.

Je sors de mon sac le TRPP11 et appelle : <<ARAGO de sorcier ?

 

_ ARAGO, j’écoute !

 

_ Nous rentrons à bord. Nous serons plage arrière dans dix minutes.

 

_ Entendu. Le commandant essaie de vous joindre depuis une heure. On vous attend.

 

_ Qu’est-ce qui se passe ?

 

_ On vous l’expliquera à bord, dépêchez-vous.

 

_ On arrive. Terminé. Clic-clic, clic-clic !>>

 

Je fais signe au bosco d’accélérer. Il ouvre les gaz et nous chevauchons les crêtes des vagues à grande vitesse, tapant durement de l’avant.

 

Le retour me paraît bien plus court que l’aller. Nous entrons maintenant dans la baie de Taiohae. Le temps se gâte on dirait, le ciel se plombe rapidement et il y a du clapot.

 

La sirène de l’ARAGO retentit régulièrement, toutes les trente secondes.

 

Je suis étonné de constater que les deux cheminées de l’ARAGO fument. Il se passe quelque chose.

 

En approchant, nous apercevons des pirogues à bord desquelles des membres de notre équipage pagaient pour rejoindre le bord, en hâte.

 

Nous nous présentons pour accoster  à l’arrière, mais le comité d’accueil nous fait signe d’aller sur bâbord. L’échelle de plongée a été relevée.

La grue a été brassé sur l’extérieur. Le chef machine nous fait de grands gestes. Ils portent tous un casque et des gants de cuir.

Je me tourne vers le bosco à qui rien n’a échappé. Il me lance: On appareille ! Regarde !

 

C’est bien ce que j’avais compris. Nous accostons sur bâbord arrière. A peine arrivons-nous que la grue se positionne et descend le croc pour être fixé à l’anneau de levage qui repose au fond du zodiaque, sur le plancher. Nous grimpons rapidement l’échelle de pilote et une fois sur le pont, nous sommes assaillis par le chef machine: << Le commandant veut vous voir tous les deux en passerelle, on a chopé quelque chose au radar, on appareille tout de suite.>>  et il court donner les ordres pour manoeuvrer la grue.

 

Nous nous précipitons en passerelle. Le commandant nous accueille, visiblement soulagé de nous voir arriver.

 

_ Où étiez-vous passés, tous les deux ?

 

_ Deux baies plus loin, à l’est, commandant; Répond le bosco.

 

Le commandant nous regarde des pieds à la tête : << Et qu’est-ce qui a bien pu vous mettre dans cet état là ? Vous êtes trempés comme des soupes, vous êtes griffés de partout et pardonnez ma franchise mais vous puez le bouc !>>

 

Le bosco s’empourpre et commence à expliquer :<< C’est que nous avons…

 

_ Vous m’expliquerez tout ça plus tard. Pour l’instant, sachez qu’un navire de fort tonnage approche de la zone. Nous l’avons capté au radar. Il est dans notre cent quatre-vingt et avance à une vitesse estimée à huit noeuds. Nous pensons qu’il s’agit d’un voilier. Vous avez dix minutes pour vous rendre présentables et nous lançons le poste de manoeuvre générale.

 

_ Passerelle de plage arrière ?

 

_ Passerelle j’écoute !

 

_ Tout l’équipage est rentré à bord. L’appel est complet !

 

Le commandant affiche une mine satisfaite:<<  Bien ! Allez, vous deux ! Dépêchez-vous ! Vous ne voudriez pas qu’un galion, Anglais si ça se trouve, nous découvre ici, au mouillage, à une époque où la France et l’Angleterre se tirent dessus à boulets rouges !>>

 

Nous quittons la passerelle, prenons rendez-vous pour dans dix minutes plage avant et allons récupérer dans notre poste respectif des vêtements propres et prenons une douche brûlante.

 

 

 

<< POSTE DE MANOEUVRE GENERALE ! POSTE DE MANOEUVRE GENERALE ! LES EQUIPES DES PLAGES ET HOMMES DE TRANSMISSIONS A LEUR POSTE ! >>

 

La diffusion vient de hurler le début de l’appareillage. Les cheveux trempés, à peine séché, j’arrive à la hâte plage avant où le bosco qui n’a pas l’air plus sec que moi, s’affaire déjà sur les bosses des ancres.

 

Je prends place au treuil électrique, l’alimente. Un matelot enlève le feu de mouillage. J’embraye le treuil et dès que les bosses sont enlevées, je l’actionne pour tendre la chaîne.

Le bosco me fait signe. La remontée de la chaîne commence.

 

Au bout d’un long moment, le bosco, penché par-dessus bord me fait signe de ralentir. Nous entendons l’ancre venir contre la coque. Elle est en place.

 

Le bosco replace les bosses pour bloquer la chaîne sur le pont. Une fois ceci fait, il me fait signe et je laisse un peu filer le treuil en avant pour qu’entre les bosses et le treuil, la chaîne repose sur le pont.

Je coupe le contact électrique et nous couvrons le treuil de son capot.

Les moteurs montent en régime, le propulseur d’étrave fait vibrer le pont. Nous manoeuvrons.

Du bout de la plage avant, où je me trouve, j’aperçois des pirogues qui viennent à notre rencontre, leurs occupants nous faisant de grands signes de la main. Je remarque la silhouette de Taïa à bord de l’une d’elles, à côté de son frère. Je réponds aux signes d’un geste de la main.

Au fur et à mesure que le bâtiment vire, les pirogues se déplacent sur ma droite, pour finalement disparaître derrière la coque du navire. J’éprouve comme un sentiment de culpabilité. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être aurais-je dû la réveiller ce matin avant de partir… Je tâcherai de me faire pardonner dès notre retour.

 

Nous quittons la baie relativement calme pour entrer dans l’océan agité. De la plage avant, le mouvement de tangage se fait aussitôt ressentir.

C’est avec soulagement que nous entendons sortir des haut parleurs :<< ROMPRE DU POSTE DE MANOEUVRE GENERALE !>>

 

Accompagné du bosco, je monte en passerelle. Nous faisons route droit sur l’écho radar. Le commandant semble ravi de reprendre la mer : Je me demande sur qui nous allons tomber : Anglais ou Français ?

 

_ Espagnol, commandant ! Si je me réfère à mes lectures, ce sont les espagnols qui ont découvert les premiers l’archipel et qui lui ont donné son nom.

 

_ Vraiment ? A quelle époque, sorcier ?

 

_ Je ne m’en souviens plus. Désolé.

 

_ Ce n’est pas gênant. Nous verrons bien, de toute façon… Nous nous tiendrons à bonne distance pour les voir sans être vus et …

 

_ Commandant ! Commandant ! Ça recommence, la vague !

 

Nous nous précipitons sur l’aileron bâbord, à côté du matelot de quart qui vient de donner l’alerte. Nous nous passons les jumelles les uns aux autres.

 

La même vague, énorme, gigantesque et rapide  vient à notre rencontre, surmontée d’un ciel noir parcouru d’éclairs. Le comandant ordonne le branle-bas de combat. La sirène retentit dans le bord.

Je vais pour descendre l’échappée qui mène au pont principal pour prévenir l’équipage en bas et vérifier la fermeture des portes étanches, quand, dans ma précipitation, je glisse en haut de l’échelle. Je tombe la tête la première. J’ai l’impression que la scène se déroule au ralentit. Je perçois chaque petit détail autour de moi et les cris du bosco juste derrière moi; je sens aussi sa main qui tente d’attraper mon T-shirt et qui glisse, jusqu’au moment où ma tête heurte violemment la cloison d’en face qui est venue à toute vitesse à ma rencontre. Et là, bonne nuit les petits !

 

 

 

J’éprouve une sensation de chute lente en arrière et celle de m’enfoncer, de m’enfoncer…

 

J’ouvre les yeux. J’ai un de ces mal de crâne ! Je suis dans l’infirmerie. Dans une bannette. Qu’est-ce que je fais là ?

Ça me revient. La chute dans l’échappée. Le choc sur la tête.

Je me redresse pour me lever et aussitôt, des centaines de petites lumières blanches viennent danser devant mes yeux et mes tempes se mettent à battre douloureusement. Il va falloir agir par étapes.

Je reste assis un petit moment au bord de la bannette, les jambes dans le vide, jusqu’à ce que les petites lumières veuillent bien disparaître et que mes tempes deviennent moins douloureuses, puis je me lève.

 

Les lumières reviennent à la charge aussitôt, comme la douleur dans mes tempes. Je m’accoude à la table de consultation et au bout de quelques instants, les signes disparaissent. Je sors lentement de l’infirmerie, en me tenant de la main à la cloison. Le bord semble désert.

 

Qu’est-ce qui peut bien se passer ici ? Et la mémoire me revient; la vague ! Elle vient sur nous.

Je remonte à la passerelle, comme un petit vieux arthritique; me cramponnant à la rampe, les jambes encore un peu faibles.

 

J’ouvre la porte et entre. Le commandant, le chef de quart, le bosco et les matelots de quart sont assis, la mine pâle, hébétés. J’ouvre la porte étanche sur tribord et je sors sur l’aileron. Plus de nuages, la mer est calme et le soleil brille de mille feux.

 

J’aide le commandant à se relever. Il paraît très perturbé, désorienté.

 

_ Alors commandant. Elle est passée ?

 

_ Quoi donc ?

 

_ La vague, pardi ! Elle est passée ?

 

_ Désolé, sorcier. Je ne vois pas de quoi vous parlez. Vous pouvez me dire ce que je faisais par terre ?

 

J’attrape le bosco sous les bras et lui chuchote à l’oreille: Et toi, tu as vu la vague passer ?

 

_ Quelle vague ? Merci. Pourquoi j’étais par terre ? Hein ? Qu’est-ce qui se passe ici ?

 

Tout le monde est à nouveau debout et personne ne semble savoir de quoi je parle quand j’évoque la vague. Comment se fait-il que moi, je m’en souvienne ? Qu’ont-ils oublié d’autre ? Je m’approche du commandant : Qu’avons-nous fait hier, commandant ?

 

_ Eh bien… Hier ? Nous avons pêché, vous, le bosco et moi-même. Vous avez même attrapé un thon magnifique. Voilà ce que nous avons fait hier, et puis nous avons dû naviguer.

 

Je n’en reviens pas. J’attrape le journal de bord où les événements sont inscrits et je le lui tends. Il feuillette normalement, puis nerveusement les pages du registre pour déclarer : C’est impossible !

 

_ Vous ne vous souvenez vraiment de rien, personne ? Serge ! Fais un effort !

 

Je sors mon tiki de sous ma chemisette, qui, je le constate est tachée de sang, et le lui montre: Et ça ! Tu sais ce que c’est ça !

 

Il hausse les épaules, un rien irrité : Ben oui ! C’est un tiki quoi ! Et un beau ! C’est la première fois que je le vois, tu l’as acheté où ?

 

Un affreux pressentiment m’envahit. J’allume la V.H.F. qui était restée éteinte et la cale sur le canal seize. Aussitôt des voix se font entendre.

Au même instant, le radio arrive et demande au commandant de le suivre car de curieux messages n’arrêtent pas de sortir de son téléscripteur.

Le commandant le suit.

 

 

Notre absence à la face du monde actuel aura duré quatre semaines.

 

J’ai bien tenté d’expliquer à bord, au commandant, ce que nous avions vécu. J’avais pour preuve le journal de bord, mon tiki et ma cape ainsi que ma tiare.

Il a été convenu entre nous deux que je ne dirais rien à personne et que je ferais comme tout le monde, l’amnésique.

 

Je crois que c’est le coup à la tête qui m’a préservé de l’amnésie. La vague et ce qui l’entoure n’ont pas dû agir sur moi comme sur les autres.

 

Nous sommes rentrés à quai à Papeete, immédiatement, sur l’ordre d’ALPACI.

 

Une fois à Papeete, un comité d’accueil nous attendait. Une enquête a été menée. Rien n’en est sorti.

 

La décision a été prise de rapatrier bientôt le bâtiment en métropole, sur Toulon. Les hydros, eux, restent à Papeete. Une fois de plus, ils s’en sortent mieux que nous…

 

Ce qui vient d’être raconté, n’est pas une fiction. Cela s’est réellement déroulé. Nous nous sommes retrouvés dans le passé; un passé lointain où les hommes et les femmes vivent ou vivaient en harmonie, dans l’intelligence et la tolérance.

 

Je n’ai qu’un seul regret, une tristesse immense. C’est d’avoir perdu Taïa à jamais; Je ne lui ai même pas fait mes adieux ! Mireilla semble se douter de quelque chose. Je n’ai pas le cœur à lui expliquer toute l’histoire.

 

Voilà. Il ne me reste plus qu’à refermer l’enveloppe et à la poster à mon adresse en métropole, à mon nom. C’est tout ce qui me reste, à part cette tresse de cheveux noirs  sur mon torse à laquelle pend le tiki.

 

Ah ! Un petit détail tout de même, avant d’en finir avec ce récit et de refermer l’enveloppe définitivement; des américains sont arrivés à Papeete quelques jours après notre retour, des hommes aux cheveux courts à la mise stricte et ils posent toutes sortes de questions relatives à notre escapade dans le temps; questions auxquelles je suis le seul à pouvoir répondre.

J’aimerais bien savoir, moi, pourquoi ils s’intéressent tant à ce qui nous est arrivé. Mais ça, c’est sans doute une autre histoire.

 

 

 

FIN

2 Commentaires

  1. Très très très beau roman Ludovic…
    Un plein de dépaysement, d’intrigue, de couleurs, d’humour, avec des personnages attachants! (Le sorcier j ‘ ai l’impression de le croiser régulièrement le mardi soir! 😊Le Bosco j’ai 2 personnes à te proposer 😆 quant à la belle Taïa. …waouuuh je pense qu’ un certain nombre doit difficilement dormir en évoquant cette divinité ☺)!
    Plus sérieusement….. et pour ne pas quitter aussi vite ces personnages j’ai une suite à te proposer : 17ans ont passé; le sorcier vit confortablement en métropole; un soir. ..un visiteur improbable, avec des grands yeux clairs, des cheveux très bruns, un tatouage de dauphin en couleur et un tiki autour du cou….frappe à sa porte! « Bonsoir « lui dit-il , « Je m’appelle Luc, je viens de Taiohae, je dois vous parler! c’est une question de vie ou de mort!  »
    Merci pour ce roman Ludovic !